Riches comme jamais – Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

7 minutes de lecture

Capsule temporelle «Pöschwies»: la transformation d’une ville. Global Wealth Report 2019: points particulièrement intéressants pour les investisseurs. Cas particulier de la Suisse.

Deux nouvelles publications ont attiré mon attention cette semaine: le dixième numéro de notre rapport sur la richesse dans le monde «Global Wealth Report» (GWR) et le roman captivant «Pöschwies» de Stephan Pörtner, l’auteur helvétique à succès de l’année. Le GWR analyse l’évolution des valeurs patrimoniales à l’échelle internationale ainsi que le cas particulier de la Suisse. Portant sur les deux dernières décennies, il distingue la période suivant la grande crise financière et celle la précédant. C’est par pur hasard que «Pöschwies» nous transporte lui aussi dans une capsule temporelle qui nous fait passer en revue l’évolution de Zurich au cours des dix dernières années. Ces deux ouvrages sont à la fois différents et complémentaires, car ils abordent fortuitement des thèmes communs, mais à partir de perspectives divergentes, comme par exemple la manière dont l’âge d’or de la constitution de patrimoines change le monde ou l’a changé.

Capsule temporelle «Pöschwies»: la transformation d’une ville

Dans son dernier roman social et policier intitulé Pöschwies1, Stephan Pörtner nous emmène, grâce à un stratagème astucieux, dans un captivant voyage à travers le temps qui nous fait découvrir la récente évolution de Zurich. Avec un rythme soutenu et beaucoup d’humour, il nous ramène en arrière et nous présente un microcosme social qui se laisse parfaitement extrapoler à un contexte plus vaste. Le protagoniste, un détective privé nommé Köbi Robert, est incarcéré pour sept ans à Pöschwies, le plus grand pénitencier de Suisse, suite à une malheureuse conjonction de malentendus. L’auteur poursuit l’histoire à sa sortie de prison, faisant ainsi un saut dans le temps par l’intermédiaire du personnage de Köbi Robert: cet ex-détenu redécouvre sa ville d’origine après une absence de sept ans, il en observe la transformation, il porte un regard neutre sur les habitants et la situation politique. Certains de ses anciens amis ont déménagé, sont décédés ou ont fait un héritage. Certains ont parcouru du chemin, d’autres sont partis à la dérive. Les lectrices et les lecteurs qui connaissent bien Zurich vont tour à tour s’étonner et sourire des observations très percutantes de Köbi Robert.  

Bien entendu, l’évolution de Zurich symbolise également celle de nombreuses villes (pas seulement) suisses. Certaines choses mises en évidence par le renouvellement du Conseil national et du Conseil des États le week-end dernier semblent en quelque sorte dérivées des éléments de fiction relatés dans «Pöschwies». Il s’agit de l’état d’esprit des citadins, de la manière dont il change et de l’importance sociale qu’il revêt. Il ressort également que la morale «intérieure» et la morale «extérieure» sont souvent similaires, en dépit des belles apparences, et qu’un être humain ne se réduit pas à un seul acte, ni à un seul jugement. On sent que Pörtner adopte le mode de réflexion traditionnel des vieux maîtres suisses Friedrich Dürrematt et Friedrich Glauser, ainsi que la vision des choses de Bertolt Brecht.
Mais quel est le rapport avec la présente lettre hebdomadaire? En dehors du fait que je souhaite vous recommander cette lecture brève mais très agréable, cette histoire particulièrement marquante sous-tend également des valeurs et des changements qui revêtent de l’importance pour les investisseurs. Ces dernières années, c’est-à-dire pendant la période qui a suivi la grande crise financière de 2009, une quantité de monnaie sans précédent a été imprimée dans le monde entier. Une forte activité de construction stimulée par les planchers historiques des taux d’intérêt a remodelé le visage des villes. La gentrification a considérablement progressé dans de nombreux quartiers. Des valeurs patrimoniales telles que les biens immobiliers ou les placements financiers ont atteint sans cesse de nouveaux sommets. Parallèlement, le développement économique s’est également accompagné d’une augmentation des déséquilibres écologiques et socio-économiques ainsi que de revirements politiques, comme en témoigne notamment la montée des Verts en Suisse et ailleurs.

Alors que le roman «Pöschwies» relate de manière quasi «ascendante» comment le développement des dernières années a changé la plus grande ville de Suisse, notre Global Wealth Report 2019, publié peu après, expose de façon «descendante» l’évolution des fortunes privées à l’échelle mondiale – avant et après la crise financière. Pourrait-on considérer que ce roman de fiction et l’étude méthodique de situations réelles sont des lectures complémentaires? Peut-être. 

Ce que le Global Wealth Report relate sur la base de nombreux faits concrets, c’est la croissance mondiale des fortunes privées, leur composition et leur répartition, aussi bien à l’échelle mondiale qu’à celle des différents pays. Il explique de manière détaillée que la richesse des particuliers n’a jamais été aussi importante, la plus forte augmentation par adulte étant enregistrée en Suisse. Nous observons également que l’écart entre pauvres et riches se creuse de plus en plus, sachant qu’il est plus marqué au sein des économies nationales qu’entre les pays. C’est précisément là que se cache une dimension politique explosive: nous nous penchons sur ce phénomène dans notre analyse du Supertrend «Sociétés en colère». Nous constatons également que la fortune des femmes augmente et que de plus en plus de richesses changent de main par le biais des héritages, en Europe tout particulièrement. Soulignons également que les jeunes de la génération Y ont été jusqu’ici moins chanceux que leurs parents dans la constitution de leur patrimoine.

Global Wealth Report 2019: points particulièrement intéressants pour les investisseurs

Ces dix dernières années, la croissance de la fortune privée a été la plus forte aux États-Unis et en Chine. À cet égard, celle-ci a désormais dépassé l’Europe et compte le plus grand nombre de citoyens dans les 10% les plus riches du monde. Mais les choses ont bougé dans le reste du globe également: de nouveaux pays émergents grimpent inexorablement dans le classement de la répartition des richesses, l’Inde en particulier. À l’échelle internationale, la fortune privée s’est élevée de 2,6% en 2019. Convertie en francs, l’augmentation est de respectivement 3900, 1900 et 1100 milliards aux États-Unis, en Chine et en Europe, soit une richesse totale de quelque 360’000 milliards de francs. Par comparaison, rappelons que la performance économique mondiale correspond à quelque 80’000 milliards de francs. La fortune privée à l’échelle internationale est donc équivalente à la performance économique mondiale de 4,5 ans. Vous avez bien lu. Elle n’a jamais été aussi élevée au cours de l’histoire. Selon les auteurs du GWR, les vingt dernières années ont constitué à cet égard une sorte d’«âge d’or», en particulier la période qui a précédé la crise financière – et le monde n’est pourtant pas un paradis. S’établissant désormais à 46,8 millions, le nombre de millionnaires a augmenté de 1,1 million en 2019, dont 675’000 (plus de la moitié de ce chiffre) se trouvent aux États-Unis. Le Japon et la Chine comptent chacun plus de 150’000 nouveaux millionnaires. En Suisse, la hausse de leur nombre et de leur fortune a de nouveau été légèrement supérieure à la moyenne cette année.

En dehors de l’évolution du patrimoine privé, notre Global Wealth Report étudie, comme tous les ans, la manière dont celui-ci est réparti. Plus de la moitié des adultes se partagent actuellement moins d’un pourcent de la fortune mondiale tandis que les 45% les plus riches, soit 10% des adultes, en possèdent plus de 82%. Derrière cette pyramide des richesses relativement connue se cache une évolution rarement dévoilée: alors que les inégalités de fortune au sein des pays n’ont cessé d’augmenter ces dernières années, elles se sont nettement réduites entre les pays, ce phénomène étant le résultat de l’évolution économique des marchés émergents. 

Rétrospectivement, on observe que les richesses étaient réparties de manière nettement plus inégale dans la seconde moitié du XXe siècle que dans la première. On pourrait également dire que la guerre est le plus grand facteur de lissage, ou encore: la paix et la croissance favorisent la richesse et – sans l’influence des mécanismes de transfert étatiques – sa concentration. 

Gagnants et perdants 

La comparaison de l’augmentation et de la réduction de la richesse par adulte par pays met trois choses en évidence. Premièrement, les plus riches se sont encore enrichis cette année également. La Suisse se situe en tête de classement, suivie par les États-Unis (voir graphique 1 ci-dessous). Deuxièmement, ce sont les valeurs non financières, principalement les biens immobiliers, qui constituent la majeure partie de cette fortune. Là encore, la Suisse se distingue par la vigueur de son marché immobilier. Troisièmement, les fluctuations des cours de change sont le deuxième facteur d’influence le plus déterminant pour le montant de la richesse par personne. Ce constat est important en ce sens que de nombreux ménages privés acceptent souvent les risques de change de leur propre monnaie sans mot dire, de manière presque fataliste, alors même qu’ils ne peuvent exercer la moindre influence sur eux. En 2019, la dépréciation de la livre turque, de la livre sterling britannique et du renminbi chinois a particulièrement affecté les détenteurs de valeurs patrimoniales concernés. En revanche, la vigueur inébranlée du franc suisse constitue, pour les Helvètes fortunés, le fondement de la position particulière de notre pays. Elle n’est nullement un ennemi comme d’aucuns le prétendent.

Niveaux de richesse dans le monde

Les détenteurs de 57% de la richesse mondiale vivent aux États-Unis et en Europe, qui ne comptent pourtant que 17% de la population adulte du globe. Alors que ces deux régions réunissaient auparavant une part similaire du patrimoine privé, les États-Unis ont désormais pris de l’avance avec 32%, contre 25% «seulement» pour le vieux continent. Dans toutes les autres régions du monde, la part des richesses du globe est encore inférieure à celle de la part de la population mondiale. Cet écart se réduit néanmoins en Chine et en Asie du Sud-Est, mais il est important en Amérique latine (triple), ainsi qu’en Inde (quintuple) et en Afrique (décuple).

Évolution de la richesse avant et après la crise financière

Une étude de l’évolution des richesses mondiales pendant les deux premières décennies du XXIe siècle met en évidence deux périodes: celle qui a précédé la grande crise financière constitue une sorte d’«âge d’or» au cours duquel le patrimoine a augmenté année après année dans toutes les régions du globe. Les taux de croissance de 8% à l’échelle internationale et même de 10% dans les pays émergents étaient plus de deux fois supérieurs à ceux de la période qui a suivi la crise financière. Celle-ci a interrompu cette progression, laquelle s’est réduite de plus de moitié pour s’établir à 3,7% par an. Chaque tranche de trois ans qui a suivi le marasme a affiché des pertes de fortune liées aux fluctuations des cours de change et des marchés boursiers. Cependant, l’évolution à long terme reste positive: de 2000 jusqu’à la crise financière, la fortune moyenne par adulte est passée de l’équivalent de 31’410 à 53’800 francs. Retombée à 48’500 francs après la crise, elle a progressé de 3,7% par an pour atteindre 70’840 francs actuellement, de sorte que les avis sont souvent partagés, surtout en politique, en ce qui concerne l’importance sociale de l’évolution impressionnante mais inégale de la richesse.

Pouvoir des femmes

Dans une perspective à long terme, le GWR révèle que la fortune des femmes a nettement augmenté par rapport à celle des hommes, et ce principalement pour les raisons suivantes: proportion croissante de femmes sur le marché du travail, rapprochements au niveau des salaires et des profils de carrière, ainsi que des héritages. On remarque néanmoins que le nombre de femmes dans la liste «Forbes 400» des Américain(e)s les plus riches a chuté de 74 en 1995 à 54 seulement en 2018. Ce constat relativise dans une certaine mesure l’évidence statistique, laquelle se fonde sur une base plutôt restreinte, comme les auteurs le font remarquer.

Millennials peu chanceux

En tant que cohorte, les jeunes de la génération Y (millennials) n’ont jusqu’à présent pas pu se constituer une fortune avec le même succès que leurs parents, et ce pour plusieurs raisons. Ils sont arrivés sur le marché de l’emploi à l’époque de la grande crise financière. Cette entrée difficile dans le monde du travail a impacté l’évolution de leur patrimoine tout comme les prix élevés de l’immobilier et les faibles rendements ont affecté leur épargne. Néanmoins, ils ont profité de la bonne conjoncture des dernières années et de leur formation relativement solide. En outre, ils tireront parti, en tant qu’héritiers, d’une fortune privée élevée, peut-être plus tard que ce ne fut le cas pour les générations antérieures.  

Cas particulier de la Suisse: là où vivent les plus riches du monde

En matière de constitution de fortune, la Suisse bénéficie d’un statut particulier dans le monde. Alors qu’elle abrite seulement 0,1% de la population mondiale, elle compte 1,8% des plus riches du globe. Mais si elle regroupe un nombre particulièrement important de personnes très fortunées, elle se distingue également au niveau du patrimoine moyen par adulte, lequel a augmenté de 45% de l’an 2000 à aujourd’hui (soit une hausse de 2% par an), pour s’établir à 570’000 francs. En dollars américains, cette progression correspond même à 144% du fait de l’appréciation du franc suisse depuis lors. Ce phénomène illustre bien pourquoi la Suisse constitue un cas particulier dans les études comparatives.

Les Suisses sont également les champions du monde de la dette privée, ce qui s’explique principalement par la particularité helvétique de la valeur locative. 20% en moyenne de leur fortune sont empruntés, un pourcentage très élevé en comparaison internationale. Leur patrimoine est divisé entre des valeurs financières à hauteur de 55% et des biens immobiliers à hauteur de 45% en moyenne. À noter également que la répartition de la fortune est inégale en Suisse depuis plus de cent ans déjà et que les choses n’ont pas évolué jusqu’à présent à cet égard. Mais comme le taux d’emploi et les salaires y sont élevés et que le système social étatique y est développé, ces inégalités n’ont pas généré de fortes tensions jusqu’ici. Quoi qu’il en soit, plus de deux Suisses sur trois possèdent plus de 100’000 francs, un sur deux plus de 250’000 francs, 12% sont millionnaires, 2200 personnes disposent de plus de 50 millions de francs et 770 plus de 100 millions.

Le fruit du hasard 

On pourrait peut-être résumer le GWR de la manière suivante: «L’argent fait bouger le monde mais pas tout». En effet, si la richesse résout des problèmes, elle en crée d’autres. Pour la conserver, il faut agir de manière visionnaire, durable et prudente. Ce principe s’applique à la gestion de fortune, à la direction des entreprises et dans la vie courante. En outre, posséder de la fortune n’est pas seulement une question d’habileté, mais aussi de chance, et ce dans une mesure encore plus grande. La date et le lieu de notre naissance sont plus importants que nous ne voulons peut-être le croire. C’est notamment pour cette raison que des romans tels que «Pöschwies» et notre «Global Wealth Report» peuvent constituer des lectures tout à fait complémentaires.

1 Pöschwies, par Stephan Pörtner, récemment édité par Bilger-Verlag, 2019, 205 p., ISBN 978-3-03762-081-6

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