Les choses tournent rond, en fait - Weekly note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Moniteur de la conjoncture suisse: gare à la complaisance. Attention: les «Silver Surfers» arrivent. Nouvelle crise géopolitique.

Cette semaine, nous nous penchons sur l’économie suisse et étudions ce qui fonctionne bien et quelles en sont les raisons. Par conséquent, peu de motifs d’inquiétude à avoir, mais aucun motif de complaisance non plus. Ce sont la capacité d’innovation et la compétitivité qui se trouvent à la base de tout. Dans ce contexte, il est intéressant d’analyser également la vague de départs à la retraite qui guette la Suisse depuis longtemps. Nous étudions les répercussions de la transformation des «baby-boomers» en «Silver Surfers» sur le marché de l’emploi, la consommation et la bourse. Ce phénomène et la réaction modérée des marchés boursiers à la dernière crise géopolitique ne peuvent pas laisser les investisseurs indifférents.

Moniteur de la conjoncture suisse: gare à la complaisance

Nous avons publié cette semaine le «Moniteur Suisse», et j’aimerais résumer en dix points cette précieuse vue d’ensemble des perspectives économiques et monétaires helvétiques:

  1. L’économie suisse connaît une phase d’expansion, certes plus lente qu’auparavant, mais il n’est pas question de récession.
  2. La consommation reste un important moteur de croissance, car la solidité de l’emploi et le faible niveau d’inflation s’inscrivent en soutien.
  3. L’industrie pharmaceutique et les technologies de l’information en particulier affichent une évolution dynamique. Les exportations de biens de consommation sont stables elles aussi.
  4. L’inflation reste faible, et les entreprises semblent s’être habituées à la vigueur du franc suisse.
  5. Le secteur de la construction se porte bien, soutenu par les faibles coûts du capital, la pression exercée par les caisses de pension sur les placements et une demande toujours dynamique, en dépit de l’augmentation des taux de vacance sur les marchés périphériques.
  6. Le solde migratoire helvétique demeure positif, avec une immigration nette estimée à quelque 55’000 personnes cette année.
  7. L’écart entre la dynamique des loyers (+20% depuis 2009) et celle des prix immobiliers nettement supérieure (+80% depuis 2009) reste inchangé.
  8. L’industrie de transformation suisse n’échappe pas au malaise qui frappe ce secteur à l’échelle mondiale (un sujet que nous avons abordé la semaine dernière), mais elle est parvenue jusqu’ici à adapter son offre sans opérer d’importants licenciements.
  9. Les ventes de l’industrie horlogère helvétique ont fléchi et se sont même effondrées à Hong Kong, une situation qui ne pourra pas se redresser cette année.
  10. Une grosse vague de départs à la retraite va déferler sur la Suisse. La transformation des «baby-boomers» en «Silver Surfers» aura un impact sur les marchés de l’emploi, la consommation et la bourse.

En dépit des salaires et des loyers élevés et malgré la vigueur du franc suisse, l’économie et la bourse suisses se portent mieux, en 2019 également, que celles d’autres pays, notamment des voisins les plus proches. Il y a de bonnes raisons à cette situation, avec en tête la compétitivité et la capacité d’innovation helvétiques, lesquelles rendent notre économie plus résistante dans les périodes de ralentissement conjoncturel. À cela s’ajoute une composition sectorielle favorable, mais cet avantage est plutôt le résultat que la cause du succès économique de la Suisse. 

Nos places de choix en matière d’innovation et de compétitivité dans les classements internationaux témoignent de l’ampleur du patrimoine économique qu’il nous faut pré-server1. Il ne s’agit pas seulement du nombre de brevets, du degré de mondialisation ou du dynamisme du commerce extérieur, mais d’un vaste ensemble de facteurs de succès qui interagissent. L’évolution réjouissante de notre économie est bien davantage liée à la qualité des investissements qu’à leur simple quantité. Tant que la Suisse investira principalement dans des emplois très qualifiés à forte création de valeur, les structures de coûts élevées se maintiendront dans un circuit stable créateur de valeur. Et pour assurer l’équilibre de ce circuit fragile et complexe, de nombreuses petites différences en font une grosse. Parmi elles figurent notamment 1) un haut niveau de vie et de formation, 2) un marché de l’emploi attrayant et libéral, 3) un système fiscal et juridique compétitif, 4) la célèbre stabilité politique (et monétaire), 5) une excellente infrastructure numérique et physique, 6) ainsi qu’un libre accès aux grands marchés d’exportation en Europe, en Amérique et en Asie. 

Le succès de la Suisse dans l’ensemble de ces domaines ne s’est pas obtenu sans efforts. Il s’agit d’un patrimoine qui s’est constitué au fil des années et qu’il faut entretenir en permanence, voire même défendre parfois. Des «pôles d’innovation» performants comme celui de l’industrie pharmaceutique et de la technologie médicale à Bâle ou celui de l’EPFL et de la scène trépidante des start-ups technologiques à Lausanne, ainsi que la coopération de l’École polytechnique fédérale avec Google à Zurich illustrent l’ampleur de la base sur laquelle repose au final la qualité du site helvétique. 

Toutefois, le succès peut rendre paresseux, et c’est en particulier un poison pour la concurrence entre les sites d’implantation, car il s’agit là d’un processus sournois. 

Il faut en effet redoubler d’efforts très rapidement pour compenser une baisse de compétitivité. C’est ainsi que la perte insidieuse du libre accès des banques suisses au marché de l’UE amorcée il y a plusieurs années affecte la compétitivité de celles-ci dans le contexte européen. Ces dernières années, le secteur bancaire helvétique a été contraint de délocaliser vers l’UE de nombreux emplois hautement qualifiés et bien rémunérés. Il ne fait aucun doute que la conclusion d’un accord-cadre contraignant avec Bruxelles pourrait juguler cette hémorragie et aider l’économie suisse à créer sur son site à nouveau plus d’emplois de haut niveau qu’elle n’en exporte.

Face au ralentissement conjoncturel mondial, l’économie helvétique se porte donc mieux que d’autres. Mais son succès ne va pas de soi: il est attribuable à son degré élevé de compétitivité, et les investisseurs suisses pourraient eux aussi en profiter cette année. Par conséquent, il serait erroné de conclure que la santé relativement robuste de notre économie donne le feu vert à la complaisance.

Attention: les «Silver Surfers» arrivent

Notre Moniteur Suisse s’intéresse plus particulièrement à la véritable vague de départs à la retraite qui déferle sur le marché suisse de l’emploi. La semaine dernière, j’ai abordé ce sujet à l’occasion d’une manifestation organisée pour les anciens membres de la direction du Credit Suisse, laquelle réunissait plus de 250 invités disposant d’une expérience moyenne de près de quarante ans au sein de notre banque, et aucun d’eux ne manifestait le moindre signe de fatigue! La discussion s’est prolongée pendant une heure après la conférence. Par la suite, j’ai reçu d’autres questions par e-mail. Et j’ai également appris qu’au moins la moitié des invités exerçaient encore une activité professionnelle – dans des conseils d’administration, en tant qu’investisseurs dans des start-ups, ou encore dans le bénévolat. À l’évidence, le thème de la retraite revêt de nombreuses facettes. C’est d’ailleurs un sujet que développe mon estimée collègue Sara Carnazzi-Weber dans notre actuel «Moniteur Suisse». 

Les «baby-boomers» partent donc à la retraite. Il s’agit de ces générations issues des années d’après-guerre à forte natalité (de 1946 à 1964), lesquelles ont été témoins du fameux miracle économique. Par la suite, les taux de naissances ont nettement baissé, comme l’illustre le graphique 1. Ce phénomène est non seulement imputable à «l’effet pilule» mais aussi à l’individualisation croissante de la société, qui faisait miroiter d’autres modes de vie.

 

Le départ à la retraite des générations du baby-boom a commencé en 2010. À ce jour, entre 70’000 et 90’000 personnes ont atteint chaque année l’âge ordinaire de la retraite. Mais la plus grosse vague est encore à venir: ces prochaines années, le nombre de nouveaux retraités va progressivement s’élever à plus de 100’000 par an et atteindre son paroxysme dans dix ans, à près de 125’000. Autrement dit, 1,1 million de personnes au total atteindront l’âge de la retraite au cours de la prochaine décennie. Et dès 2020, le nombre d’actifs âgés quittant la vie professionnelle devrait dépasser celui des jeunes adultes arrivant sur le marché du travail. Cette évolution aura des répercussions considérables sur les emplois, mais aussi sur les taux d’intérêt, la bourse et le comportement des consommateurs. Et il y a peut-être plus important encore: il s’agit d’une tendance mondiale, d’un Supertrend.

Secteurs où les départs à la retraite induisent une pénurie de main-d’œuvre qualifiée

Ma collègue Sara Carnazzi expose en détail dans quels secteurs cette vague de départs à la retraite va générer les plus grandes pénuries de main-d’œuvre. Il s’agit avant tout des emplois occupés principalement par des travailleurs spécialisés plus âgés et ne pouvant être automatisés que dans une faible mesure. En Suisse, ce problème affecte notamment les transports, les services administratifs et sociaux, ainsi que l’industrie de transformation. En revanche, des secteurs tels que la finance, l’industrie pharmaceutique ou encore les technologies de l’information sont en mesure de compenser les départs à la retraite par l’automatisation, un personnel plus jeune ou l’immigration de main-d’œuvre qualifiée. 

Ce que la «Silver Economy» signifie pour les investisseurs

L’élévation des rapports de dépendance (résultant de la conjonction des départs à la retraite et de l’allongement de l’espérance de vie) contribue sensiblement à la baisse des rendements sur les marchés des capitaux. Cet aspect est souvent sous-estimé, car le Supertrend économique et démographique «Silver Economy» (économie des seniors) est à l’origine d’une demande excédentaire structurelle et croissante de placements de prévoyance dans des emprunts d’État sans risques. Le déséquilibre qui en résulte en Suisse en raison du faible endettement de la Confédération est particulièrement marqué. Cette pénurie de placements se reflète, d’une part, dans les rendements fortement négatifs et, d’autre part, dans les importantes exportations de capitaux helvétiques. À l’inverse, comme les États-Unis et la Grande-Bretagne par exemple ont régulièrement besoin d’importer des capitaux, ils offrent généralement des rendements supérieurs (qui suivent néanmoins une tendance baissière eux aussi) sur leurs marchés, car l’élévation des rapports de dépendance et la grande vague d’épargne de prévoyance frappent tous les pays riches, un phénomène qui va exercer une pression sur les revenus des marchés mondiaux des capitaux pendant plusieurs années.

Parallèlement, le niveau bas persistant des rendements sur les marchés des capitaux exerce une pression socio-politique considérable. D’une part, il creuse le fossé entre riches et pauvres parce qu’il est particulièrement profitable aux détenteurs de capitaux et aux propriétaires immobiliers. D’autre part, il fait baisser les taux de conversion, il perpétue les déficits des institutions de prévoyance et cause en bien des endroits une distribution silencieuse des avoirs de vieillesse des jeunes assurés vers leurs aînés. Mais si les déficits devaient devenir la règle tandis que les garanties de déficit et la réduction des rentes futures ne remportaient pas la majorité politique, il n’y aurait pas d’autre solution que d’accroître les rendements des placements de prévoyance. En ce qui concerne ces derniers, c’est la raison pour laquelle «ne pas investir» constitue un plus grand risque que «d’être investi». En effet, accroître la pondération des actions est le seul moyen de dégager des rendements supplémentaires. Cette mesure est judicieuse sur les plans à la fois économique et socio-politique, mais aussi incontournable à moyen terme. La semaine dernière, j’ai rencontré le président du conseil de fondation d’une caisse de pension suisse très performante, qui détient pour cette raison 80% d’actions en portefeuille depuis plusieurs années, une stratégie qui devrait lui conférer une longueur d’avance sur l’avenir.

Enfin, les «Silver Surfers» actuels et futurs ne se contentent pas d’épargner, ils consomment bien et volontiers. En dehors des voyages, des formations, des divertissements et de la gastronomie, les retraités suisses dépensent beaucoup pour la santé, l’hygiène-beauté et d’autres prestations. Ces secteurs occupent une place importante dans notre Supertrend «Économie des seniors», de même que l’intérêt croissant pour la durabilité. En effet, les personnes âgées sont souvent des acheteurs particulièrement responsables et pointilleux sur la qualité.

Nouvelle crise géopolitique

Jusqu’ici, les attaques de sites de production pétrolière en Arabie Saoudite ont moins perturbé les marchés boursiers que d’autres crises géopolitiques survenues ces dix dernières années. Peut-on attribuer ce calme au fait que le monde «nage» dans ses grandes réserves d’or noir? Ou que les marchés se sont habitués à l’instabilité au Moyen Orient? Ou que de nombreux acteurs, fidèles à la devise anglaise «Buy at the sound of cannons and sell at the sound of trumpets» (acheter au son des canons et vendre au son des trompettes), ont déjà anticipé que cette crise serait passagère elle aussi? En effet, les quelque soixante accès de panique du S&P 500 ont tous ouvert la voie à des reprises qui ont propulsé cet indice à des sommets de plus en plus élevés. Peut-être que chacune de ces raisons contribue un peu à ce stoïcisme boursier. Il se peut aussi tout simplement que de nombreux investisseurs espèrent une crise qui leur donnera l’occasion d’opérer des achats avantageux afin de remanier leur positionnement défensif. Une raison de plus pour rester diversifié et investi tout en gardant la tête froide.

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