La guerre des standards aura-t-elle lieu?

Damien Contamin, BCGE

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Dans la jungle des standards de reporting non-financier, deux écoles de pensée s’opposent: les partisans de la matérialité simple et les défenseurs de la double matérialité.

La confrontation entre les normes ISSB et les normes européennes ESRS en est une illustration.

Dans un article récemment paru dans le quotidien français Le Monde, le président du Conseil de l’International Sustainability Standards Board (ISSB) de la Fondation IFRS a émis des réserves quant au manque de réalisme de l’approche basée sur la double matérialité adoptée par les European Sustainability Reporting Standards (ESRS). En effet, l’ISSB défend le pragmatisme de son approche basée sur la matérialité simple. Pour comprendre ce qui oppose ces deux visions, commençons d’abord par définir l’objectif commun qu’elles poursuivent. Elles proposent toutes les deux de mettre en évidence, dans le rapport non-financier, la notion de «matérialité» relative aux facteurs environnementaux et sociaux. En d’autres termes, il s’agit de souligner l’interaction qui existe entre les facteurs environnementaux et sociaux et le modèle d’affaires d’une entreprise. Deux points cependant les distinguent: l’hypothèse sur laquelle ces deux visions se basent pour juger de la pertinence de l’information qui doit figurer dans le rapport non-financier et les parties prenantes auxquelles ce rapport tend à s’adresser.

A quoi bon, pour les uns, publier des indicateurs d’impact si le marché se charge, par son efficience, de réallouer optimalement les ressources disponibles?

L’approche adoptée par l’ISSB repose sur l’hypothèse d’efficience des marchés financiers1. Cette qualité justifie le choix de ne se focaliser que sur la matérialité financière (ou simple). Cela consiste à étendre l’exercice de reporting financier annuel en prenant en compte la matérialité financière des facteurs de risques environnementaux et sociaux jugés pertinents, susceptibles d’orienter les choix stratégiques de l’entreprise. Les ESRS considèrent au contraire que les marchés financiers ont failli dans leur capacité à prendre en compte les coûts liés aux incidences induites par l’activité économique sur l’environnement écologique (en termes d’émissions carbone ou de respect des limites planétaires) et social (en termes d’accroissement des inégalités et de travail des enfants). Par conséquent, l’application de la seule matérialité simple est considérée comme insuffisante pour réorienter les modèles d’affaires et les fonds vers une transition environnementale et sociale adéquate. Elle doit être accompagnée d’un devoir de transparence consistant à rendre compte, sur la base d’indicateurs prédéfinis et comparables, de l’impact de l’activité économique de l’entreprise sur l’environnement écologique et social.

Si l’on tient compte de leur constat respectif relatif à l’efficience des marchés, les critiques que se formulent mutuellement ces deux écoles de pensée sont justifiées. En effet, à quoi bon, pour les uns, publier des indicateurs d’impact si le marché se charge, par son efficience, de réallouer optimalement les ressources disponibles? A contrario, pourquoi, selon les autres, ne pas renforcer la matérialité simple en la complétant d’une exigence de transparence sur la matérialité d’impact, dès lors que le marché ne semble pas en mesure d’intégrer le coût des externalités négatives? Le rapport de force entre ces deux visions continuera à être rythmé par le poids relatif exercé par les parties prenantes. Pour le moment, les actionnaires qui sont naturellement plus sensibles à la bonne gestion de leur entreprise et plus enclins à accorder du crédit à l’hypothèse d’efficience des marchés, vont plutôt pousser en faveur de la matérialité simple. Leur prédominance s’est d’ailleurs matérialisée à l’occasion de la réflexion qui a précédé la récente publication des nouveaux standards de reporting européen (CSRD pour Corporate Sustainability Reporting Directive). Les Européens ont dû en effet revoir leurs exigences de publication à la baisse. Cependant, si des signes de dégradation des conditions environnementales et sociales devaient s’intensifier, il est possible que l’opinion et, in fine, la voix des consommateurs, des ONGs et/ou du régulateur viennent redistribuer les cartes.

Dans tous les cas, l’émulation émanant de ce rapport de force présente un avantage majeur: celle de permettre à l’ensemble des acteurs économiques de disposer d’un choix élargi d’outils de reporting (ISSB, CSRD, SASB, PRI, GRI, etc.) qui tendent finalement plus à se compléter qu’à s’opposer… avec le temps.

 

1 Hypothèse selon laquelle les prix des actifs reflètent toute l'information disponible

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