Parler de stagflation serait assez trompeur

Yves Hulmann

5 minutes de lecture

Selon Florence Pisani de Candriam, la Fed ne reprendra son cycle de baisse des taux qu’en fin d’année, lorsque le ralentissement de l’activité sera clairement établi.

 

Les marchés, les entreprises et les autorités de nombreux pays auront cette semaine les yeux rivés sur les annonces faites par l’Administration Trump au sujet des droits de douane dits punitifs qui devraient être communiqués le 9 juillet et les exceptions qui pourraient être accordés à certains secteurs ou pays. Au-delà des développements en lien avec la politique tarifaire des Etats-Unis, que faut-il attendre pour la conjoncture américaine et européenne ainsi qu’en matière de politique monétaire au cours du deuxième semestre? Le point avec Florence Pisani, économiste en chef chez Candriam.

Entre croissance molle, stagflation ou une possible récession, quel est le scénario qui vous semble le plus probable pour l’économie américaine durant le deuxième semestre et en 2026? 

Nous attendons un ralentissement de l’activité sur la seconde partie de l’année et une inflation qui remonte un peu au-dessus de 3%. Parler de stagflation serait assez trompeur. Cette idée renvoie aux années 1970 et au processus inflationniste qui s’est alors enclenché. Cette fois, si l’activité ralentit, le marché du travail se détendra et il n’y a aucune raison de voir une spirale prix-salaires se mettre en place… 

Evaluer l’ampleur du ralentissement sur la seconde partie de 2025 reste toutefois délicat car l’incertitude entourant la politique économique américaine a rarement été aussi élevée. Nos prévisions d’un ralentissement de l’activité un peu en deçà de 1 % en 2026 reposent sur l’hypothèse de droits de douane qui se stabiliseraient légèrement au-dessus de leurs niveaux actuels, mais qui seraient inférieurs à ceux du «Liberation Day». Elles reposent aussi sur le vote d’une «Grande et belle loi budgétaire» qui stimulerait un peu l’activité, à hauteur de 0,3 point de PIB en 2026, mais nettement moins que ne l’implique la dégradation de l’équilibre budgétaire: les baisses de dépenses vont surtout toucher les ménages qui gagnent le moins, tandis que les baisses d’impôts sont concentrées sur ceux qui gagnent le plus.

«Sur les droits de douane en particulier, Donald Trump ne reviendra pas à la situation antérieure: il a besoin de recettes pour financer ses coûteuses baisses d’impôts.»

La Fed peut-elle continuer à rester dans une position attentiste – ou finira-t-elle par abaisser ses taux en seconde moitié d’année? Quel serait l’élément déclencheur nécessaire pour qu’elle décide d’abaisser ses taux? 

La Réserve fédérale a, on le souligne assez peu, réussi un «atterrissage en douceur» de l’économie à la fin de l’année dernière. Beaucoup pensaient que son resserrement monétaire assez brutal, puis le maintien de ses taux à un niveau élevé pendant de longs mois, conduiraient nécessairement à une récession. Début 2025 pourtant, l’activité était solide, les salaires ralentissaient et l’inflation était presque revenue à sa cible.

Avec une économie qui reste proche du plein emploi, la banque centrale est aujourd’hui dans une position confortable et peut se permettre d’attendre d’y voir plus clair avant d’agir. Elle ne sait ni à quels niveaux se stabiliseront les droits de douane, ni ce que contiendra finalement la «Grande et belle loi budgétaire». Elle ne devrait donc reprendre son cycle de baisse des taux qu’en fin d’année, lorsque le ralentissement de l’activité sera clairement établi.

Depuis début avril, l’administration Trump fait souffler le chaud et le froid, passant tantôt d’annonces de mesures spectaculaires concernant les droits de douanes imposés à l’Europe et à la Chine notamment, à des annonces de report de ces mesures ou d’exceptions accordées à certains secteurs. Entre le scénario «TACO» (ndlr: Trump finit toujours par se dégonfler) ou l’escalade du conflit sur les droits de douane, peut-on envisager que les Etats-Unis parviennent à trouver un scénario d’équilibre avec d’autres pays sur la question des droits de douane? 

L’incertitude est loin d’être levée, mais à chaque fois que les choses vont trop loin, Donald Trump recule: il est revenu sur les droits de douane exorbitants du 2 avril; il s’est séparé d’Elon Musk lorsque la politique du DOGE est allée trop loin; il vient de reconnaître aussi que la politique d’expulsion massive des migrants pose de sérieux problèmes de manque de main d’œuvre dans le secteur agricole ou celui de la restauration. Reculer ne permet toutefois pas de réparer les dégâts déjà occasionnés!

«Continuer à convaincre les investisseurs étrangers d’acheter des titres du Trésor américain nécessitera sans doute des taux d’intérêt supérieurs… surtout si les Etats-Unis ne rééquilibrent pas leur déficit public.»

Sur les droits de douane en particulier, Donald Trump ne reviendra d’ailleurs pas à la situation antérieure: il a besoin de recettes pour financer ses coûteuses baisses d’impôts. Un minimum de 10% sur la plupart des pays et sans doute 30 à 40% sur la Chine nous semble probable. Peut-on vraiment parler de scénario d’équilibre? De tels niveaux de droits de douane bousculent sérieusement les règles du commerce mondial mises en place depuis la seconde Guerre mondiale!

La dette américaine est aussi un important sujet de préoccupation. Quelles sont vos attentes pour l’évolution des taux des emprunts US à 10 ans qui ont parfois évolué de manière passablement volatile depuis avril? 

Nous continuons de penser que les taux d’intérêt à dix ans resteront volatils au cours des prochains mois. Ils continueront en effet de réagir à des forces contradictoires: la «Grande et belle loi budgétaire» va pousser la prime de terme à la hause, tandis que le ralentissement de l’activité poussera les taux à la baisse. Enfin l’inflation devrait monter sous l’effet de la hausse des droits de douane mais aussi si les tensions au Moyen-Orient ne s’apaisent pas rapidement: les marchés s’inquiéteront-ils de la hausse de l’inflation ou de son effet de freinage sur la croissance?

A un horizon plus long, la politique «America First» de Donald Trump va conduire d'autres grandes économies, l’Europe en particulier mais aussi la Chine, à utiliser chez elles une partie au moins de l’épargne qu’elles exportaient jusqu’ici: continuer à convaincre les investisseurs étrangers d’acheter des titres du Trésor américain nécessitera sans doute des taux d’intérêt supérieurs… surtout si les Etats-Unis ne rééquilibrent pas leur déficit public. Or avant même l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, trouver un compromis bipartisan au Congrès pour augmenter les impôts semblait déjà très difficile… Les taux longs américains ont des raisons d’être structurellement plus élevés que sur la décennie écoulée.

«La croissance en Europe a de bonnes chances de ralentir sur la seconde partie de l’année 2025. Cela devrait conduire la BCE, après une pause, à reprendre le mouvement de baisse de ses taux pour les porter à 1,5% en fin d’année.»

Du côté de l’Europe, la Banque centrale européenne (BCE) a-t-elle maintenant terminé son cycle de baisse des taux ou faut-il encore compter avec des assouplissements supplémentaires?

Cela dépendra de l’ampleur du ralentissement économique. Le scénario économique publié en juin par la BCE est assez optimiste: la croissance ralentit à peine et réaccélère un peu au dessus de 1% en 2026. Nous avons un scénario moins favorable, lié à des droits de douane plus élevés et à un taux de change de l’euro qui continue de s’apprécier. Ces effets seront en partie atténués par le plan allemand et l’effort d’investissement des pays européens dans le secteur de la défense. Mais la mise en œuvre de ces plans ne sera pas immédiate et prendra de longs mois. De plus, dans les pays dont les marges de manœuvres budgétaires sont réduites, en France notamment, la hausse des dépenses de défense risque d’être assez faible. La croissance a donc de bonnes chances de ralentir sur la seconde partie de l’année 2025. Cela devrait conduire la BCE, après une pause, à reprendre le mouvement de baisse de ses taux pour les porter à 1,5% en fin d’année.

En l’espace d’environ deux ans, on est passé d’une lutte contre l’inflation qui occupait tous les esprits à une situation où ce n’est plus du tout le sujet majeur en Europe. En France, la hausse des prix à la consommation s’est limitée à 0,7 % en mai; en Allemagne, elle s’est maintenue à 2,1% mais est désormais proche de la cible visée par la banque centrale. En juin, l’inflation en Allemagne a même reculé à exactement 2%. Avec le renforcement de l’euro face au dollar, risque-t-on de s’approcher d’une forme de déflation dans certains pays européens?

La déflation ne nous semble pas le scénario le plus probable aujourd’hui… surtout si, comme le recommande le rapport Draghi, nous faisons l’effort d’investissement nécessaire pour rattraper notre retard technologique. Le rapport Draghi chiffre cet effort à 800 milliards d’euros par an – soit 5 points de PIB – sur les prochaines années. Par comparaison, l’effort d’investissement du Plan Marshall au lendemain de la seconde guerre mondiale avait conduit à une hausse de l’investissement de «seulement» 1 à 2 points de PIB par an entre 1948 et 1951.

L’idée de financer ces biens publics européens – énergie, défense, innovation – par une émission commune de dette reste toutefois difficilement acceptable pour une partie de l’Europe au moins, attachée à la discipline budgétaire ou à la souveraineté nationale. Le défi n’est donc pas seulement économique, il est aussi, et peut-être surtout, politique.

«En agitant l’idée d’un grand «Mar-a-Lago», l’Administration Trump a ébranlé la confiance dans la monnaie américaine.»

La phase d’ajustement entre l’euro et le dollar, passé de 1,03 début janvier à 1,18 fin juin pour l’EUR/USD, est-elle pour l’essentiel terminée ou faut-il s’attendre à une poursuite du renforcement de la devise européenne?

Le dollar devrait continuer de baisser. D’abord parce que c’est ce que souhaitent les Etats-Unis. Ensuite, parce qu’en agitant l’idée d’un grand «Mar-a-Lago», l’Administration Trump a ébranlé la confiance dans la monnaie américaine. Or contrairement aux années 1995-2014 où l’essentiel des entrées nettes de capitaux aux Etats-Unis résultait des achats de banques centrales étrangères – qui cherchaient à limiter l’appréciation de leurs devises face au dollar –, depuis 2015 ces entrées de capitaux sont surtout le fait d’investisseurs privés, plus sensibles aux perspectives de rendement, et moins susceptibles de vouloir porter le risque de change. Pour un investisseur européen, acheter une obligation du Trésor allemand à 10 ans rapporte aujourd’hui 50 points de base de plus qu’acheter une obligation du Trésor américain couverte en change. De plus, certains investisseurs institutionnels sont contraints, pour des raisons réglementaires notamment, de couvrir en change les titres obligataires qu’ils détiennent: les achats de titres de dette par les assureurs vie coréens ou japonais par exemple ont toutes chances de se modérer sur les prochains mois. En multipliant les offensives sur tous les fronts, en cherchant à imposer un rapport de force permanent, la stratégie d’agitation tous azimuts de Donald Trump, si elle a peu de chances de produire la plupart des résultats escomptés, pourrait bien réussir à pousser le dollar à la baisse!

A lire aussi...