Les opportunités abondent dans la dette émergente Corporate

Emmanuel Garessus

5 minutes de lecture

La méthode statique employée par les agences de notations crée de grandes opportunités, selon Michael Israel, d’IVO Capital, actif dans les obligations d’entreprises émergentes en monnaies fortes.

 

Les obligations émergentes sont parfois des sources d’opportunités méconnues. La dette émergente regroupe trois segments, la dette souveraine en monnaies fortes (à 80% en dollars), la dette souveraine en monnaies locales et les obligations d’entreprises des pays émergents en monnaies fortes. Avec IVO Capital, c’est ce dernier segment qui nous intéresse ici. 

IVO Capital est une société de gestion de 1,7 milliard d’euros d’actifs (dont 1,2 milliard en obligations d’entreprises des pays émergents en dollars) pour une trentaine d’employés.

Elle vient de publier une note sur le développement des échanges entre pays émergents à l’heure des droits de douane imposés par Donald Trump. Michael Israel, directeur des investissements (CIO) auprès d’IVO Capital, répond aux questions d’Allnews sur le commerce dans les pays émergents, puis sur la dette des entreprises des pays émergents en dollars:

Comment se développe le commerce Sud-Sud, c’est-à-dire entre pays émergents, au moment où le commerce mondial est freiné par les droits de douane imposés par les Etats-Unis?

Une profonde transformation des échanges s’est produite ces 30 dernières années. La part du commerce mondial de biens (donc hors services) s’effectuait aux deux tiers de pays industrialisés à pays industrialisés. Un rééquilibrage s’est produit. Aujourd’hui, les émergents ne s’inscrivent plus dans un modèle d’exportation vers les pays industrialisés. Ils sont devenus des partenaires commerciaux d’autres pays émergents. La moitié du commerce des pays émergents concerne des échanges Sud-Sud, contre 24% en 1990. Et le quart du commerce mondial se fait entre pays émergents. Cette dynamique se poursuit et les droits de douane imposés par Donald Trump conduisent même à son accélération.

Disposez-vous d’un exemple concret?

Après la décision prise par Donald Trump, nous avons procédé à l’analyse des entreprises présentes dans notre portefeuille sous l’angle des tarifs américains. 

Notre tâche consiste essentiellement à découvrir des couples rendements/risques attractifs. Nous avons cherché les entreprises de notre portefeuille qui exportent directement aux Etats-Unis et seraient directement impactés par ces tarifs. Une seule entreprise sur plus d’une centaine d’émetteurs de notre portefeuille (sur un univers de 1700 émetteurs) exporte directement une part significative (40%) aux Etats-Unis, en l’occurrence un producteur de myrtilles et d’avocats basée en Amérique latine. Nous avons demandé à ses dirigeants comment ils géraient ce défi, sachant que l’Amérique latine a été relativement épargnée par ces droits de douane. Les dirigeants ont procédé à une analyse d’élasticité/prix et ont décidé de répercuter les tarifs sur ses prix de vente. En parallèle, l’entreprise a activé une nouvelle route commerciale pour diversifier ses ventes. Ce cas révèle à quel point le commerce est mondialement organisé. L’économie est tellement mondialisée qu’une entreprise basée au Pérou, comme celle dont nous parlons, sait qu’elle dispose aussi d’autres débouchés à l'échelle mondiale, ce qui rend la situation beaucoup moins binaire ou simpliste qu’il n’apparaît en première lecture.

«Couvrons les bonnes sociétés dans des mauvais pays (au sens de la notation).»

Quels sont les moteurs de cette transformation du commerce?

Le catalyseur du rééquilibrage a été l’entrée de la Chine dans l’OMC. La décision a été d’ailleurs critiquée à l’époque. Elle a toutefois permis à des centaines de millions de personnes de sortir de la pauvreté extrême. Beaucoup de pays émergents ont alors réellement émergé. 

Chez IVO, nous couvrons le marché des entreprises des pays émergents qui cherchent un financement sur les marchés internationaux. Dans les années 2000, il s’agissait d’un marché de 150 milliards de dollars. Il s’est fortement développé puisqu’il atteint 2700 milliards de dollars.

Est-ce que la guerre en Ukraine  a accéléré le mouvement en faveur d’un commerce Sud-Sud à travers la formation de deux blocs géopolitiques?

Je ne crois pas. Il y a toujours des contre exemples, mais ce critère me paraît négligeable. L’inertie de la trajectoire en place est considérable. Le commerce est mondialisé, il évolue en permanence certes mais tout ne peut pas changer pas en un claquement de doigt.

Les monnaies asiatiques sont moins volatiles entre elles. Est-ce un facteur de soutien aux échanges commerciaux Sud-Sud?

Nous sommes encore très loin d’une monde dans lequel les échanges se feraient en dehors des monnaies de réserve telles que le dollar ou l’euro. Le moment où les échanges se feront en monnaies locales est encore très loin. Je ne crois pas que la «stabilité» des monnaies émergentes soit un facteur capable de provoquer une substitution des monnaies de réserve par les monnaies locales asiatiques dans les échanges mondiaux. Il faut bien plus qu'une faible volatilité (au demeurant «manipulée») pour devenir une monnaie de réserve dans lesquelles les excédents mondiaux se réfugieraient. A part la volatilité, bien d’autres risques tant politiques, qu'économiques persistent par exemple à l’égard du yuan chinois. On sous estime souvent qu'au sein de monnaies traditionnelles alternatives, il faut de «sacrées épaules» pour endosser le statut de monnaie de réserve dominante, c'est généralement quand les choses vont bien ou pas trop mal que ce sujet ressort mais quand les choses deviennent gravement inquiétantes, les véritables monnaies de réserves font mettre les critiques ambiantes de coté en l'absence de véritables alternatives suffisamment crédibles.

Est-ce que les échanges des pays émergents se concentrent progressivement sur un centre, comme la Chine?

Non, les échanges se font de façon diversifiée. Ils ont d’abord été très orientés vers la Chine, mais plus récemment ils ont été réellement multi-centriques. La Chine est devenue un leader en emmenant dans son sillage plusieurs pays , notamment des producteurs de matières premières. Ces derniers sont devenus des exportateurs, principalement vers la Chine. Pékin a permis à des pays de se développer, lesquels échangent de plus en plus entre eux. Tout le monde en profite puisque tous ces pays sont en croissance.

Vous gérez des obligations sur les entreprises de pays émergents en dollars. Quelle performance présentez-vous?

Nous gérons un segment de la dette Corporate internationale, celle des obligations des entreprises émergentes en dollars. Ce sont des obligations d’entreprises qui se financent sur le marché international, donc en dollars, et qui respectent donc les lois internationales (et non uniquement les lois locales). Il existe environ 1700 émetteurs sur ce marché. 

La performance de notre principal fonds s’est élevée à 10% net en euros en 2024, quasiment la même performance que l’année précédente. En 2025, nous avons actuellement une rentabilité «embarquée» de 10% en USD avec une duration de 3,9. Il est possible que nous parvenions à un tel rendement en 2025, mais cela dépendra de la volatilité sur le prix des obligations initiée par la politique de Donald Trump. Même si notre coupon est payé, le prix des obligations varie et compense une partie du coupon. Un rattrapage est possible dans la deuxième partie de l’année.

Quel est le rating moyen?

Le rating moyen est de BB. Il est important de préciser que les agences de notation, dans leur méthodologie, ajoutent un critère supplémentaire dans la notation de l’entreprise. Le rating de la dette d’entreprise incorpore la notation du pays de l’émetteur sur sa dette publique, malgré l’absence de lien avec l’entreprise – la capacité d’un pays à servir sa dette n’a pas de lien avec celle d’une entreprise à financer sa dette.

L’entreprise peut ainsi être notée «Investment Grade» (BBB ou au-dessus) mais recevoir un rating inférieur en raison de ce qui est appelé le plafond souverain. Ce facteur est à la base de la création de notre entreprise. 

«La littérature économique et l’histoire montrent l’absence de lien entre le service de la dette du pays et celui de l’entreprise».

La littérature économique et l’histoire montrent l’absence de lien entre le service de la dette du pays et celui de l’entreprise. Même si un pays devait faire faillite sur sa dette publique, il n’est pas vrai que cela conduise à la faillite des entreprises de ce pays. Pourtant les agences de notation fonctionnent exactement de cette manière. Cela nous incite à chercher des opportunités d’arbitrages attractives, à savoir des obligations d’entreprises de bonne qualité mais dont les atouts sont masqués par un rating/pays qui les a pénalisés. Notre slogan consiste à dire: Couvrons les bonnes sociétés dans des mauvais pays (au sens de la notation).

Par rapport à l’indice de référence, vos convictoins vont-elles aux «mauvais pays»?

Nous faisons ce que l’indice ne fait pas, d’autant qu’il exprime une représentation géographique qui reflète fréquemment le poids économique du pays. Nous préférons éviter cette approche statique et les biais méthodologiques pour revenir aux fondamentaux et nous concentrer sur les sociétés. Je ne connais pas d’autre marché où existe une telle opportunité. Normalement, lorsque l’investisseur veut une prime de rendement dans l’obligataire, il doit accepter une diminution de la qualité de crédit de l’émetteur. Ce n’est pas le cas dans notre domaine. Je peux avoir une qualité de crédit exemplaire et recevoir une prime de rendement parce que le débiteur est pénalisé par son code postal.

Le risque de défaut de la dette Corporate émergente est-il inférieur à celui d’une obligation BB sur le marché européen ou américain des entreprises?

Exactement. Nous avons d’ailleurs analysé les ratios d’endettement d’entreprises de notre univers d’investissement et les avons comparés avec celui du High Yield, européen ou américain. Les différences sont stupéfiantes en matière d'endettement des entreprises. Pourtant, intuitivement, nous aurions tendance à croire que ces obligations sont plus risquées parce que ce sont des titres émergents. 

Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de risque, mais cela veut dire que l’investisseur est rémunéré pour un autre risque, le risque du pays. La qualité du risque pays diffère fortement. Nous devons donc, après l’analyse de l’entreprise, nous interroger sur la possibilité qu’un risque pays puisse créer un problème à l’entreprise de notre portefeuille.

Comment gérer, du point de vue de l’investisseur, le défi induit par la baisse du dollar?

Nous ne pouvons pas superposer les risques. L’investisseur nous fait confiance pour identifier les entreprises émergentes qui offrent une prime de rendement. Nous n’avons pas le choix et devons acheter leurs obligations en dollars. Si nos investisseurs sont en francs suisses ou en euros, nous faisons un hedging total entre le dollar et la monnaie de référence de l’investisseur. En ce moment, le coût du hedging est cher. Un rendement de 10,5% en dollars se transforme en un rendement de 8 à 8,3% en euros. Mais la prime de rendement restante est significative par rapport à la même qualité de crédit dans les pays industrialisés.

Avez-vous d’autres convictions géographiques ou sectorielles?

Oui. Dans l’univers d’investissement, nous avons la chance de détenir beaucoup d’entreprises du domaine des infrastructures et d’actifs tangibles. Environ 40% du secteur High Yield européen porte sur les entreprises de la distribution. Il ne s’agit pas d’actifs tangibles. Nous préférons des aéroports internationaux, des autoroutes qui désenclavent une région ou des centrales électriques, c’est-à-dire les actifs stratégiques d’un pays. Nous avons en portefeuille beaucoup de financements de cet ordre-là. Dans les pays industrialisés, ces secteurs obligataires ont été délaissés au profit des fonds d’infrastructures ou de dette privée. 

Nous sommes convaincus par la performance et la faiblesse du risque de ce secteur, d’autant qu’il est souvent structuré favorablement pour l'investisseur international. Un «project bond» offre des protections intéressantes.  Un project bond est émis pour financer directement des infrastructures stratégiques : ports, aéroports, énergies renouvelables (solaire, éolien, hydroélectricité), et des projets énergétiques à l'image des FPSO («Floating Production Storage and Offloading»). 

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