Le retour d’une austérité plus dangereuse que jamais

Mark Blyth

3 minutes de lecture

Quel est le point commun entre Rachel Reeves, Javier Milei et Elon Musk? Ils prêchent l’évangile de l’austérité comme remède au mal qui affecte leur économie respective.

C’est ainsi que la ministre britannique des Finances, Rachel Reeves, durcit les règles en matière de dépenses et d’investissements publics, alors même que le resserrement budgétaire constitue l’une des principales causes des difficultés du pays ces 15 dernières années. De même, Milei présente l’austérité comme le prix à payer par l’Argentine après 20 années d’expansion budgétaire excessive. Le président argentin estime que la lutte contre l’inflation constitue la seule voie possible vers la prospérité, même si cela doit aggraver une pauvreté déjà considérable.

Quant à Musk, il considère que les États-Unis ont besoin d’austérité pour échapper à la faillite. Tout cela n’est que ruse: les pays dotés d’une monnaie souveraine, et à plus forte raison lorsqu’il s’agit de la principale monnaie de réserve mondiale, ne peuvent pas connaître le défaut de paiement. Dans sa démarche de forte réduction des budgets publics, la motivation évidente de Musk consiste à faire de la place pour les baisses d’impôts, ainsi qu’à limoger les employés publics qui ne partagent pas son agenda.

La dernière fois que l’austérité a rythmé les débats, c’était durant la crise financière mondiale. Aux États-Unis, la réponse prescrite avait pris la forme d’un timide plafonnement des dépenses (le «sequester»). En Europe, en revanche, le resserrement budgétaire était allé beaucoup plus loin, anéantissant une décennie de croissance, mettant à mal l’investissement public, et contribuant aux nombreuses difficultés auxquelles le continent demeure confronté.

Ce qui correspondait manifestement à un échec du financement privé a été habilement présenté comme une crise liée à l’emballement des dépenses publiques. Les prêts bilatéraux accordés aux États périphériques de l’Union européenne n’étaient guère plus que des sauvetages déguisés des importantes banques de ces pays, «payés» par des contractions budgétaires. Ceux qui formulaient alors de longs raisonnements sur la puissance expansionniste du resserrement budgétaire niaient l’évidence: lorsque le secteur privé tente de réaliser des économies, et que le secteur public en fait de même, l’économie se contracte inévitablement, et l’encours de la dette augmente en proportion du PIB.

Telle a été l’essence de l’expérimentation autodestructrice européenne de l’austérité dans les années 2010. En 2016, la Commission européenne elle-même a commencé à changer son fusil d’épaule, et lorsque le COVID-19 a frappé, nous avons pensé que l’époque de la «croissance de l’économie par la contraction» était révolue. Nous avions tort.

Comme l’a exprimé à cette période John Quiggin, l’austérité est une «idée zombie»: on ne peut pas la tuer, puisqu’elle est immunisée contre toute réfutation empirique. L’approche pourtant judicieuse adoptée face au COVID-19 – consistant à renflouer l’économie face à un coup d’arrêt planétaire – a ainsi été présentée comme une nouvelle crise de «l’emballement de la dette», susceptible de conduire l’État à la faillite.

Dans les années 2010, l’austérité au sein de l’UE était censée stabiliser les finances publiques en «rétablissant la confiance» sur le marché obligataire. Or, cet exercice de réduction des dépenses alors que l’économie était déjà en récession n’a fait qu’aggraver le problème. La peur de l’inflation liée à «toutes ces dépenses» s’est rapidement transformée en crainte de la déflation et en perte de confiance. L’austérité en période de récession a pour seul résultat d’engendrer davantage de récession et de chômage. Nous le savons depuis l’époque du chancelier Brüning dans l’Allemagne de Weimar.

Mais quid de l’austérité dans d’autres contextes? Les cas actuels des États-Unis et de l’Argentine sont ici intéressants. En ce qui les concerne, les États-Unis ne sont aucunement proches d’une récession. L’économie américaine est en pleine croissance, et fait face aux pressions inflationnistes. Outre la libération d’une marge de manœuvre budgétaire permettant de procéder à des baisses d’impôts, il est possible que la poursuite de l’austérité dans de telles conditions s’explique par des considérations de géopolitique et de déséquilibres mondiaux.

Lorsque Joe Biden a pris ses fonctions début 2021, il a maintenu la plupart des droits de douane imposés par Donald Trump, et s’est engagé sur la voie d’une réindustrialisation «verte». Depuis son retour au pouvoir, Trump augmente encore les droits de douane pour contraindre les économies exportatrices à s’adapter, et remplace la stratégie de réindustrialisation verte de Joe Biden par une approche favorable aux combustibles fossiles.

Mais ce n’est pas tout. Musk et son département de l’efficacité gouvernementale (DOGE) poursuivent le vieux rêve républicain (et libertaire) du démantèlement de l’État administratif moderne, lui préférant de loin l’État du XIXe siècle, qui recourait aux droits de douane à la fois pour protéger l’industrie nationale et pour accroître les recettes publiques. Les seigneurs technologiques de l’actuelle Silicon Valley sont ainsi voués à reprendre le rôle que jouaient les barons voleurs durant l’âge d’or américain. L’austérité est dépoussiérée aux fins d’un nouvel ensemble d’objectifs.

À la différence des États-Unis, l’Argentine connaît une inflation élevée permanente, sans croissance réelle du PIB (corrigée de l’inflation). Plus d’une dizaine de plans de stabilisation se sont succédé, et Milei est parvenu à concrétiser ce qui semblait impossible: une large coalition électorale favorable à l’austérité.

Milei doit (jusqu’à présent) son succès à sa stratégie politique basée sur les effets de répartition de l’inflation permanente. Les péronistes ont perdu leur emprise de longue date sur la population pauvre et la classe ouvrière, dans la mesure où ces électeurs dépensent l’essentiel de leurs revenus dans la consommation, et où l’augmentation régulière des prix a érodé leur pouvoir d’achat.

La coalition péroniste est parvenue à protéger les syndicats de l’inflation en indexant les salaires en conséquence, et les classes actives se sont elles-mêmes préservées en détenant des dollars américains. Pendant un certain temps, ce fonctionnement a suffi aux péronistes pour remporter les élections. Les catégories de population qui ne bénéficiaient pas de ces protections ont néanmoins souffert d’une consommation en baisse, et la pauvreté s’est accentuée d’année en année. C’est alors que Milei a proposé une solution: adopter l’austérité, détruire les réseaux péronistes, rompre avec les intermédiaires, et tout déréglementer. Cette politique serait douloureuse dans un premier temps, mais elle permettrait d’en finir avec l’inflation, et d’anéantir la capacité des initiés péronistes à se protéger. Ils seraient perdants, et vous seriez gagnants. C’est ainsi que l’austérité est devenue une forme de politique de la schadenfreude, à l’instar du combat mené contre les employés fédéraux et autres «élites» aux États-Unis.

Cela fonctionnera-t-il? En Argentine, si l’objectif consiste à vaincre l’inflation sans se préoccuper de l’aggravation de la pauvreté, alors oui, cela fonctionne d’ores et déjà. Cette politique ne sera toutefois électoralement viable que si la diminution de l’inflation conduit à davantage d’investissement, ainsi qu’à l’augmentation des salaires réels. Si elle conduit à encore plus de pauvreté pour ceux qui ont voté en faveur de cette politique, Milei perdra son électorat.

Aux États-Unis, si l’objectif consiste à démanteler l’État administratif, l’austérité fonctionnera. Seulement voilà, dans un pays au sein duquel 53 % des comtés – pour la plupart à tendance républicaine – dépendent des transferts publics pour au moins un quart de leurs revenus, l’effet boomerang pourrait être violent. Si toutefois les Républicains obtiennent pour 4 000 milliards $ de baisses d’impôts en faveur du top 10 % de la population, ce plan pourrait en valoir la peine.

L’austérité est de retour, mais elle ne se limite pas cette fois-ci à une mauvaise idée. Elle constitue désormais également une arme politique, et un dangereux outil de redistribution.

 

Copyright: Project Syndicate, 2025.

www.project-syndicate.org

A lire aussi...