L’Allemagne a besoin d’une révolution

Emmanuel Garessus

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La surperformance des marchés européens n'est pas très robuste, selon Samy Chaar, de Lombard Odier, qui n'attend pas grand-chose du futur gouvernement allemand.

 

La hausse des marchés des actions se poursuit en 2025. Mais les gains se concentrent sur d’autres régions qu’en 2024. Ils se situent davantage en Europe et en Chine qu’aux Etats-Unis. Sommes-nous à un moment d’inflexion? Tandis que l’Allemagne doit former un nouveau gouvernement et que l’incertitude géostratégique et commerciale est très élevée, Samy Chaar, chef économiste et CIO Suisse du groupe Lombard Odier, répond aux questions d’Allnews:

Les deux premiers mois de cette année boursière ne s’éloignent-ils pas des attentes des stratégistes avec une modeste hausse des indices américains, des gains de plus de 10% en Europe et de 15% en Chine?

Le cycle économique se déroule comme prévu. L’expansion économique se prolonge et elle reste dominée par le moteur américain alors que l’Europe progresse plus lentement, comme prévu.  Le cycle conjoncturel s’inscrit dans la continuité. De plus, nous ne sommes guère surpris par les mesures prises par la nouvelle administration américaine, qu’elles portent par exemple sur le relèvement des droits de douane ou les initiatives géostratégiques. Nous devrons vivre avec cette réalité pendant un moment.

Est-ce que les différences de gains boursiers selon les régions traduisent le résultat d’un changement de perception des perspectives économiques? 

La rotation de marché est plus favorable à l’Europe et à la Chine, mais la question clé est de savoir s’il s’agit d’un changement à court terme ou de l’émergence d’une nouvelle tendance. L’année dernière aussi, l’Europe avait présenté une surperformance lors des deux premiers trimestres, avant de prendre fin au moment des élections européennes et de la dissolution de l’Assemblée Nationale en France. Aujourd’hui, la pérennité du mouvement se heurte à deux handicaps. La surperformance résistera-t-elle à la probable imposition de droits de douane américains plus élevés en Europe, après que cette dernière ait été assez épargnée comparativement au Canada et au Mexique? Et les gains résisteront-ils à la sous-performance économique de l’Europe? La hausse ne s’appuie en effet nullement sur une amélioration de la conjoncture européenne par rapport à la situation américaine.

Qu’attendez-vous des élections allemandes et du futur gouvernement, lesquelles pourraient modifier les perspectives européennes?

Pour que cette surperformance européenne soit plus pérenne, l’Europe doit envoyer un signal très fort. Il faut qu’elle montre une capacité de réaccélérer et de converger vers les Etats-Unis dans plusieurs domaines. Cela ne peut que commencer par les élections allemandes. 

Le problème tient au fait que l’Europe, à la différence des Etats-Unis, n’a pas embrayé sur des investissements de long terme dans l’énergie, la défense, la technologie, les infrastructures. Les Européens sont à la traîne sur ces quatre piliers. Le réveil peut venir de l’Allemagne, qui pourrait souligner la volonté européenne d’engager davantage de ressources dans son autonomie énergétique, militaire ou technologique. 

«La hausse ne s’appuie en effet nullement sur une amélioration de la conjoncture européenne par rapport à la situation américaine.»

Personnellement, je n’attends pas grand-chose de ces élections allemandes et du gouvernement qui en sortira. Il faudrait d’abord qu’un parti ait l’ambition de promouvoir ces plans d’investissement à long terme. Même la CDU, qui dirigera probablement le prochain gouvernement, n’a pas fait beaucoup campagne sur ce sujet, à la différence de celui de l’immigration ou d’un relâchement du frein à l’endettement, quoiqu’à la marge seulement. L’Allemagne a besoin d’une révolution et non d’un changement budgétaire, quoiqu’à la marge. L’Europe a besoin d’un réveil tonitruant. On ne  trouve ce désir de changer le cadre budgétaire chez aucun parti. Nos attentes sont donc modérées.

Est-ce qu’un choc externe à l’UE, sans volonté interne, ne suffit-il pas à améliorer les perspectives européennes, tel qu’un cessez-le-feu en Ukraine qui réduirait le coût de l’énergie?

Il ne serait pas suffisant. L’impact de l’Ukraine sur les coûts énergétiques est faible malgré un prix du gaz assez élevé. La révolution consisterait à sécuriser l’approvisionnement énergétique de manière domestique. Le nucléaire et le renouvelable pourraient jouer un rôle à ce sujet. Mais ce n’est pas en comptant sur les importations de gaz que l’on assistera à la révolution souhaitée.

Quelle est la deuxième raison de votre scepticisme?

Pour un changement majeur, l’Allemagne a besoin d’une «supermajorité», celle des deux tiers. Seule une coalition de plusieurs partis la rend possible, ce qui nécessite des compromis de la CDU/CSU avec le SPD et les Verts. Une coalition peut difficilement conduire à un programme de gouvernement ambitieux. 

Ce problème et le manque d’ambition politique m’incitent à penser que la surperformance des marchés européens ne s’appuie pas sur des fondamentaux très solides.

Est-ce que le rebond chinois est plus pérenne, après DeepSeek et après la rencontre entre Xi Jinping et les entrepreneurs où le président chinois a incité les chefs d’entreprise à «briller» sur la scène mondiale?

La Chine progresse plus rapidement que l’Europe. Les Etats-Unis sont les plus agressifs et les Européens restent les moins réactifs. La Chine se situe au milieu. Le handicap chinois consiste à devoir dévoiler ses ambitions à un moment où elle traverse une crise financière. Les Etats-Unis n’auraient pas pu lancer durant la crise de 2008 à la fois l’inflation ReductionReduction Act, le Chips Act et soutenir le gaz de schiste. La crise immobilière chinoise affaiblit la demande domestique et pénalise un pilier majeur de l’économie à un moment inopportun, celui d’une concurrence plus vive que jamais avec les Etats-Unis.

Les actions chinoises se sont bien développées déjà en 2024. Est-ce possible durant une crise financière?

La Chine n’est peut-être pas en contraction, mais elle est en déflation et le chômage, notamment des jeunes, est élevé tandis que les prix de l’immobilier, après leur chute, peinent à se stabiliser. Les valeurs financières restent basses dans une optique à long terme. 

La Chine a su éviter une crise plus profonde car elle présente des excédents, mais la demande domestique devrait restera longtemps contrariée et de ce fait ralentir les secteurs technologique et industriel. Aux Etats-Unis, les deux moteurs tournent à plein régime et en Europe aucun des deux ne fonctionne bien.

«Le problème tient au fait que l’Europe, à la différence des Etats-Unis, n’a pas embrayé sur des investissements de long terme.»

Les révisions à la baisse de Walmart et les signes de ralentissement de l’emploi apparaissent aux Etats-Unis tandis que l’inflation est à un plancher. N’est-ce pas problématique?

Je ne vois pas de signal négatif sur la consommation, ni sur l’emploi, aux Etats-Unis. Walmart présente de bons résultats mais fait des projections plus raisonnables. Il n’y a pas non plus de signal de grandes inquiétudes sur l’emploi si je considère la bonne tenue des indicateurs tels que les inscriptions au chômage, le taux de chômage en passant par les ouvertures de postes et les plans de licenciements. Les marchés de l’emploi me semblent robustes aux Etats-Unis. 

La dynamique des salaires m’empêche d’être inquiet quant à un rebond de l’inflation américaine. Ils sont plutôt stables aux Etats-Unis. Par contre les droits de douane sont forcément inflationnistes. Ils pourraient être compensés par une baisse du prix de l’essence, mais ils produiront un impact haussier au deuxième semestre. Nous n’assisterons pas à un retour aux taux d’inflation rencontrés en 2022, mais la Réserve fédérale va sûrement devoir gérer une inflation légèrement supérieure à son mandat sur le reste de l’année.

Comment interpréter le niveau du rendement de 4,5% des bons du Trésor à 10 ans?

Ma lecture de la courbe des taux américains est plutôt favorable. Les taux ne sont pas à 4,5% parce que les marchés s’inquiètent de la soutenabilité de la dette américaine ou d’un retour d’inflation. Ils sont à ce niveau-là parce que la croissance économique nominale est proche de 5%, ce qui signifie que la Réserve fédérale n’a aucune raison de baisser ses taux directeurs sous les 4%.

Le fort rebond du rendement obligataire en Suisse, à 0,58% à 10 ans, le double d’il y a un an, vous surprend-il?

Ce rendement reste très bas. La Suisse s’en sort bien, mais il en résulte une forme de casse-tête.

Qu’est-ce que le casse-tête suisse?

La Suisse s’est remarquablement adaptée aux ralentissements européen et chinois en exportant davantage aux Etats-Unis. Mais les exportations suisses vers les Etats-Unis représentent maintenant 6 à 7% du PIB suisse. La Suisse est donc exposée au risque des droits de douane. C’est un casse-tête.
L’autre casse-tête suisse est monétaire. Les fondamentaux sont solides mais ils entraînent une force du franc qui engendre une déflation des biens importés et qui met la BNS dans une situation inconfortable: L’inflation et les taux sont donc très bas. 

Le marché a peut-être exagéré exagéré en se projetant très tôt dans l’éventualité de taux négatifs. Nous sommes d’accord que les taux directeurs doivent être bas, mais cela ne signifie pas qu’ils doivent être négatifs. Le rebond du taux à dix ans signale certainement que le risque de taux négatifs n’est pas nul mais reste relativement contenu.

Est-ce que cette situation renvoie à l’Allemagne, dont l’économie et l’industrie étaient fortes quand la monnaie était forte?

Ma lecture est inverse. L’Allemagne était forte, donc la monnaie l’était également. Aujourd’hui, l’Allemagne est faible, donc sa monnaie l’est aussi.

Pour les investisseurs, est-ce que vous cherchez plutôt à protéger les portefeuilles qu’à augmenter les actifs risqués?

Nous restons ancrés sur le cycle de croissance. Nous sommes exposés aux actions, notamment américaines et suisses, mais nous rééquilibrons le portefeuille par ailleurs. Nous restons sur le vélo, mais nous prenons garde de bien mettre le casque. Nous construisons une protection obligataire, ajoutons un peu de hedge funds et d’or ainsi que des actifs privés. Le but est de nous protéger au cas où nous nous trompions sur notre scénario de poursuite du cycle d’expansion. Le niveau d’incertitude nous incite à adopter ces mesures de prudence. Ces protections prennent une place importante aujourd’hui.

Est-ce que les perspectives des «7 magnifiques» sont revues à la baisse?

Les 7 magnifiques sont condamnées à l’excellence. Elles ont d’ailleurs délivré l’excellence jusqu’ici, mais la pression est forte. Le risque de déception existe, comme il existait depuis plusieurs trimestres.

Est-ce que la concentration de la performance incite à préférer des indices équipondérés?

Oui, ou à diversifier en dehors de la tech, avec des secteurs et des régions qui sont un peu moins véloces, comme la santé. 
Le bon scénario serait que les marchés tiennent et que la hausse se diffuse à d’autres secteurs encore en retard. Le mauvais scénario serait celui d’une baisse initiée par la technologie américaine. Nous sommes restés investis et parions sur le scénario de dispersion de la hausse, mais le niveau de valorisation nous impose d’équilibrer les risques des portefeuilles. 

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