Les mesures stagflationnistes ne sont pas encore anticipées

Emmanuel Garessus

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L’investisseur doit raisonner sur la séquence des chocs à venir avec Donald Trump, selon Didier Borowski, de l’Amundi Institute. Prudence sur les Mega Caps US et l’Europe.

© Delporte

 

Le «Trump Trade» a conduit les actions américaines et les taux d’intérêt en hausse. Mais la réaction au changement de président semble maintenant anticipée. Quelles sont les perspectives économiques et financières pour 2025? La concentration sur les «7 magnifiques» va-t-elle se prolonger? Didier Borowski, responsable de la recherche sur les politiques macroéconomiques au sein de l’Amundi Investment Institute répond aux questions d’Allnews:

Comment les marchés ont-ils modifié leurs anticipations depuis l’élection de Donald Trump?

Ce que l’on qualifie de «Trump Trade» peut encore se poursuivre. C’est en effet un narratif favorable qui va vraisemblablement continuer de dominer jusqu’au 20 janvier, date de l’entrée en fonction de Donald Trump. Ce narratif ne retient que la composante «choc d’offre positif» pour l’économie américaine, issu des baisses d’impôts. La réaction des marchés peut être interprétée comme l’attente de mesures favorables à la croissance réelle et haussières sur l’inflation, c’est-à-dire positives pour la croissance nominale. Les actions se sont ainsi beaucoup appréciées. Et les taux d’intérêt se sont tendus en raison de l’anticipation d’un nombre réduit de baisses de taux de la Fed.

Qu’en est-il de vos propres attentes?

Pour nous, différents chocs d’offre sont possibles en réponse à la politique de Donald Trump. Il y a certes le choc favorable déjà cité, et qui est déjà escompté, mais il existe aussi des chocs d’offre défavorables que sont la montée des barrières tarifaires (sur l’Europe et la Chine notamment) et la reconduction aux frontières des immigrants illégaux. Ces mesures seraient quant à elles par nature stagflationnistes (c’est-à-dire négatives pour la croissance réelle, mais haussières sur l’inflation).

«Il n’existe pas une chance sur 100 qu’il parvienne à diminuer de 2000 milliards de dollars les dépenses publiques.»

Si jamais Donald Trump se décidait à agir simultanément sur tous ces fronts dès son entrée en fonction, ce qui est possible compte tenu de la composition du Congrès, un choc négatif sur l’activité américaine ne tarderait pas à se matérialiser.

Pour l’instant, les facteurs positifs sur les Etats-Unis l’emportent, avec la pérennisation des baisses d’impôts passées et de nouvelles réductions fiscales. Mais en 2025, les investisseurs s’inquiéteront tôt ou tard des barrières tarifaires, des représailles commerciales probables et des effets sur l’emploi de la politique migratoire américaine. Ces craintes seront d’autant plus fortes que l’économie américaine, jusqu’ici incroyablement résiliente, est en fin de cycle. La croissance américaine, à près de 3%, dépasse encore de 1 point de pourcentage son potentiel.

Indépendamment de l’élection de Donald Trump, nous anticipions une croissance de 2% l’an prochain avec la poursuite de la désinflation. C’est ce dernier scénario qui est aujourd’hui en question. L’investisseur devra considérer la séquence et l’ampleur des chocs à venir car nul ne sait à l’heure actuelle à quel moment, ni à quel rythme Donald Trump mettra en œuvre les mesures de son programme.

Qu’attendez-vous à court terme?

A court terme, la stratégie de Donald Trump va sans doute consister à chercher à valider l’idée selon laquelle sa politique sera positive pour la croissance. Inévitablement cela provoquerait des tensions sur les prix. La réaction actuelle des marchés est donc assez rationnelle.

Est-ce que les politiques budgétaires expansives des Etats-Unis et de la Chine conduiront les taux sur les bons du Trésor à 10 ans à 5%?

Nous ne pouvons pas exclure que les taux d’intérêt à dix ans puissent encore grimper aux Etats-Unis. Pour l’instant, la hausse des taux se nourrit non pas des craintes de dérapage budgétaire mais plutôt des anticipations d’inflation.

Comme les recettes induites par sa politique économique ne combleront pas les pertes de recettes fiscales liées aux baisses d’impôts, il en résultera une dérive fiscale qui deviendrait insoutenable à l’horizon des dix à quinze prochaines années, et qui pourrait donc finir par inquiéter les investisseurs et leur faire réclamer une prime de risque plus importante sur la partie longue de la courbe des taux. Une fourchette de 4,8 à 5% appartient au domaine des possibles pour les titres du Trésor à 10 ans. Mais cela ne durerait pas très longtemps. Tôt ou tard, les investisseurs se rendront compte que la montée du dollar et des taux d’intérêt mène à un durcissement des conditions de financement de l’économie américaine, qui pèsera sur l’activité. Un renversement de tendance se produirait alors tant pour les taux que pour les actions.

Est-ce que la baisse du pétrole ne créera pas un autre choc positif pour l’économie?

A 71 dollars, nous ne pouvons pas parler d’un choc positif. Les risques de baisse du baril sont limités par la résilience de l’économie mondiale en 2025 et par les risques géopolitiques persistants au Moyen-Orient. Nous ne sommes pas au début d’une baisse marquée des prix de l’or noir. Il est vrai que l’énergie pas chère est un élément central de la stratégie de Donald Trump. Mais il faut garder à l’esprit que les barrières tarifaires seront en grande partie payées par le consommateur américain. La Réserve fédérale ne serait pas insensible à de nouvelles tensions sur les prix qui remettraient en question ses prévisions d’inflation. Jérôme Powell laisse d’ailleurs désormais entendre qu’une nouvelle baisse des taux en décembre n’était pas garantie. A ce stade, nous continuons toutefois d’anticiper des baisses de taux de la Fed au premier semestre 2025.

Est-ce que vous considérez comme acquises les hausses de droits de douane avec la Chine et l’Europe ou partagez-vous l’idée qu’il ne s’agit qu’un moyen de pression pour négocier avec ces pays?

Nous pensons que les hausses de droits de douane sur l’Europe sont à prendre au sérieux, et que Donald Trump adoptera une approche très conflictuelle avec la Chine. Il décidera, sans doute assez rapidement d’introduire une hausse des tarifs de 60% sur quelques produits stratégiques ayant trait à l’intelligence artificielle et aux nouvelles technologies.

«Tôt ou tard, les investisseurs se rendront compte que la montée du dollar et des taux d’intérêt mène à un durcissement des conditions de financement.»

En revanche, son approche sera-t-elle plus transactionnelle avec d’autres pays compte tenu de la préférence de Trump à procéder à l’aide d’accords bilatéraux? Nous ne pouvons pas l’exclure. Mais l’Europe étant la première source d’importations américaines, il faut s’attendre à des taxes de 10% avec le continent.

Est-ce que les marchés sous-estiment les effets d’une baisse d’un tiers des dépenses publiques que pourrait provoquer Elon Musk?

Le scénario d’une baisse d’un tiers des dépenses publiques est invraisemblable. Il n’existe pas une chance sur 100 qu’il parvienne à diminuer de 2000 milliards de dollars les dépenses publiques, même en quatre ans. Nous sommes dans le pur effet d’annonce. En pratique, Donald Trump s’apercevra qu’une telle coupe dans les dépenses heurterait de plein fouet certains Etats républicains. Or il lui faudra le soutien d’un parti républicain qui n’est pas aussi monolithique qu’on le dit. Certains membres du Congrès penseront rapidement aux élections de «Mid-Term». Par ailleurs, Trump s’il est resté silencieux sur Medicaid, a dit qu’il ne toucherait pas au programmes Medicare. Il y aura certes des baisses de dépenses, mais les coupes possibles ne résoudront pas le défi posé par la dérive des comptes publics américains.

Elon Musk n’a-t-il pas réussi des paris entrepreneuriaux qui paraissaient impossibles?

Elon Musk est à la tête d’entreprises et dans cette position il peut faire ce qu’il souhaite. Au sein d’un Etat fédéral, il aura moins de pouvoir car le Congrès contrôle certains postes de dépenses. Malgré leur pouvoir, Donald Trump et Elon Musk seront contraints. Par ailleurs, il n’est pas dans l’intérêt de Donald Trump de se mettre à dos une partie des Etats républicains.

Est-ce qu’il faut vendre les actions américaines après leur forte hausse?

Aux Etats-Unis, il importe de distinguer les Mega Caps des autres. Les premières représentent un tiers de la capitalisation. Le multiple des bénéfices hors «Mega Caps» n’est que de 17, ce qui n’est pas très cher, à la différence du PER des «Mega Caps». Depuis l’été, nous observons d’ailleurs un élargissement des moteurs de performance de l’indice S&P500, avec une hausse des financières et des small caps.

Nous ne voulons pas être présents sur les «Mega Caps» en raison du risque de concentration. Nous cherchons à tirer parti de l’élargissement de la hausse.

Faut-il acheter des actions européennes, elles qui n’en finissent pas de sous-performer?

A court terme, il ne faut pas privilégier les actions européennes en raison des incertitudes politiques, notamment en Allemagne, avec les élections du 23 février mais aussi en France.

Les élections allemandes peuvent être considérées négativement ou positivement selon l’horizon considéré. A court terme, l’incertitude politique peut être considérée comme une faiblesse. Mais c’est aussi une preuve que les Allemands ont décidé de s’attaquer résolument et rapidement au problème budgétaire avec une coalition qui ne parvenait plus à s’entendre. Les sondages montrent que les élections peuvent donner lieu à une coalition entre CDU et SPD. Les deux partis sont d’accord pour remettre en cause la fameuse règle du frein à l’endettement qui empêche le gouvernement de stimuler son économie. Une bonne nouvelle peut donc ressortir de la crise actuelle. Car l’exécutif allemand pourrait être, dès l’été prochain, en mesure de présenter un plan de relance favorable à l’Allemagne et à la zone euro. En France, des signes favorables apparaissent sur le plan de la demande interne. La reprise de de la demande domestique et la clarification politique peuvent créer des opportunités d’investissement en 2025. Mais il faudra rester prudent au premier semestre. Avec l’affaiblissement de l’euro, rien n’empêcherait Donald Trump d’imposer des tarifs allant au-delà de 10% sur certains pays.

«Nous sommes neutres sur la Chine et nous sommes favorables à certaines économies émergentes d’Asie.»

A l’intérieur de la cote européenne, nous avons un intérêt croissant pour les small caps européennes, actuellement bon marché et délaissées, même si la prudence reste de mise à court terme. La baisse des taux peut s’intensifier et soutenir la croissance de la demande interne et l’assouplissement des conditions de crédit. Le risque est donc asymétrique, avec une probabilité de hausse qui l’emporte sur celle d’une baisse.

Est-ce que le secteur européen de la défense est une opportunité malgré sa hausse en 2024?

Nous regardons ce secteur de très près. L’élaboration d’une nouvelle stratégie de défense européenne soutient la hausse de ce secteur. Un «White Paper» de la commission est attendu dans le courant de janvier prochain. Les objectifs seront dévoilés. C’est l’un des grands chantiers européens qui gagne en importance après l’élection de Donald Trump. Il faudra analyser de près l’écosystème de la défense, y compris les petites moyennes capitalisations, et la réglementation de la Banque européenne d’investissement qui pourrait être amenée à évoluer.

Quelle allocation recommandez-vous pour les émergents?

Nous sommes neutres sur la Chine et nous sommes favorables à certaines économies émergentes d’Asie, fort de leurs fondamentaux solides, comme l’Inde et l’Indonésie. Il faudra réexaminer la situation pays par pays à l’aune des tarifs douaniers. De grands changements sont en cours dans les chaînes de valeur en Asie, avec une intensification du commerce intrarégional en Asie. Certains pays peuvent très bien absorber le choc des barrières tarifaires américaines.

Pourquoi êtes-vous neutres sur la Chine aujourd’hui?

Nous sommes attentistes face à la Chine. Le pays est confronté à la fois à des vents porteurs et des vents contraires. La Chine fera face à une politique commerciale très agressive des Etats-Unis. Les récentes annonces de relance budgétaire ont plutôt déçu. Nous pensons que le gouvernement présenterait de nouvelles mesures au premier trimestre 2025, si les premières décisions de Donald Trump menaçaient la croissance chinoise. Il nous paraît prématuré de nous positionner, mais il est possible, plus tard en 2025, de voir un engouement pour les valeurs domestiques chinoises.

Qu’en est-il des obligations?

Nous sommes positionnés sur le crédit et regardons de très près la dette émergente en monnaies fortes ou locales. Nous ne sommes pas du tout «Risk-off» sur les marchés.

Comment l’investisseur peut-il se positionner face aux changements géopolitiques qui seront initiés par Donald Trump?

Les risques géopolitiques n’ont pas augmenté en intensité avec son élection. En Ukraine, la probabilité d’un cessez-le-feu augmente, ce qui peut être favorable aux Etats-Unis et à l’Europe. Au Moyen-Orient, des risques d’intensification demeurent. Mais aucune des parties prenantes ne semblent désirer un élargissement géographique du conflit. Une bonne façon de se positionner face à des risques géopolitiques récurrents consiste à accroître la diversification géographique de son portefeuille et à identifier les pays qui sont en mesure de profiter de la diversification des chaînes de valeur.

Est-ce que l’euro va tomber sous la parité avec le dollar?

Nous ne le pensons pas. En revanche, on ne peut pas exclure un cours compris entre 1 et 1,05 si les Européens tardent à s’entendre. D’autant plus que nous pouvons anticiper que la politique de la BCE sera plus expansionniste celle de la Fed. Pour nous, l'euro est déjà très sous-évalué, notamment face au dollar. Nous nous attendons à un redémarrage de la demande intérieure. Il faut aussi noter que la zone euro comprend des économies qui résistent très bien, avec l’Espagne, l’Irlande, le Portugal, et qui peuvent tirer la croissance de la zone malgré une croissance qui s’annonce plus molle dans les grands pays (notamment en Allemagne et en France).

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