Plusieurs statistiques qui mesurent l’évolution des prix ont été suivies avec attention la semaine dernière. Mardi, le taux d’inflation dans la zone euro s’est inscrit en net recul à 1,8% pour le mois de septembre sur un an, comparé à 2,2% en août. Jeudi, l’indice des prix à la consommation (IPC) en septembre en Suisse a augmenté de seulement 0,8% sur un an, après avoir progressé de 1,1% en août et de 1,3% en juillet, selon l'Office fédéral de la statistique (OFS). La lutte contre l’inflation, qui a été placée au coeur des préoccupations depuis 2021 aussi bien en Europe qu’outre-Atlantique, peut-elle être considérée comme terminée? En Suisse, faut-il au contraire s’inquiéter désormais d’une baisse trop rapide de l’inflation? Entretien avec Karsten Junius, chef économiste chez J. Safra Sarasin.
Le taux d’inflation de la zone euro a reculé à 1,8% en septembre en comparaison de la même période de l’an précédant. C’est nettement moins que le taux de 2,2% encore enregistré pour le mois d’août. Ce chiffre a aussi été inférieur aux attentes des analystes qui anticipaient un taux de 1,9%. Avez-vous été surpris par la baisse de l’inflation dans la zone euro publiée mardi?
Oui, j’ai été quelque peu surpris de l’ampleur de la baisse annoncée mardi mais pas de la direction générale prise par l’évolution des prix. Cette baisse, plus marquée qu’anticipée par le consensus, est grande partie attribuable à la chute des prix de l’énergie. Avec un poids d’environ 10% dans le panier de l’indice, le recul marqué des prix de l’énergie a contribué fortement à la diminution de 0,4 point de base de l’inflation observée entre août et septembre. Dans la zone euro, il faut aussi noter que la baisse des prix de l’essence a eu une plus grande incidence sur le recul de l’inflation que ce n’est le cas en Suisse, par exemple.
«En ce qui concerne l'inflation sous-jacente, la tendance est clairement orientée à la baisse dans la zone euro.»
Les prix du pétrole ont évolué en baisse depuis avril et se situent même en recul de 2% depuis le début de l’année. Compte tenu des tensions géopolitiques actuelles au Moyen-Orient, ne faudrait-il pas rester prudent quant à l’impact que pourrait avoir un potentiel rebond des cours du brut sur l’évolution future de l’inflation?
Bien sûr, il faut toujours rester attentif à l’évolution des cours du pétrole. En ce qui concerne l’évolution des prix, je pense qu’il vaut mieux se concentrer sur la partie sous-jacente de l’inflation, ou «core inflation» comme on l’appele souvent. Or, en ce qui concerne l'inflation sous-jacente, la tendance est clairement orientée à la baisse. Elle s’est située à 2,7% en septembre dans la zone euro, comparé à 2,8% en août et par rapport à 2,9% en juin et juillet. Même si l’inflation sous-jacente n’est pas redescendue à moins de 2%, conformément à l’objectif poursuivi par les banques centrales, il faut se rappeler que l'inflation «core» était presque deux fois plus élevée durant l’été 2023. On peut bien sûr discuter de savoir si la baisse de l’inflation est suffisamment rapide, ou si elle est suffisamment large en touchant l’ensemble des composantes qui entrent dans le calcul de l’inflation. Néanmoins, on peut malgré tout dire que l’inflation va dans la bonne direction.
Dans la zone euro, le taux de chômage est resté stable en août à 6,4% de la population active, soit un niveau historiquement bas. Que faut-il attendre en matière de négociations salariales pour l’an prochain et celles-ci pourraient-elles contribuer à maintenir l’inflation à un niveau élevé?
L’inflation issue de la composante liée aux salaires se rapporte à des négociations salariales qui remontent déjà à longtemps, alors que la hausse des prix était beaucoup plus marquée. Donc, je ne pense pas que les pressions salariales puissent être suffisantes pour relancer l’inflation en Europe.
«Ce serait une situation plus confortable si la BNS s’arrêtait à 0,5%, sans descendre plus bas.»
Aux Etats-Unis, la dynamique du marché du travail est très différente – elle évolue de manière beaucoup plus rapide et avec davantage de volatilité. L’aspect des négociations salariales y revêt moins d’importance. A noter qu’aux Etats-Unis aussi, il y a eu davantage de postes ouverts en août - un peu plus de 8 millions - qu’en juillet, ce qui signifie que le marché du travail tend à se rééquilibrer. Il y a désormais autant de postes de travail à repourvoir que cela n’était le cas avant la pandémie. Dans l’ensemble, le marché du travail montre des signes de refroidissement – sans qu’une récession ne se dessine à l’horizon pour l’instant. Nous continuons de partir du principe que l’on devrait assister à un atterrissage en douceur, ou «soft landing», de l’économie américaine.
Souvent, ce que l’on considérait au départ comme un «soft landing» a fini par aboutir à une récession.
Bien sûr, il se peut toujours que ce qui se présente au départ comme un ralentissement de l’économie finisse par devenir une récession, car il arrive qu’un événement inattendu dévie l’économie de sa trajectoire initiale. Dans l’état actuel des choses, je pense néanmoins qu’un scénario de «soft landing» reste possible aux Etats-Unis. Cela fait maintenant deux ans que l’on attend la récession et celle-ci n’est jamais survenue! Il se peut que l’on assiste à des ralentissements importants dans des secteurs spécifiques mais rien n’indique qu’il faudrait s’attendre maintenant à une récession de l’économie dans son ensemble.
Si l’on revient à la situation en Suisse, la BNS a revu à la baisse sa prévision d’inflation à 1% pour le quatrième trimestre 2024, puis à seulement 0,6% pour 2025. Dans un commentaire publié début septembre, vous souligniez que l’indice des prix à la consommation hors loyers était tombé à seulement 0,4% en comparaison annuelle. Doit-on déjà s’inquiéter d’une baisse des prix trop importante, voire d’un possible retour à une situation de déflation en Suisse?
Cela dépend de beaucoup de facteurs, notamment aussi de l’évolution du franc par rapport aux autres monnaies. Une appréciation trop marquée du franc suisse pourrait en effet faire baisser encore davantage les prix des biens importés. Jusqu’à présent, je pense toutefois que la BNS a agi exactement comme il fallait le faire – en procédant à une baisse graduelle de son taux directeur. Si la BNS abaisse encore d’un quart de point son taux directeur en décembre, puis une autre fois en mars, elle disposera encore d’un peu de marge de manœuvre pour agir si cela devait s’avérer nécessaire. Ce serait une situation plus confortable si la BNS s’arrêtait à 0,5%, sans descendre plus bas. En outre, la BNS a aussi la possibilité d’agir sur le marché des changes pour contrer une trop forte appréciation du franc.
«Avec 0,1%, l'inflation hors loyers n'est plus que marginalement supérieure à son niveau de l’année précédente.»
Quelles seraient les conséquences d’une possible baisse en décembre du taux de référence (applicable aux contrats de bail), actuellement situé à 1,75%, en ce qui concerne l’évolution de l’inflation en Suisse au cours des prochains mois?
Le taux d’intérêt moyen est actuellement situé à 1,67% depuis septembre. Il est possible que le taux de référence soit abaissé en décembre. Toutefois, ses effets sur les loyers n’interviennent que cinq mois plus tard quand les locataires vont valoir leur droit à une baisse de loyer. Et encore beaucoup de gens ne font pas une telle demande. Cela n’entraînerait ainsi qu’une faible adaptation à la baisse de l’inflation, d’environ -0,1%. Ce n’est pas beaucoup mais c’est néanmoins un facteur supplémentaire qui irait dans le sens d’une baisse de l’inflation.
L’indice des prix à la consommation pour le mois de septembre a été publié jeudi matin. Ce chiffre a-t-il été conforme à vos attentes?
La dynamique de l'inflation en Suisse reste terriblement faible. La force du franc et la faiblesse du prix du pétrole y contribuent, puisqu'elles expliquent le recul des biens importés, qui ont chuté de 2,7% en glissement annuel. De même, la plupart des services à l’intérieur du pays n’enregistrent également que de faibles hausses de prix. La grande exception est constituée par les loyers des logements, qui ont augmenté de 4,0% en comparaison annuelle. Toutefois, étant donné que cette hausse est principalement due à l'adaptation à deux reprises du taux de référence hypothécaire, qui sera peut-être à nouveau abaissé dès le mois de décembre, on peut considérer que le taux d’inflation hors loyers est actuellement la meilleure mesure de la dynamique de l'inflation à moyen terme. Avec 0,1%, l'inflation hors loyers n'est plus que marginalement supérieure à son niveau de l’année précédente. Cela confirme que les dangers pour la stabilité des prix se situent actuellement clairement du côté inférieur. Les chiffres d'aujourd'hui montrent que des baisses de taux d'intérêt restent nécessaires de la part de la BNS.