Appels à la prudence

Chris Iggo, AXA IM

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Les marchés sont en train de sonder la frontière entre un atterrissage en douceur de l’économie américaine et une entrée en récession.

Durant la majeure partie du dernier quart de siècle, les taux d’intérêt réels américains à court terme ont été bas, voire négatifs, mis à part dans les quelques phases de resserrement de la politique monétaire. Aujourd’hui, les marchés anticipant, et intègrent, une situation dans laquelle les taux réels à court terme resteront positifs. Cette attente s’accorde plus avec un atterrissage en douceur qu’avec une éventuelle récession. Les obligations se sont bien comportées en raison des prévisions de baisse des taux d’intérêt et de données économiques plus faibles. La courbe s’est accentuée, c’est-à-dire que les rendements à court terme ont baissé plus rapidement que les rendements à long terme. Pour que ces rendements se maintiennent et que des taux réels à court terme encore plus bas soient intégrés par anticipation, il faudrait que l’on constate un risque accru de récession. Le problème, c’est que les actifs à risque ont tendance à sous-performer lorsque l’économie flirte avec la récession. Le mois de septembre est traditionnellement peu favorable aux actifs à risque. Le «Livre Beige» de la Réserve fédérale - son aperçu des conditions économiques actuelles - laisse entrevoir que l’économie américaine traverse un coup de mou, et nous avons connu des pics de volatilité des actions au cours des dernières semaines. À un moment où la courbe des rendements du Trésor américain se désinverse, faut-il donc se montrer plus prudent ?

Frontières

Les marchés sont en train de sonder la frontière entre un atterrissage en douceur de l’économie américaine et une entrée en récession. Comme d’habitude, le marché des taux est aux commandes de cette exploration, ayant déjà intégré dans ses prix des abaissements agressifs des taux directeurs, attendus au cours de l’année à venir. Il est prévu que d’ici la fin de 2025, le taux directeur de la Fed revienne à 3,0%, soit 250 points de base (pb) de moins qu’aujourd’hui. Le marché table sur un processus d’abaissement des taux commençant le 18 septembre, en admettant une probabilité de 70% que la Fed réduise ses taux de 50 pb. Or, un abaissement de 25 pb semble somme toute plus réaliste. Si l’on observe le tracé attendu de la courbe, on relève que quatre paliers d’abaissement de 25 pb sont prévus pour le reste de l’année, et cinq de plus en 2025. La prochaine étape de ce voyage sera consacrée à la manière dont la Fed présentera son abaissement de taux le 18 septembre, sachant que son «Livre Beige» publié le 4 septembre était pessimiste quant au niveau d’activité et au marché de l’emploi.

Taux réels

Intègrent-ils l’anticipation d’une récession? Il n’est pas certain que ce soit le cas pour l’instant. Dans l’hypothèse où le taux d’inflation de base du déflateur de la consommation personnelle reviendrait au niveau cible de 2,0%, les taux réels à court terme devraient rester positifs. Un taux directeur réel à court terme de 1% se situerait au-dessus de la moyenne des 30 dernières années (0,6%) et serait nettement supérieur à la moyenne des 20 dernières années (-0,4%). Depuis la fin des années 1990, nous avons connu des périodes prolongées de taux d’intérêt réels négatifs, interrompues par des phases de forte hausse des taux réels durant les cycles de resserrement de la politique monétaire conduite par la Fed. Il n’y a guère d’éléments qui donnent à penser que les taux courts réels de 1% reflètent une quelconque forme d’équilibre. Si l’on remonte aux années 1980, les taux courts réels étaient nettement plus élevés, mais la volatilité macroéconomique était généralement beaucoup plus forte à l’époque, et le cadre économique a considérablement changé (maintenant, les marchés de l’emploi et des produits sont plus réglementés, les marchés des capitaux plus vastes et la numérisation avancée touche désormais tous les domaines). En cas de récession, les taux réels à court terme devraient être inférieurs aux taux anticipés actuellement, impliquant donc des taux nominaux plus bas (avec un retour à 2%?). Ce n’est qu’à ce moment-là que les rendements obligataires à plus long terme pourraient passer nettement au-dessous de ce que je considère comme la fourchette actuelle de la juste valeur, c’est-à-dire 3,5% - 4,5%.

Ralentissement économique

Pour l’instant, les chiffres de l’économie ne s’accordent pas avec le profil d’une véritable récession. L’économie américaine a connu un taux de croissance annualisé de 3 % au deuxième trimestre (T2). Globalement, AXA IM ne penche pas pour l’hypothèse de la récession. On peut cependant craindre un ralentissement, surtout dans le secteur manufacturier et sur le marché de l’emploi. Les dernières données chiffrées indiquent en effet une baisse continue des offres d’emploi à mesure que les effets de la relance postpandémique s’estompent. En juillet, le taux de chômage a grimpé à 4,3%, et le rythme de croissance des emplois non agricoles s’est régulièrement ralenti ces derniers mois. J’aurai envoyé ce billet avant que ne soient publiées les données sur l’emploi du mois d’août, mais celles-ci seront importantes pour déterminer les attentes du marché quant à la question de savoir s’il est plus pertinent de tabler sur un atterrissage en douceur ou sur une récession.

En bas à gauche

Les données relatives à l’industrie manufacturière montrent un certain relâchement depuis quelque temps. En août, l’indice manufacturier de l’Institute for Supply Management (ISM) se montait à 47,2. Ce chiffre est inférieur au seuil de rentabilité de 50 fixé comme point de repère approximatif pour cet indice. En outre, la dynamique présente une trajectoire négative, 47,2 étant inférieur à la moyenne de l’indice de ces six derniers mois. Ainsi, tant le niveau d’activité que la trajectoire dynamique sont négatifs. Dans une perspective historique, cette situation serait décrite comme un ralentissement, voire une phase de récession du cycle. Du point de vue des marchés, les taux se sont néanmoins bien comportés dans une telle phase, par le passé, tandis que les rendements du crédit et des actions ont généralement été inférieurs aux moyennes enregistrées sur le long terme.

L’année des titres obligataires

Les performances récentes du marché vont dans le sens d’un ralentissement de la croissance. Sur les marchés obligataires, l’évolution des prévisions en matière de taux d’intérêt pour le troisième trimestre a généré des rendements très importants. Comme nous le prévoyions depuis un certain temps déjà, la courbe des taux américains a commencé à se normaliser - l’écart entre les bons du Trésor à deux ans et à dix ans est désormais proche de zéro, alors qu’il était de 100 points de base au début de l’année 2023. Mais au cours de l’été, les rendements ont baissé pour l’ensemble des échéances.

Pour la période allant du 30 juin à la clôture des marchés, le 5 septembre, les bons du Trésor américain affichaient un rendement total de 4,8%, celui du crédit américain de première qualité s’élevait à 5,1 % et le segment du haut rendement américain rapportait 3,9 %. D’autres marchés obligataires ont également connu leur phase la plus fructueuse de l’année au cours de l’été. Vous savez que vous êtes dans un marché obligataire haussier lorsque vous percevez une cacophonie de commentaires selon lesquels « les marchés sont allés trop loin ». Jusqu’à présent, le troisième trimestre a fait grimper les rendements totaux depuis le début de l’année : les rendements du crédit de première qualité se situent entre 3 et 4 %, ceux du haut rendement dépassent les 6 % et ceux des marchés des pays émergents dotés de monnaies fortes approchent les 7 %.

Signes de volatilité

Les premières semaines d’échanges d’août et de septembre, les marchés boursiers ont connu une volatilité accrue. Depuis le 30 juin, le rendement total de l’indice MSCI World s’établit à 1,9 %. Pour le S&P 500, il est de 1,03 % et pour le Nasdaq, de -3,3 %. Bien que les rendements totaux du marché obligataire aient été bons, les rendements excédentaires du crédit ont faibli par rapport au premier semestre de l’année. Par rapport à la courbe des obligations d’État, le rendement excédentaire des obligations américaines de première qualité a été de 10 pb depuis le 30 juin, contre 13 pb au deuxième trimestre et 103 pb au premier trimestre. Pour le segment du haut rendement américain, le rendement excédentaire s’élevait à 9,1 % en 2023. Cette année, il est plus modeste (2,9 %). Je continue à apprécier le crédit en tant que classe d’actifs, mais j’estime opportun de remettre en question la capacité du crédit à fournir des rendements nettement supérieurs aux taux lorsque les écarts de crédit sont déjà faibles et que l’économie ralentit. Si l’on en croit les données fournies par l’ISM et qu’on les associe à celles d’un marché de l’emploi plus faible, la conclusion est que l’économie ralentit, ce qui renforce l’incertitude quant à la stabilité du crédit et à la progression des bénéfices à attendre des entreprises ces prochains temps. Les primes de risque sont basses. On pourrait en conclure qu’une approche plus prudente s’impose.

Ajustement par rapport à la cherté

Les marchés américains ont été plus chers que ceux du reste de la planète. La prime de valorisation justifiée du rapport cours/bénéfice des actions américaines se fonde à la fois sur la prépondérance des valeurs de croissance sur le marché américain et sur le taux de croissance agrégé des bénéfices. Le chapitre des valeurs de croissance n’est pas clos, mais la progression des bénéfices pourrait être menacée par le ralentissement de l’économie. Aux États-Unis, les écarts de crédit ont été globalement plus étroits que sur les autres marchés du crédit. Or, si l’économie passe d’une situation marquée par un PIB en hausse de 3 %, un faible taux de chômage et des bénéfices présentant une progression à deux chiffres à une situation plus morose, il se pourrait qu’intervienne un rééquilibrage des valorisations entre les marchés américains et les autres marchés. Un autre aspect à prendre en considération est la politique. Le climat politique n’est brillant nulle part, mais les États-Unis vont bientôt vivre un événement durant la phase préparatoire duquel grandit l’incertitude quant à l’orientation de l’agenda politique.

Inertie

Les dernières années nous enseignent que l’inertie économique est quelque chose que les modèles ne parviennent pas toujours à saisir facilement : le choc inflationniste s’est propagé plus loin et a duré plus longtemps que prévu, le boom de l’emploi postpandémique a duré au-delà de ce qui semblait probable, et aujourd’hui, le ralentissement pourrait s’avérer plus ample que ce qui avait été prédit et contribuer ainsi à faire baisser les taux d’intérêt et grimper les primes de risque. Par conséquent, un portefeuille équilibré de type 60:40, composé d’actions et d’obligations, aura enregistré de bons résultats en 2024. Si les performances des actifs à risque commencent à se détériorer, les obligations sont aujourd’hui en meilleure posture pour garantir un certain soutien au portefeuille, contrairement à ce qui s’est produit pendant la majeure partie des deux dernières décennies.

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