La partie «facile» du mouvement de désinflation est derrière nous

Yves Hulmann

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Pour Anton Brender et Florence Pisani, économistes chez Candriam, il faut s’attendre à un recul du renchérissement qui sera beaucoup plus graduel.

Bien qu’attendue, la décision annoncée mercredi soir par la Réserve fédérale américaine (Fed) de maintenir son principal taux directeur dans une fourchette comprise entre 5,25% et 5,5% a été accueillie fraîchement par les marchés jeudi. D’autant plus que la banque centrale américaine a signalé qu’elle pourrait ne procéder qu’à une seule baisse de taux en 2024. Que faut-il attendre en matière de politique aux Etats-Unis et en Europe et concernant l’évolution de l’inflation en seconde moitié d’année? Le point avec Anton Brender, chef économiste, et Florence Pisani, directrice de la recherche économique chez Candriam en marge d’une présentation effectuée cette semaine à Genève.

La Fed a maintenu ses taux d’intérêt à un niveau inchangé mercredi soir et laissé entendre qu’elle envisage d’abaisser ses taux une seule fois en 2024. Cela signifie-t-il que l’on s’oriente vers un scénario de type «plus haut pour plus longtemps» (higher for longer), comme le formulent certains économistes?

Anton Brender (A.B.): Le fait que la Fed ait maintenu ses taux mercredi n’a été une surprise pour personne. Depuis plusieurs semaines, les marchés, guidés par les déclarations des membres du Comité de politique monétaire avaient révisé en hausse leurs attentes sur l’évolution des taux directeurs américains. L’observation des «dot plots» qui résument les nouvelles anticipations de ce Comité pourraient même conduire à ne plus attendre maintenant qu’une baisse cette année!

«Si les chiffres publiés cet été vont, comme nous l’attendons, dans la bonne direction, la Fed devrait pouvoir baisser les taux en septembre et sans doute encore une fois avant la fin de l’année.»

La conférence de presse de Jérôme Powell et surtout les données sur l’inflation publiées quelques heures auparavant, nous poussent à être un peu plus optimistes. La Fed tarde à baisser les taux parce que depuis quelques mois l’inflation dans les services, loin de décélérer a accéléré. Les chiffres de mai sont venus inverser cette tendance et si ceux publiés cet été vont, comme nous l’attendons, dans la bonne direction, la Fed devrait pouvoir baisser les taux en septembre et sans doute encore une fois avant la fin de l’année. Mais avec une économie qui va bien et un taux de chômage bas, la Fed n’a pas de raison non plus de prendre le risque de baisser trop vite la garde! 

Si l’on considère l’évolution de la situation en Europe, il est frappant d’observer que la croissance de l’Allemagne reste très en-deçà de sa tendance de croissance à long terme. L’écart est même de -5,7% s’agissant de l’Allemagne alors qu’il est de -2% pour la France et qu’il se situe à +2% pour l’Italie. Comment expliquer la faiblesse persistante de la croissance en Allemagne?

Florence Pisani (F.P.): L’activité en Allemagne est en effet très en-deçà de la tendance affichée avant la pandémie: en termes réels, son PIB est aujourd’hui au même niveau qu’en 2019. Plusieurs facteurs expliquent la faiblesse de la croissance outre-Rhin. D’abord, la hausse des prix du gaz pèse sur la compétitivité de l’industrie allemande : même s’il a rebaissé, le prix sur le marché de gros est aujourd’hui quatre fois plus élevé qu’aux Etats-Unis (alors qu’il était «seulement» deux fois plus élevé avant la guerre en Ukraine). Ensuite, la demande intérieure chinoise a faibli, ce qui pèse sur les débouchés à l’exportation d’une partie des entreprises allemandes. Enfin, le secteur automobile allemand n’a pris que tardivement le virage des véhicules électriques – notamment ceux de petite taille – et souffre de la concurrence des constructeurs étrangers.

«On ne peut pas établir de lien direct entre le niveau de la dette publique et la croissance.»

L’Allemagne est faiblement endettée mais croît moins vite. La France et l’Italie, par exemple, sont des pays qui sont davantage endettés mais leur croissance est un peu plus élevée. Vaut-il mieux avoir peu de dette et croître un peu moins vite - ou l’inverse?

F.P.: On ne peut pas établir de lien direct entre le niveau de la dette publique et la croissance. L’Italie a, par exemple, toujours une dette publique élevée mais son économie croît plus vite qu’il y a quelques années.

A.B.: La Suisse est aussi un bon exemple. Depuis le début des années 2000, l’économie suisse croît nettement plus vite que celle de l’Allemagne, alors que la dette publique helvétique est particulièrement faible.

Si l’on revient sur le processus de désinflation, on a l’impression que l’on annonce continuellement des baisses de l’inflation. Pour autant, on n’arrive jamais au niveau souhaité des 2%. Comment analysez-vous la situation en Europe?

F.P.: La partie que l’on pourrait qualifier de «facile» du mouvement de désinflation est derrière nous. La baisse rapide de l’inflation engagée depuis la fin de l’année 2022 a été rendue possible par la chute des prix de l’énergie, par le ralentissement du rythme de progression des denrées alimentaires et par la normalisation des chaînes de production. Les problèmes se concentrent désormais dans le secteur des services. Or, le marché du travail reste tendu (le taux de chômage est au plus bas depuis la création de l’euro) et les gains de productivité sont très faibles. Il ne faut donc pas attendre une baisse de l’inflation aussi rapide qu’en 2023: le mouvement a de grandes chances d’être maintenant beaucoup plus graduel.

«L’écart de taux avec l’Allemagne a toutes chances de rester sous pression. Il pourrait même s’écarter encore dans les prochaines semaines.»

Certains observateurs craignent même une possible remontée de l’inflation induite par un rebond des cours des matières premières. Est-ce un risque à prendre en considération?

F.P.: En ce qui concerne le cours des prix du pétrole, nous le voyons rester dans une fourchette allant de 80 à 90 dollars le baril, plutôt d’ailleurs dans la partie basse. De petites variations du prix du pétrole ne changent pas radicalement la donne en matière d’inflation. Il faudrait vraiment un regain de tensions au Moyen Orient pour qu’il en aille autrement.

A.B: Si toutefois l’Opep et la Russie se mettaient d’accord pour faire monter le prix du pétrole au début de l’automne, le résultat des élections américaines pourrait être affecté : les ménages américains sont particulièrement sensibles à l’évolution du prix de l’essence et sa hausse réduirait les chances d’une réélection du président Biden.

Comment évaluez-vous les risques liés à instabilité politique, en France en particulier actuellement, et leur impact sur l’évolution des taux et de la dette en Europe? Faut-il craindre un élargissement des écarts de taux (spreads) entre les obligations d’Etat à 10 ans en France par rapport à ceux de l’Allemagne?

F.P.: A moins que les partis centristes ne l’emportent, ce qui semble peu probable aujourd’hui, l’écart de taux avec l’Allemagne a toutes chances de rester sous pression. Il pourrait même s’écarter encore dans les prochaines semaines. D’autant que le climat d’incertitude lié à la dissolution de l’Assemblée nationale risque de freiner l’investissement comme les nouvelles embauches et par ce biais, de peser sur l’équilibre budgétaire dès 2024. Enfin, si aucune majorité claire n’émerge, former un gouvernement sera délicat. Or la France va devoir assez vite préparer le projet de Budget 2025… et le discuter, comme l’y obligent les règles budgétaires, avec la Commission européenne.

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