Le risque moral des taux d’intérêt bas

Dambisa Moyo

3 minutes de lecture

Le sort de l’économie est entre les mains des régulateurs, qui feraient bien de prendre de l’avance sur le prochain cycle spéculatif tant qu’ils le peuvent encore.

Lorsque les taux d’intérêt diminuent et se stabilisent, les acteurs du marché financier ont tendance à augmenter leur levier et à prendre plus de risques. Le défi pour les régulateurs consiste alors à faire en sorte que ces risques ne deviennent pas systémiques et n’engendrent pas une crise économique plus large.

Les marchés de capitaux s’attendent bel et bien à une trajectoire descendante des taux d’intérêt, et cela pour trois raisons. Premièrement, l’inflation s’atténue actuellement aux États-Unis, au Royaume-Uni ainsi qu’en Europe, et plusieurs signes de déflation s’observent même en Chine. Deuxièmement, les prévisions annoncent une croissance économique mondiale faible au cours de la prochaine décennie, et dans les cinq années à venir une croissance des économies développées à son plus bas niveau en quarante ans. Par ailleurs, la contribution de la Chine à la demande mondiale devrait diminuer, en raison de tendances démographiques défavorables, parmi lesquelles une diminution de la population en âge de travailler.

Enfin, beaucoup pensent que l’intelligence artificielle fera croître la productivité, ce qui pourrait entraîner pertes d’emplois et relâchement des marchés du travail. Ceci limiterait l’inflation des salaires, et renforcerait les attentes de taux d’intérêt plus bas à long terme.

Bien entendu, d’autres facteurs peuvent encore exercer une pression à la hausse sur les taux d’intérêt. La démondialisation et le retour des barrières commerciales protectionnistes pourraient en effet conduire à l’augmentation des prix de nombreux biens et services ; de même, de nombreuses banques centrales pourraient être enclines à maintenir des taux d’intérêt élevés pour dissuader les gouvernements (en particulier les membres du G7) d’augmenter leurs emprunts et de creuser leurs déficits budgétaires. Enfin, bien que l’inflation soit retombée très en dessous de son pic survenu durant la pandémique, elle demeure tenace, au-dessus de l’objectif de 2% aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Europe.

En l’état actuel des choses, les prévisionnistes du marché financier prévoient deux baisses des taux d’intérêt cette année au Royaume-Uni et dans l’UE. Lorsque les taux commenceront enfin à baisser, les investisseurs réalloueront le capital, ce qui aura des implications majeures pour les prix des actifs déjà élevés. Le Dow Jones et le FTSE 100 (Royaume-Uni) atteignant de nouveaux sommets depuis quelques semaines, le risque moral constitue une préoccupation pertinente. En effet, lorsque les coûts de l’emprunt diminuent et deviennent plus prévisibles, les gouvernements, les entreprises et les ménages ont tendance à emprunter davantage. Entre 2010 et 2022, période durant laquelle les taux d’intérêt américains étaient pratiquement nuls, la dette des entreprises américaines a augmenté de 70%, pour atteindre 94'000 milliards $.

Les régulateurs ont besoin de modèles qui reflètent et reproduisent mieux les effets de l’ensemble du secteur financier – acteurs réglementés comme non réglementés – sur l’économie réelle. 

La dette publique a suivi une trajectoire plus inquiétante encore. Aux États-Unis, le Bureau du budget du Congrès, organe non partisan, prévoit que la dette fédérale passera de 99% du PIB fin 2024 à pas moins de 116% – un nouveau record – d’ici la fin 2034. Ceci soulève des préoccupations au-delà de la viabilité budgétaire, dans la mesure où l’augmentation des émissions de dette publique pourrait «évincer» les emprunts du secteur privé, et faire augmenter les coûts d’emprunt pour tous les autres.

Un niveau faible et stable de taux d’intérêt accentue également le risque de bulles d’actifs, en créant un «mur d’argent» dans le système financier. À mesure que les investisseurs particuliers et institutionnels empruntent davantage et recherchent des rendements plus élevés, ils sont voués à prendre des paris toujours plus risqués sur des actifs spéculatifs de type capital-risque et cryptomonnaies. Et lorsque davantage de liquidités poursuivent relativement moins d’opportunités d’investissement, le résultat n’est autre qu’une inflation des prix des actifs. C’est la raison pour laquelle le S&P 500 a quadruplé entre 2009 et 2021, lorsque les taux d’intérêt étaient proches de zéro.

L’histoire abonde d’exemples de levier plus élevé ayant abouti à des bulles d’actifs, puis à des crises économiques pures et simples. C’est ce qui a conduit au krach de Wall Street et à la Grande Dépression en 1929, à la crise japonaise dans les années 1990, à l’éclatement de la bulle Internet en 2000, ainsi qu’à la crise financière mondiale de 2008.

Dans le contexte actuel, deux préoccupations réglementaires doivent être soulignées. Premièrement, les fonds de couverture en multigestion sont aujourd’hui plus étendus, systémiquement plus importants, et probablement plus endettés que les fonds d’il y a 20 ans. Si un grand fonds de couverture entrait en faillite, cela pourrait entraîner des effets de contagion plus graves que par le passé.

Deuxièmement, la croissance du marché du crédit privé ces dernières années nécessite une surveillance plus étroite, puisqu’il est bien connu que le levier a migré hors du système bancaire, où les régulateurs mènent encore une surveillance directe. Songez par exemple qu’environ 69% des prêts immobiliers et 70% des prêts à effet de levier aux États-Unis proviennent de l’extérieur du système bancaire.

Pour faire face à ces risques, les régulateurs peuvent prendre trois mesures préventives. Premièrement, il leur est possible de limiter la prise de risques des investisseurs particuliers au moyen d’exigences de garantie sur le levier, afin de décourager la spéculation et les emprunts excessifs. Deuxièmement, ils peuvent réduire la prise de risques des investisseurs institutionnels au sein du système financier réglementé en exigeant que les institutions financières d’importance systémique détiennent une plus grande proportion de capitaux par rapport aux investissements spéculatifs. Bien que les exigences de capital aient été resserrées après la crise de 2008, il nous faudra peut-être aller plus loin afin de limiter l’apparition de bulles. Il leur est également possible d’actualiser les règles comptables pour refléter les réalités financières (par exemple en remplaçant pour les banques la comptabilité de détention jusqu’à échéance par une comptabilité à la valeur de marché).

Troisièmement, les régulateurs peuvent imposer des règles plus strictes aux pans non réglementés (la «finance de l’ombre») du système financier. Les fonds de couverture pourraient par exemple être catégorisés comme «courtiers» de titres d’État, ce qui les soumettrait à davantage de règles de surveillance et de transparence. Ce changement ferait écho aux nouvelles règles dévoilées au mois de janvier par Gary Gensler, le président de la Securities and Exchange Commission américaine.

De manière plus générale, les régulateurs ont besoin de modèles qui reflètent et reproduisent mieux les effets de l’ensemble du secteur financier – acteurs réglementés comme non réglementés – sur l’économie réelle. La crise de 2008 a illustré ce que la prise excessive de risques sur les marchés financiers pouvait engendrer pour la croissance et la prospérité. Une perte de PIB est toujours largement ressentie dans la société – que ce soit sous forme d’augmentation du chômage ou de baisse des recettes fiscales nécessaires au financement de biens publics tels que la santé ou l’éducation – et nuit par ailleurs aux générations futures en réduisant les investissements dans l’innovation.

Le risque moral associé à des taux d’intérêt bas pourrait se révéler extrêmement conséquent. Le sort de l’économie entière – pas seulement des marchés de capitaux – est entre les mains des régulateurs, qui feraient bien de prendre de l’avance sur le prochain cycle spéculatif tant qu’ils le peuvent encore.

 

Copyright: Project Syndicate, 2024.

www.project-syndicate.org