Les groupes suisses qui peuvent profiter du nouvel ordre mondial

Emmanuel Garessus

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Plusieurs industriels suisses sont bien placés pour répondre aux besoins d’infrastructures issues des modifications de la chaîne d’approvisionnement, selon Marc Possa, de Saraselect.

A l’inverse de plusieurs autres marchés, en Suisse les grandes valeurs sous-performent les small & mid caps. L’indice SMI progresse de 7,8% malgré les reculs de Nestlé et Roche tandis que l’indice SPI s’apprécie de 9,7%. Marc Possa, gérant du fonds Saraselect, répond aux questions d’Allnews sur la situation des entreprises suisses:

Quelle est votre analyse du marché suisse après un premier semestre qui a vu des leaders de la cote suisse en baisse et un indice SPI bien orienté?

Les grandes valeurs suisses sont par définition plus défensives. Certaines d’entre elles, comme Nestlé et Roche, ont rencontré divers problèmes spécifiques. De plus, des secteurs qui avaient précédemment souffert, à l’image des bancaires et des assurances, ont profité d’un effet de rattrapage et d’un re-rating. Mais la taille n’est pas un facteur explicatif suffisant. 

J’observe que les attentes de nombreuses sociétés de taille moyenne étaient relativement généreuses. En cas de déception ou de surprise favorable, la volatilité est grande dans des volumes souvent très faibles. 

Cela souligne le fonctionnement des différents acteurs sur le marché suisse. Si les caisses de pension modifient peu leur allocation en actions, les fortes variations quotidiennes de certains titres résultent avant tout des décisions à court terme des hedge funds.  Il suffit d’une surprise à court terme pour provoquer des vagues.

Est-ce que la bourse suisse prépare une consolidation?

La valorisation de la bourse doit toujours être comparée à celle d’autres actifs. Le monde est hyper relatif et intègre quantité de facteurs, y compris politiques. Le passage d’un monde unipolaire dominé par les Etats-Unis à celui d’un ordre marqué par la montée d’autres puissances comme la Chine provoque forcément des secousses, d’autant que les Etats-Unis prennent des mesures qui visent à freiner la Chine, par exemple dans les semi-conducteurs ou avec le Buy American Act. Avec la fin du secret bancaire suisse, et le déplacement de certaines fortunes au Delaware, la Suisse a déjà fait l’expérience de cette volonté américaine de changer l’ordre économique en sa faveur.

L’Europe, y compris la Suisse, est parfois trop complaisante et naïve à cet égard. Il en va de même des critères ESG. Il y a 3000 milliards de dollars d’actifs investis selon les critères ESG, dont 84% en Europe, 11% en Amérique, selon Morningstar. L’Amérique enregistre même des sorties de capitaux dans les fonds ESG depuis quelques trimestres. Or les gérants des données, les grands bénéficiaires de ce travail sont avant tout américains, en produisant des indices et des rapports achetés par des investisseurs majoritairement européens. 

Mieux vaudrait s’en tenir à une attitude foncièrement responsable que de multiplier les rapports et les données. L’attitude de l’Europe est tout à son honneur mais la mise en œuvre de ses principes laisse à désirer.

«Le monde est en train de construire une forme de double infrastructure pour sa chaîne d’approvisionnement.»

Cette redéfinition de l’ordre mondial est souvent associée à l’idée de re-shoring. Quelles sociétés suisses en bénéficient le plus?

Le monde est en train de construire une forme de double infrastructure pour sa chaîne d’approvisionnement. Si nous ne voulons plus être entièrement dépendants de la Chine, un producteur bon marché, les besoins d’infrastructures sont considérables dans les machines, les systèmes industriels ainsi que les fabriques de semi-conducteurs, tant en Allemagne qu’au Mexique. L’industrie suisse devrait continuer d’en profiter. Je pense à Komax dans le traitement automatisé des câbles. Le facteur temps doit toutefois être pris en compte. Initialement l’action Komax sur-réagit à cette tendance, puis l’investisseur ajuste ses attentes à la crainte de surcapacités à long terme. L’investisseur doit distinguer entre les perspectives à court et à long terme. 

Pour remplacer l’offre chinoise, je pense à d’autres entreprises suisses qui peuvent en bénéficier. Prenez l’exemple du groupe chimique Dottikon, propriété de Markus Blocher, qui a expliqué récemment les raisons de ses investissements massifs pour satisfaire des clients qui veulent réduire leur dépendance à la Chine.

Les Etats-Unis promettent aussi des droits de douane sur les biens européens. La Suisse ne serait-elle pas touchée?

Il faut se méfier des perceptions qui émergent d’une année électorale. En réalité, les Etats-Unis manquent souvent de la main d'œuvre et du savoir-faire nécessaires, si bien que le Mexique est devenu l’usine des Etats-Unis. Le Mexique vend dorénavant davantage de produits aux Etats-Unis que les Chinois.

Les Etats-Unis ont pour but de s’assurer la souveraineté sur les biens clés. 

Des personnalités comme Willy Michel d’Ypsomed ou Markus Blocher de Dottikon ont décidé de procéder à des investissements dans ce sens il y a des années. Ils n’ont pas anticipé un développement politique mais ils ont été attentifs aux désirs de leurs clients américains qui cherchaient à développer des capacités afin de se retirer de la Chine. Ces entreprises ont maintenant des années d’avance.

Est-ce que vous évitez les valeurs liées à l’immobilier suite aux crises observées en Chine?

Si la Chine rencontre des difficultés dans l’immobilier, il faut savoir que ses problèmes sont locaux et limités à certaines villes. Le marché du logement de Pékin, Shanghaï ou Shenzhen se porte bien. La crise frappe des villes-champignons qui sont nées et se sont développées plus récemment. Dans l’immobilier, la localisation reste la règle de base. 

L'immobilier dépend aussi des taux d’intérêt et du niveau du revenu disponible. Si ces deux facteurs sont stables, il n’y a pas de danger de refinancement de sociétés immobilières. C’est pourquoi les décisions des banques centrales sont très importantes.

Que penser alors de Sika, Holcim, Zehnder ou Belimo dans la construction?

Elles ne dépendent pas directement de l’immobilier. Belimo dépend surtout des aspects de réglementation et de sécurité ainsi que de la possibilité de disposer de systèmes plus écologiques. Sachant que 40% de l’énergie provient de la gestion des bâtiments, la possibilité d’économiser les coûts avec des systèmes intelligents parle en faveur de Belimo. De même pour Sika, Holcim ou Zehnder. Il faut ajouter de la valeur afin de légitimer son existence.

Le secteur de la défense s’est réveillé en Europe, à l’image de Rheinmetall. Est-ce que des sociétés suisses pourraient en profiter?

La bourse n’en a pas encore tenu compte mais Lem peut en profiter, elle qui produit des systèmes qui mesurent le courant électrique avec une grande précision. Huber & Suhner est partiellement active dans la défense à travers des produits dont l’emploi est destinée à l’aviation non seulement commerciale mais aussi militaire. 

L’idée même pour une entreprise de faire partie d’un système de défense a beaucoup changé. Le changement de perception est systémique. Pour éviter une guerre, un effort de dissuasion est indispensable. Ce qui était inacceptable avant la guerre en Ukraine ne l’est plus aujourd’hui.

«Dans un environnement aussi difficile, les sociétés peinent d’ailleurs à fournir des prévisions bénéficiaires précises pour 2024 ou 2025».

Comment estimer les bénéfices des sociétés face à ces changements?

La tâche de l’analyste chargé d’estimer les bénéfices futurs est compliquée non seulement par la dé-globalisation mais aussi par les distorsions liées aux conséquences du confinement lors du covid. Le chiffre d’affaires a parfois été dopé, par exemple pour Sensirion ou U-Blox, et parfois réduit, comme pour Geberit.

Dans un environnement aussi difficile, les sociétés peinent d’ailleurs à fournir des prévisions bénéficiaires précises pour 2024 ou 2025. Elles disent souvent qu’elles se fondent sur le résultat de 2019 et l’adaptent à leurs prévisions de croissance structurelle, sachant que leur visibilité ne dépasse pas quelques semaines.

Que pensez-vous des résultats présentés récemment?

Les surprises ont plus souvent dépassé les attentes qu’en moyenne historique aux Etats-Unis. En Suisse, il est difficile de chiffrer cet écart. Le changement provient ici de la communication précédant les résultats, avec des «pre close calls» pour les analystes afin de guider leurs estimations qui pourrait créer des distorsions.

En moyenne les sociétés suisses profitent de leur situation de leader mondial dans leur domaine et d’une croissance structurelle saine. Certaines pourraient augmenter davantage leurs prix de vente. VAT pourrait les relever de 10% sans craindre une réaction négative des clients. 

Mais les sociétés suisses ne veulent pas exagérer dans une optique à court terme. Elles se placent dans un rôle de partenaire avec leurs clients et créent une forme d’écosystème qu’elles entendent préserver. Cette culture d’accompagnement du client à long terme est un atout considérable pour les entreprises suisses, face à des concurrents qui ont pour philosophie de prendre l’argent à court terme et d’ignorer le service après-vente.

Le marché allemand ne les pénalise-t-il pas?

L’Allemagne a commis de nombreuses erreurs, y compris ses autorités politiques. Elle semble s’être assouplie sur ses succès passés. Il est possible que la faiblesse de l’euro n’a rien arrangé. Elle a perdu l’envie de toujours se réinventer et de s’améliorer.  L’industrie allemande n’a guère traversé de crises. 

Dans mes fonctions, j’ai la chance de rencontrer de nombreux entrepreneurs suisses convaincus par les mérites d’une vision à long terme. Cette philosophie contraste d’ailleurs avec celle du secteur financier. Si la finance vit de la volatilité des marchés, l'industrie a besoin de certitudes, notamment de l’environnement politique, fiscal et juridique. C’est pour cette raison que je souligne les mérites de la Swissness et de sa stabilité. Sans stabilité, il n’y a pas d’investissement. 

Un entrepreneur qui ne pense qu’au prochain résultat trimestriel sera toujours lâché à long terme. Cette stabilité fait aujourd’hui défaut à l'Allemagne si bien que certaines entreprises s’en distancient.

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