Emancipation de la BCE, J-2

Eric Vanraes, Banque Eric Sturdza

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Chronique des taux de la banque Eric Sturdza.

 

Villeroy de Galhau, l’anti-Trichet

Jeudi, sauf immense surprise, la BCE entérinera une première baisse de taux afin de tirer un trait sur la période d’hyper-inflation. Les récents chiffres, notamment le rebond du CPI allemand de 2,4% à 2,8% dû principalement à des effets de base, ne devraient pas la faire dévier de sa trajectoire. François Villeroy de Galhau, leader de la branche dovish à la BCE, prône même une confirmation de ce premier geste par une seconde baisse de taux dès juillet. Ce ne sera pas facile de faire accepter par une majorité des membres du conseil une telle politique résolument accommodante mais tout l’intérêt de la prise de parole de Christine Lagarde jeudi après-midi résidera dans cet enjeu.

Cette baisse de taux sera-t-elle un one-off ou faudra-t-il s’attendre à d’autres baisses? Si oui, combien et selon quel calendrier? L’émancipation de la BCE vis-à-vis de la Fed n’était pas du tout évidente il y a encore trois mois. Or, ils vont pourtant passer à l’acte sans attendre le leader américain, poussés par une situation économique très différente sur le Vieux Continent et par les tergiversations d’une Fed hésitante qui va devoir de surcroît jongler avec un calendrier électoral lourd. Nous avons tout de même tendance à croire que la seconde baisse de taux en Europe interviendra sans doute après un premier geste des Américains.

Si nous étions dans le camp des «long Bund – short 10y Note» au cours du printemps, aujourd’hui il y a match nul entre les taux longs des deux côtés de l’Atlantique.

Cela signifie-t-il que les taux européens sont plus attrayant que les taux US? Un calcul simple, voire simpliste et pas très académique, nous indique que les taux longs européens ont déjà pris en compte cette politique dovish de la BCE. En effet, aux Etats-Unis, les taux Fed funds s’élèvent à 5,32% (mid-price de la fourchette 5,25%-5,50%). Avec un taux 10 ans à 4,5%, la pente négative Fed funds – 10 ans avoisine les 80 points de base. Dans la zone euro, avec un taux refi à 4,5% et un taux de dépôt à 4%, si nous admettons que les taux courts BCE se situent entre les deux à 4,25% avec un Bund à 2,65%, la pente négative s’établit à 160bp, soit le double de celle du marché américain. Par conséquent, si nous étions dans le camp des «long Bund – short 10y Note» au cours du printemps, aujourd’hui il y a match nul entre les taux longs des deux côtés de l’Atlantique.

La dette française, notée AA- chez S&P depuis vendredi soir, est-elle une opportunité d’investissement ? Est-ce que ce changement de notation change quelque chose? La réponse à la première question est «plutôt oui» mais au même titre que d’autres dettes gouvernementales de la zone euro comme par exemple le BTP italien. Même si les dettes ne sont pas mutualisées, depuis Mario Draghi nous savons que la BCE ne laissera pas tomber un pays membre, a fortiori majeur, de la zone et que jusqu’à un certain point, les OAT, Bonos ou autres BTP sont en quelque sorte des «Bunds subordonnés» à subordination plus ou moins light. La réponse à la seconde question est: non-événement. Les marchés se doutaient que tôt ou tard, le couperet allait tomber sur la gestion française. Il y a une semaine, le spread Bund-OAT s’élevait déjà à 46bp (3,01% - 2,55%). Aujourd’hui, nous sommes passés à 48bp (3,11% - 2,63%) et ces deux minuscules points de base d’écart montrent bien que tout était déjà dans les prix depuis un certain temps. La réponse à la première question est également illustrée par ces niveaux de spreads. L’écart entre une dette AAA et une dette AA- devrait être bien supérieur à 48bp. Bruno Le Maire peut dire merci Mario (et Christine)!

La Fed au pied du mur

Les récents chiffres macroéconomiques US vont pratiquement tous dans la même direction. L’inflation tarde à décroître véritablement mais l’absence de mauvaise surprise est déjà considérée comme un soulagement. Du côté de l’activité économique, la croissance et la consommation ont peut-être atteint un pic au cours du premier trimestre. Les chiffres publiés jeudi, PIB à 1,3% et consommation des ménages à 2%, valident un ralentissement. Les minutes du dernier FOMC n’étaient pas très claires sur le sujet de la politique de taux. Très peu de membres envisageaient une possible hausse de taux mais leur nombre n’était pas mentionné (deux ou trois selon nous, pas de quoi faire chavirer un vote) et la Fed se retrouve dans une situation inconfortable. Elle souhaite baisser les taux mais comme elle reste prisonnière du fameux «data dependant», les chiffres ne lui permettent pas de franchir le pas. Nous croyons toujours que la première baisse interviendra avant le quatrième trimestre, soit le 18 septembre.

Cela signifie-t-il que les deux prochains meetings (12 juin et 31 juillet) seront inutiles et inintéressants? Premièrement, écouter Jerome Powell n’est jamais inutile et inintéressant! Ensuite, nous n’excluons pas une baisse de taux surprise fin juillet. Pour cela, il faudrait que notre «Black Swan préféré» de début d’année fasse parler de lui. Les banques américaines, y compris les plus grandes, sont exposées plus fortement aux CRE loans que ce que tout le monde pensait. Les taux, courts et longs, ne baissent pas suffisamment pour reléguer cette inquiétude au second plan. Et si le mur de dette CRE se présente en 2025 alors que les taux sont toujours trop élevés, nous risquons une crise de style SVB mais de très grande ampleur. Moins de baisses de taux en 2024 signifient plus de baisses de taux en 2025 qui commence dans sept mois. Ainsi, la question «combien de baisses de taux en 2024?» s’avère obsolète puisque nous sommes déjà en juin. La bonne question est désormais «combien de baisses de taux dans les douze prochains mois?»

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