Les incursions en territoire inconnu et la fin d’une période glorieuse désorientent les marchés globaux.
J’ai débuté ma carrière en 1993 sur les marchés de taux. Ceux-ci sont rapidement devenus particulièrement difficiles, avec le mémorable krach obligataire de 1994 qui a fait subir de lourdes pertes aux porteurs de titres à longues échéances. Mais très vite, les rendements obligataires ont repris leur baisse historique jusqu’à la fin de la décennie 2010, en parallèle avec des pressions déflationnistes continues. Durant cette longue période, jamais la hausse des prix à la consommation américains (CPI) n’a dépassé la barre des 7%. Mais le dernier chiffre du CPI place désormais l’inflation US à 8.5%, un niveau inédit depuis 1982 ! Cet exemple d’incursion en territoire inconnu n’est pas le seul aujourd’hui et explique une bonne partie des tourments que les investisseurs ressentent.
Qui pouvait imaginer qu’on pouvait perdre autant d’argent en investissant dans des emprunts d’Etat de qualité supérieure, liquides et en monnaies fortes ? En effet, depuis 2 à 3 ans, les dégâts sont parfois considérables. A titre d’exemple, l’emprunt de la Confédération Suisse 4% 2049 a perdu le tiers de sa valeur nominale. Il s’agit pourtant d’une obligation de la plus haute qualité (AAA), liquide et libellée dans une monnaie particulièrement forte, le franc suisse…
Par ailleurs, alors que, dans les portefeuilles diversifiés, ces titres à longue duration avaient souvent servi de contrepoids lors de baisses des marchés actions, tel n’est plus le cas aujourd’hui. Bref, rien n’est plus comme avant… Il faut dire que les banquiers centraux, et en premier lieu la Fed, nous avaient donné de mauvaises habitudes. Depuis la crise LTCM en 1998, la Fed a presque systématiquement adopté une politique expansionniste, dans des proportions parfois outrageuses dès qu’un danger se profilait. Et bien souvent, les autres grandes banques centrales suivaient. Pour beaucoup, le stoïcisme de Mr Powell est une surprise aujourd’hui. Nous sommes entrés en territoire inconnu.
Les matières premières, ces vieilles reliques de l’ancienne économie qu’on pouvait croire obsolètes à l’heure de la réalité virtuelle, nous rappellent actuellement de façon violente que leur nom n’est pas dû au hasard et que leurs fluctuations et leur disponibilité peuvent avoir une importance critique. Brutalement, pour des raisons diverses, l’ère de l’abondance et de l’accessibilité immédiate des ressources énergétiques, minières et agricoles paraît menacée, avec pour effet évident une hausse des cours et, dans certains cas, un stress quant aux approvisionnements. Et leurs producteurs, même s’ils sont parfois limités par des problèmes de chaînes d’approvisionnement et de logistique, se retrouvent favorisés, un phénomène assez nouveau. Bref, nous nous retrouvons une fois de plus en territoire inconnu.
Tout est lié: les matières premières, l’inflation, les banques centrales et les taux d’intérêt. L’une des conséquences indirectes de ces paramètres, c’est le retour d’un facteur primordial dans l’investissement: le prix… Non pas le prix absolu, mais la valeur mesurée en termes de cherté ou d’abordabilité. Car des taux d’intérêts plus élevés font mécaniquement baisser la valeur des flux lointains par effet d’actualisation, et pénalisent ainsi les valorisations des actifs les plus chers.
Une des conséquences de la politique toujours plus accommodante des banques centrales a été d’occulter l’importance des valorisations. Ce phénomène a atteint son paroxysme avec les niveaux inouïs atteints par de nombreuses poches spéculatives des marchés financiers, comme les cryptomonnaies, les startups ou jeunes entreprises prometteuses mais non-profitables rangées sous divers sobriquets tels que Moonshot, Spacs, Meme, etc. Sans avoir atteint ces extrêmes, la quasi-totalité de la classe d’actifs «Growth Stocks» était ainsi devenue chère, et donc susceptible de souffrir en cas de normalisation des taux d’intérêt. C’est ce qui s’est passé depuis le quatrième trimestre 2021. Alors que les titres de croissance avaient connu une période de surperformance très soutenue au cours des 15 dernières années, ce cycle est aujourd’hui remis en cause et nous nous retrouvons ainsi une fois de plus en territoire inconnu.
Les longues phases de surperformance du «Growth», à l’image de celle que nous venons de connaître, sont relativement confortables: au-delà des performances attractives, la détention de belles valeurs de croissance bien connues est rassurante. Les sociétés génèrent des hausses de profits régulières, présentent des bilans très sains, et, dans la majorité des cas, ne sont pas sujettes à des à-coups violents dans la marche de leurs affaires. A l’inverse, les phases de surperformance des titres «Value», comme c’est le cas depuis la fin de l’année dernière, sont tout sauf confortables. En effet, de par la nature de leurs activités, la plupart des entreprises du domaine «Value» subissent beaucoup de volatilité dans leurs coûts d’approvisionnement, leurs prix de vente, le coût de leur dette, etc. De fait, les variations boursières des titres «Value» et cycliques sont bien souvent nettement plus chaotiques que celles de leurs homologues «Growth» et défensifs. Cette gestion est d’autant plus complexe que ce changement de leadership constitue une situation inédite pour de nombreux investisseurs, qui n’ont souvent connu que les dernières 15 années de surperformance des titres de croissance.
Faute de feuille de route fiable, l’investisseur, tel le voyageur des temps anciens explorant une «terra incognita», risque de s’égarer dans des déserts inhospitaliers. Heureusement, des oasis fertiles et accueillantes offrent un abri réconfortant: les «grandes valeurs internationales». En effet, cette classe d’actifs dispose d’un avantage concurrentiel de taille: n’étant pas contrainte géographiquement ou sectoriellement, elle fait l’objet d’un recyclage dynamique et permanent. Les leaders changent, disparaissent et réapparaissent selon les moments. C’est très différent de ce qui se passe dans un marché cloisonné, que cela soit relatif à une région, un pays, un secteur ou un style, et c’est pourquoi les grands indices globaux montrent des courbes flatteuses sur le long terme. Et c’est donc une raison d’espérer, car les corrections observées à ce jour sont significatives, même si nous ne sommes pas à des niveaux de valorisations dégradées. De plus en plus de poches de valeur apparaissent, à l’inverse de ces dernières années durant lesquelles c’étaient plutôt des zones de surévaluation et de spéculation de plus en plus nombreuses qui voyaient le jour. Et si nous nous trouvons peut-être là aussi en territoire inconnu, cette fois-ci c’est pour le bien!