Un couple disparate – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Quel impact un ralentissement conjoncturel en Chine aurait-il sur la Suisse?

Cette semaine, nous nous penchons sur les économies nationales chinoise et suisse. Ces deux partenaires commerciaux forment un couple disparate. Les perspectives économiques réjouissantes pour notre pays en 2019 également se fondent sur des facteurs évidents. Mais quel impact un ralentissement conjoncturel en Chine aurait-il sur la Confédération? L’économie de la République populaire est confrontée aujourd’hui à des processus de transformation peu visibles mais d’autant plus profonds. Cette évolution aura des répercussions, notamment pour la Suisse et ses investisseurs.

1. Monitoring complet de l’économie suisse

Mes très estimés collègues Oliver Adler et Claude Maurer ont publié il y a deux jours le nouveau numéro de notre étude phare intitulée «Moniteur Suisse». Elle se penche d’une part sur les perspectives conjoncturelles de la Suisse et du monde, et elle approfondit d’autre part la question de savoir quelles pourraient être les conséquences d’un éventuel ralentissement de l’économie chinoise pour notre pays. 

Abordons d’emblée l’essentiel: le «mini-boom» qui a sacré la Suisse championne d’Europe en matière de croissance en 2018 est derrière nous. Précisons néanmoins, au risque de nous répéter, qu’une récession ne se concrétise pas encore pour autant. Le faible coût du capital, la stabilité de la conjoncture intérieure, la santé des bilans des entreprises, la solidité des exportations, la confiance des consommateurs, le tourisme florissant et une légère reprise de l’immigration sont autant de facteurs qui garantissent la bonne santé de l’économie helvétique. C’est également ce que confirme la révision de nos prévisions de croissance1 à 1,5% pour 2019 et même à 1,8% pour 2020 (voir tableau 1).

Une croissance nominale a priori faible peut se révéler, en termes réels, supérieure à la moyenne en comparaison internationale. En effet, l’économie helvétique croît pratiquement sans inflation, et ce à partir d’un niveau déjà conséquent, car elle affiche l’un des revenus par habitant les plus élevés du monde. À titre d’illustration, nous prévoyons une croissance nominale de 2,8% en 2019 et de 2,9% en 2020 pour l’économie mondiale. Mais une fois corrigée de l’inflation attendue de 2,5% en moyenne, cette expansion est inférieure à celle de la Suisse en termes réels (voir tableau 2).


G-3: zone euro, USA, Japon. EM-8: Brésil, Chine, Inde, Indonésie, Corée du Sud, Mexique, Turquie, Afrique du Sud. CCG: Bahreïn, Koweït, Oman, Qatar, Arabie saoudite, EAU. Les chiffres régionaux sont pondérés en fonction du PIB nominal (au taux de change nominal).
Date des prévisions: 20 mars 2019
Source: Credit Suisse

Quoi qu’il en soit, une petite économie ouverte telle que la Suisse est fortement tributaire de la conjoncture mondiale. Et la Chine joue un rôle essentiel à cet égard: ces dix dernières années, elle a été à l’origine de plus du tiers de la croissance mondiale. Son expansion annuelle moyenne de 700 milliards de francs est supérieure à l’ensemble de la performance économique de la Suisse année après année. 

Aujourd’hui, environ 8% des exportations helvétiques directes sont destinées à Hong Kong et à la Chine, cette dernière se classant ainsi seulement cinquième parmi nos débouchés. Néanmoins, nos liens économiques se renforcent, et les exportations indirectes devraient à présent avoir atteint au moins le volume des exportations directes, lesquelles varient d’ailleurs très fortement d’une branche à l’autre. Deux tiers des smartphones vendus en Suisse viennent de la République populaire, de même qu’un vêtement sur quatre. Le tourisme chinois constitue également un marché en expansion structurelle que se disputent de nombreuses destinations de notre pays. Par exemple, alors que la commune d’Erstfeld ne comptait que 60 nuitées de visiteurs chinois en 2010, elle en a enregistré plus de 11’000 en 2018 déjà. En outre, on observe un grand nombre de liens commerciaux indirects avec l’Empire du milieu. En effet, si les équipementiers automobiles suisses exportent en majeure partie vers l’Allemagne, celle-ci envoie ensuite la plupart de leurs produits en Chine. Il en va de même pour les montres helvétiques, que les consommateurs chinois achètent partout dans le monde, principalement lorsqu’ils voyagent. 

Les exportations suisses vers la Chine présentent des particularités très diverses. Celles des secteurs pharmaceutique, chimique et de la technologie médicale tirent profit de la croissance structurelle des marchés de la République populaire, car les consommateurs de cette dernière vieillissent, vivent plus longtemps et disposent d’une épargne grandissante.

Par ailleurs, nous constatons, sans étonnement, que les exportations suisses sont soumises à des cycles particuliers dans les secteurs de l’horlogerie, des machines/ équipements électriques/métaux («MEM») et de l’alimentation. Or, un effondrement économique en Chine affecterait fortement ces segments, de même que le tourisme dans notre pays. Mais l’ampleur de l’impact dépendrait grandement des causes d’un tel ralentissement, comme le souligne notre «Moniteur Suisse»: si les fautifs étaient des facteurs spécifiques à la Chine (endettement, démographie, politique intérieure – scénario «japonais»), les répercussions sur la Suisse en seraient plutôt faibles, car la majorité des exportations helvétiques vers la République populaire tels que les produits de soins de santé sont peu sensibles à la conjoncture. Dans ce cas, ce sont principalement l’horlogerie, les «MEM» et les équipementiers automobiles qui souffriraient. En revanche, une escalade du conflit commercial actuel pourrait être bien plus néfaste pour l’économie suisse avec, d’une part, des retombées négatives sur les marchés financiers et, d’autre part, la baisse de la propension à investir, l’introduction de nouveaux droits de douane et un recul du tourisme.

2. Observation étonnante: la métamorphose de la Chine

Gregor Samsa, le protagoniste de «La Métamorphose», une nouvelle écrite par Franz Kafka en 1912, constate que sa transformation existentielle lui complique de plus en plus la communication avec son entourage, car elle modifie également sa perception de lui-même, des autres et du monde. Si la métamorphose socio-économique de la Chine est moins existentielle que celle de Gregor Samsa, elle lui pose néanmoins un défi grandissant au niveau de sa perception d’elle-même, des autres et du monde. Le pays se trouve aujourd’hui à l’aube d’un double processus de transformation: premièrement, l’évolution d’une société jeune vers une société vieillissante. Deuxièmement, la transition entre une balance courante radicalement axée sur les exportations et une balance courante durablement équilibrée. Dans les deux cas, il s’agit de processus qui entraînent de profondes mutations.

La Chine vieillit plus vite qu’elle ne s’enrichit

S’agissant du premier processus, l’évolution démographique chinoise a un air de déjà vu pour les observateurs occidentaux. La politique d’un enfant par couple en vigueur de 1979 à 2016 ainsi que l’allongement de l’espérance de vie vont donner dans une certaine mesure un aspect vieillissant au pays. Depuis quelques années, le nombre de retraités y est supérieur à celui des enfants de moins de cinq ans, et il va s’accroître encore à l’avenir. À cet égard, l’évolution démographique de la Chine est similaire à celle de l’Italie ou du Japon (voir graphique 3).

Pour cette seule raison déjà, on estime que la croissance chinoise va ralentir à l’avenir, car les retraités vivent généralement de manière plus modeste que les jeunes parents professionnellement actifs par exemple. Leurs besoins en surfaces de logement ou en articles de luxe baissent tandis que leurs dépenses pour la santé, la formation ou les voyages entre autres augmentent souvent. Les personnes âgées vivent de leur épargne tandis que les actifs la constituent. Ce modèle social aura d’importantes conséquences pour la République populaire comme pour le monde. En effet, l’excédent d’épargne chinois, qui est généralement investi dans des emprunts d’État américains et que l’ancien président de la Réserve fédérale, Ben Bernanke, qualifiait de «surabondance mondiale de l’épargne», devrait fondre à l’avenir. Avec lui devrait également disparaître le symbole le plus visible de la force exportatrice mondiale de l’Empire du milieu: l’excédent de sa balance courante. 

De championne des exportations à une économie en réseau

Encore une remarque: le changement qui s’opère en Chine entraînera automatiquement un ralentissement conjoncturel – nous le savons par expérience, et le vieillissement de la population n’en est pas la seule cause: «l’effet de base» statistique explique la baisse des taux de croissance année après année. Selon ce principe, plus la performance économique par habitant est élevée, plus les taux de croissance sont faibles en règle générale. C’est précisément pour cette raison que ceux de la Confédération helvétique sont toujours inférieurs à ceux de la République populaire. Par ailleurs, les investissements financés par des crédits, qui représentent encore 40% de la croissance en Chine, vont se heurter à leurs limites naturelles. Le gouvernement en est conscient depuis longtemps déjà. Avant même le début du conflit commercial avec les États-Unis, il avait pris des mesures pour réduire la dépendance de la République populaire vis-à-vis des investissements d’infrastructure financés par l’emprunt. Il s’est vu à présent contraint de relativiser sa politique à cet égard. Pourtant, le programme de six ans «China 2025» vise lui aussi très clairement une transformation en profondeur. Autrement dit, il s’agit davantage d’«Invented in China» que de «Made in China». Il s’agit davantage d’économie intérieure que d’exportations. Il s’agit davantage d’injection de fonds dans l’économie de marché que de répartition des capitaux publics. En raison du conflit commercial, la République populaire a remis à plus tard les mesures correspondantes qu’elle avait planifiées afin de donner la priorité à une relance de l’économie à court terme, mais elle ne les a pas abandonnées. 

Le point capital à retenir, c’est que le rôle de la Chine dans l’économie mondiale va être confronté au changement le plus profond qui soit depuis son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce. Cette évolution s’amorcera avec la première absence, peut-être durable, d’excédent de la balance courante. En 2007, ce dernier représentait encore plus de 10% de la performance économique du pays (graphique 4). Reste à savoir si la République populaire affichera à nouveau un excédent en 2019 ou si sa balance courante sera équilibrée. La réponse à cette question dépendra avant tout des prix des matières premières cette année, car celles-ci représentent, en dehors des dépenses des touristes à l’étranger, les importations les plus importantes du pays.

Les touristes chinois sont en quelque sorte la preuve vivante de la transformation socio-économique qui s’opère dans leur pays et qui va changer de manière durable le rôle de celui-ci dans le monde. Il y a vingt ans, moins de dix millions de Chinois se rendaient à l’étranger. À présent, ils sont plus de 150 millions par an à le faire, la tendance étant à la hausse. Ils se distinguent par leur passion pour le shopping et leur caractère dépensier. Ce sont surtout les actifs qui semblent avoir un grand retard à rattraper dans ce domaine. Alors que la plupart d’entre eux voyagent de préférence en Asie, ils sont encore peu à se rendre en Europe, notamment en Suisse, mais leur nombre augmentera. L’année dernière, ils ont réservé 1,5 million de nuitées sur les 38 millions vendues dans notre pays, et ce n’est que le début si l’on considère les 150 millions de touristes chinois qui sillonnent le monde annuellement. 

D’exportateur à importateur de capitaux

Tandis que nous nous réjouissons de l’afflux des touristes chinois, nous ne devons pas oublier que l’Empire du milieu perdra ainsi également son rôle traditionnel d’exportateur de capitaux. Cette évolution réconfortera peut-être ceux qui redoutent une «braderie de la patrie» aux investisseurs chinois. En revanche, la place financière suisse, un exportateur traditionnel de capitaux, pourrait saluer le fait que la République populaire sera contrainte à l’avenir d’ouvrir davantage son économie aux placements étrangers. Ce qui est incontestable, c’est que les investissements transfrontaliers – en Chine et en provenance de Chine – pourraient se transformer aujourd’hui en dynamite politique en bien des endroits. Notre Supertrend «Sociétés en colère» y fait régulièrement référence. Il faut se rappeler que le gouvernement chinois (à l’instar des États-Unis et de nombreux pays européens) se méfie lui aussi des investisseurs étrangers. Nous verrons si le conflit commercial parviendra à apaiser ces craintes grâce à une ouverture réciproque des marchés. 

Quoi qu’il en soit, les marchés des capitaux internationaux injecteront à l’avenir nettement plus de fonds en Chine qu’auparavant. Pourquoi? Parce que la part de celle-ci dans les indices de ces marchés augmente. Cette année, MSCI et Bloomberg par exemple vont considérablement relever cette part dans leurs indices. Cette raison suffit à elle seule pour que plusieurs centaines de milliards de francs affluent en Chine sous la forme de véhicules de placement indexés passifs au sein de portefeuilles. Et si les déficits des balances courantes asiatiques rappellent de mauvais souvenirs, la banque centrale chinoise pourra se vanter, à juste titre, de ses immenses réserves de devises, qui totalisent l’équivalent de plus de 3’000 milliards de dollars américains. Une position très confortable.

3. Synthèse: six perspectives pour les investisseurs (suisses)

Que faut-il retenir?

  1. En dépit des nombreuses craintes de récession qui se manifestent dans différents pays, les faits parlent en faveur d’un ralentissement modéré de l’économie mondiale, suivi d’une reprise modérée elle aussi. Cette prévision se fonde sur la politique monétaire et budgétaire, les investissements et la consommation privée, en parallèle des effets positifs des marchés financiers.
  2. L’économie suisse affiche une croissance durable et même supérieure à la moyenne en comparaison internationale, de sorte que notre pays reste un marché attractif pour les investisseurs.
  3. L’influence exercée par la Chine sur l’économie helvétique est plus importante qu’il n’y paraît à première vue.
  4. Tandis que les exportations suisses en Chine du secteur pharmaceutique, de la technologie médicale et sous forme de tourisme augmentent de manière structurelle, celles de l’horlogerie, de la technologie des machines, des équipements électriques et des denrées alimentaires sont nettement plus sensibles à la conjoncture. Et comme la République populaire vieillit plus vite qu’elle ne s’enrichit, nous conservons notre préférence pour les secteurs des soins de santé, de la santé numérique et de la robotique.
  5. Si la Chine s’ouvre aux investisseurs étrangers, ce n’est pas seulement sous la pression des États-Unis mais aussi, et de plus en plus, dans son propre intérêt. La part croissante qu’elle occupe dans les indices des marchés des capitaux internationaux va attirer davantage d’investissements, une évolution qui étaye notre préférence pour ses actions.
  6. Les investissements transfrontaliers restent néanmoins controversés sur le plan politique, et la transformation de la Chine va continuer à alimenter le Supertrend «Sociétés en colère».
1 Moniteur Suisse, Credit Suisse, T1 2019

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