Sécheresses et inondations - Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Planifiés de manière intelligente, des investissements dans les infrastructures pourraient combler des déficits tout en contribuant à atténuer les effets du changement climatique.

Le niveau de la mer et le thermomètre montent, mais les infrastructures mondiales ne suivent pas le rythme. Or les investisseurs privés pourraient exercer un «impact» durable dans ce domaine. Il s’agit d’une grande tendance de notre époque. Planifiés de manière intelligente, des investissements dans les infrastructures pourraient combler des déficits tout en contribuant à atténuer les effets du changement climatique. Tous en profiteraient: pas seulement l’environnement mais aussi les investisseurs privés avec leurs exigences de rendement.

Montée des eaux

La nouvelle dramatique d’Astrid Dehe et Achim Engstler1 intitulée «Auflaufend Wasser» (montée des eaux) constitue une bonne entrée en matière. Le 23 décembre 1866, Tjark Evers, 21 ans, élève de l’école navale royale, décide à l’occasion de Noël de rendre une visite surprise à ses parents qui habitent l’île de Baltrum en mer du Nord. Une petite barque le dépose dans le brouillard glacial. Très rapidement, il se rend compte que les rameurs ont commis une erreur qui va lui coûter la vie, car ils l’ont laissé sur un banc de sable, non sur l’île. L’eau monte et ils sont trop loin pour entendre ses cris. Or il n’est pas possible de rejoindre Baltrum à marée haute. Dans son carnet, Tjark Evers écrit une lettre d’adieux à ses parents tandis que l’eau froide lui arrive déjà au-dessus des genoux, et la confie aux flots dans une boîte de cigares, le cadeau de Noël qu’il destinait à son père. Cette boîte et la lettre ont été retrouvées plus tard sur Baltrum, où on peut les voir aujourd’hui encore au musée local.

Le changement climatique nous montre les conséquences
de notre mode de gestion et de notre style de vie.

Même si cette histoire captivante, qui nous fait véritablement sentir l’air salé de la mer, se fonde sur des faits réels, on peut y voir la parabole d’un monde en plein changement climatique. Aujourd’hui, 150 ans plus tard, les eaux montent en bien des endroits en raison de la fonte des calottes polaires et des glaciers, une menace pour de nombreuses régions côtières. Il n’est pas nécessaire d’aller très loin pour le constater: il suffit de penser à la ville de Venise, l’ancienne «Serenissima», régulièrement envahie par les marées et dont le sol s’affaisse. S’y ajoutent des précipitations d’une force extrême, qui ont récemment coûté de nombreuses vies humaines en Italie, mais aussi en Asie. Des infrastructures ont été entièrement détruites. La Californie en revanche, frappée par la sécheresse, est dévastée par les pires incendies de forêt jamais observés depuis un siècle. On suppose qu’ils ont été déclenchés par des câbles électriques aériens vétustes dont les étincelles auraient mis le feu aux arbres secs. Au cours de la seule année 2017, les États-Unis ont connu seize catastrophes naturelles, qui ont causé à chaque fois des dégâts à hauteur de plus d’un milliard de dollars.

Partout dans le monde, le changement climatique nous montre les conséquences de notre mode de gestion et de notre style de vie, principalement dans les pays industrialisés. Le fait que, dans ce contexte, les infrastructures nécessaires à la mobilité ainsi qu’à l’approvisionnement en énergie et en eau n’aient jamais été autant sollicitées explique pourquoi nous parlons du Supertrend «Infrastructure – Combler l’écart». Une bonne raison d’approfondir ce thème aujourd’hui.

Changement climatique et infrastructures: combler les déficits

Le pont le plus long du monde, qui relie Hong Kong, Zhuhai et Macao, a été récemment ouvert. Le 2 novembre, le président turc, Recep Erdogan, a inauguré à Istanbul l’aéroport supposé être le plus grand du globe. Les projets d’une telle ampleur vont-ils accélérer ou ralentir le changement climatique? Les experts sont divisés. On pourrait à juste titre faire observer que celui qui construit davantage de routes va récolter davantage de circulation, un facteur susceptible d’accélérer le réchauffement. Pourtant, si elles sont bien planifiées, des infrastructures intelligentes peuvent contribuer à exploiter les ressources naturelles de manière plus durable. La Chine a ouvert cet été une autoroute pavée de panneaux photovoltaïques. Et le meilleur, c’est que la chaussée recharge les voitures électriques pendant qu’elles roulent, par induction. Les responsables du nouveau pont Hong Kong-Zhuhai-Macao et du nouvel aéroport d’Istanbul soutiennent eux aussi qu’ils contribuent au développement durable. Je ne porterai aucun jugement en la matière. Au Maroc et en Inde également, des initiatives étatiques très prometteuses recherchent une transition énergétique et promeuvent l’énergie solaire renouvelable. Chez nous, MétéoSuisse a présenté cette semaine, en collaboration avec l’EPF de Zurich, un nouveau modèle climatique pouvant servir de base à la stratégie du Conseil fédéral qui vise à adapter la Suisse et ses infrastructures au réchauffement de la planète.

Le changement climatique menace les infrastructures
qui sont interconnectées à l’échelle mondiale.

À l’occasion du prochain sommet du G20 tenu à Buenos Aires (la ville qui répond au nom prosaïque de «bon air»), il est entre autres prévu de parler du «changement climatique et des infrastructures». La Confédération, qui a publié cette semaine un nouveau scénario climatique pour la Suisse2, y sera représentée par le Conseiller fédéral Ueli Maurer au titre d’invité. Ce dialogue aura une grande importance, car les États du G20, qui représentent deux tiers de la population mondiale, réalisent 85% de la performance économique mondiale et 75% du  commerce international. Une raison suffisante pour discuter de manière plus intense du réchauffement et des infrastructures, ces deux thèmes étant étroitement liés. D’une part, le changement climatique menace les infrastructures qui sont interconnectées à l’échelle mondiale et exige constamment de nouveaux investissements pour protéger celles-ci d’événements extrêmes. D’autre part, la mobilité de la population, qui a augmenté de manière fulgurante, engloutit plus de 55% des dépenses consacrées aux infrastructures dans le monde entier, et l’utilisation des énergies fossiles fait augmenter nos émissions de CO2. Or ces deux facteurs accélèrent le réchauffement climatique. Une analyse publiée récemment par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)3 des Nations Unies prévoit une élévation des températures de la planète pouvant aller jusqu’à 3,7 degrés Celsius d’ici à 2100 en l’absence d’une réduction drastique des émissions de CO2 (voir le graphique 1):

La probabilité que surviennent des événements climatiques extrêmes est aujourd’hui nettement supérieure à il y a dix ans seulement. Parmi les indicateurs éloquents à cet égard figurent l’augmentation des montants des dommages (sur lesquels je reviendrai) ainsi que l’élévation à l’échelle mondiale des primes d’assurance pour les risques climatiques. Et les températures annuelles enregistrées en Suisse depuis 150 ans amènent à un constat très clair: elles se sont élevées de plus de 1°C en moyenne. Neuf des années les plus chaudes sur dix depuis le début des mesures se situent au XXIe siècle.

Le graphique 3 résume les conséquences de cette élévation de la température. Et il y a un point encore plus important: selon le scénario climatique le plus récent (2018), le réchauffement se poursuit. C’est pourquoi la Confédération, les cantons et les villes élaborent une stratégie d’adaptation différenciée qui concerne en particulier les infrastructures, l’aménagement du territoire, la formation, le développement économique durable et la politique climatique.

Les analyses récentes réalisées par le gouvernement américain mettent elles aussi en évidence que le changement climatique ne connaît pas de frontières. Elles montrent que le nombre et le coût des catastrophes naturelles liées au réchauffement qui sont survenues ces dix dernières années aux États-Unis n’ont cessé d’augmenter (voir le graphique 4).

Les experts estiment qu’une augmentation de 2°C de la température de la planète ferait monter le niveau de la mer d’environ 4,7 mètres4. Ce sont en particulier les villes côtières telles que les cinq grandes métropoles de Shanghai, Hanoï, Bombay, Hong Kong et New York avec leurs 300 millions d’habitants au total qui se retrouveraient alors dans les zones les plus dangereuses, induisant automatiquement des dilemmes économiques également. En effet, l’augmentation des risques liés au changement climatique exigent l’amélioration constante des infrastructures, lesquelles doivent donc être assurées pour des montants de plus en plus élevés.

Quelle est la probabilité d’un tel scénario? Selon les études réalisées par le «think tank» allemand Germanwatch, aucune nation n’a jusqu’ici pris de mesures suffisantes pour limiter la hausse de la température du globe à 2°C en moyenne, comme le préconise l’accord de Paris. C’est pourquoi ce groupe d’experts a laissé symboliquement vides les trois premières places du classement annuel des pays. Treize États européens, dont la Suisse, reçoivent quand même la note «bien». Certains pays émergents attirent l’attention favorablement eux aussi. Le Maroc et l’Inde, par exemple, déploient de très grands efforts pour remplacer les combustibles fossiles par des énergies renouvelables à l’échelle nationale. La Chine a nettement progressé dans le classement même si elle n’occupe que la 41e place en raison du niveau relativement élevé de ses émissions et de la hausse de sa consommation d’énergie. Pourtant, aucun autre pays n’investit actuellement davantage qu’elle dans les énergies renouvelables, les transports publics et l’électromobilité. Néanmoins, la Chine est un géant qui se réveille. Ses  investissements dans des infrastructures durables doivent augmenter très rapidement, ne serait-ce que pour pouvoir répondre aux besoins croissants de sa population5.

Investissements durables à une époque en pleine mutation

Comme nous le voyons, le réchauffement climatique, la mondialisation, l’urbanisation et les nouveaux modes de vie ne cessent de faire augmenter les coûts et nos exigences en matière d’infrastructures. D’ici à 2040 (selon les études du G20), il faudra y investir l’équivalent de 97'000 milliards de francs à l’échelle mondiale, notamment dans la mobilité (55%), l’énergie (30%), la communication (10%) et l’eau (5%). Il s’agit là d’un montant faramineux (voir le graphique 7), en particulier si l’on songe que quelque 60% de cette somme seront déboursés par les pays émergents, en majeure partie bien sûr par la Chine. À titre de comparaison: 97'000 milliards de francs correspondent environ à 140 fois la performance économique annuelle de la Suisse actuellement.

Bien entendu, la Suisse est déjà l’un des pays les mieux lotis du monde en termes d’infrastructures, mais cela ne la dispense pas de renforcer celles-ci et de les adapter. Bien entendu, les déficits en la matière ne sont pas imputables au seul changement climatique, mais les interdépendances sont grandes et peut-être à double tranchant. Des stratégies durables de  développement des infrastructures peuvent constituer des instruments puissants de lutte contre le réchauffement du globe. Les plans d’urbanisation, par exemple, devraient prévoir des espaces pour le reboisement, qui est l’une des mesures les plus efficaces pour la protection du climat. La promotion des transports publics et de l’électromobilité est un moyen de réduire les émissions de CO2. Des infrastructures de communication performantes peuvent contribuer à boucler des cycles économiques durables. Une planification intelligente des bâtiments et des aménagements urbains permet de réduire les coûts de chauffage et de climatisation.

Déficit de financement de 15'000 milliards

La volonté politique de mettre en oeuvre toutes ces mesures se renforce, en dépit des échecs malheureusement fréquents. Il s’agit là d’une évolution favorable. Néanmoins, à une époque où les États ne cessent de s’endetter, l’écart entre les souhaits et la réalité exigera de combler d’énormes déficits de financement. Voilà la grande difficulté. Les experts du G20 estiment que ces déficits devraient atteindre un montant cumulé de 15'000 milliards de francs d’ici à 2030. Y a-t-il une solution envisageable à cet égard? Oui, les marchés des capitaux privés. L’avantage dans le cas des infrastructures, c’est que les besoins élevés de fonds sont généralement compensés par des actifs stables dégageant des rendements réguliers à long terme. En effet, les ouvrages très coûteux tels que les routes, les ponts, les aéroports, les centrales électriques, les stations d’épuration ou encore les installations de télécommunication se prêtent  parfaitement aux partenariats entre secteurs public et privé indépendamment de la structure des participations. Présentés d’une manière adaptée au marché des capitaux, ils peuvent généralement être financés sur ce dernier.

Pour qu’une telle collaboration ne se contente pas de lutter contre le changement climatique mais tire également profit de son ralentissement, une planification intelligente et une répartition judicieuse des risques sont indispensables. Un voeu pieu? Certes. Mais il est réalisable. C’est ce qu’illustrent par exemple plus de cent «Green-Bonds» garantis, émis avec succès par la Banque mondiale à hauteur de dix milliards de dollars américains, ainsi que d’autres proposés à l’échelle nationale pour un montant total de 120 milliards de dollars6. Et ils ne reposent pas sur du sable! Bien au contraire, ces titres peuvent créer un important effet «gagnant-gagnant» en assurant le développement durable des infrastructures d’une part et en satisfaisant aux exigences de rendement des investisseurs privés d’autre part. De manière générale, de nombreuses raisons parlent actuellement en faveur des emprunts et du capital-risque dans le domaine des infrastructures. Des rendements attractifs et stables ne constituent que l’une d’entre elles. L’impact durable en est une autre. Voilà ce pour quoi nous nous engageons, car le profit et les principes ne sont pas contradictoires.

 

1 Astrid Dehe et Achim Engstler: «Auflaufend Wasser», Steidl Verlag, Göttingen 2013
5 Davantage d’informations à ce sujet dans la récente étude du Credit Suisse Research Institute «Asia in Transition»

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