Nouveau regard sur la technologique chinoise

Alain Barbezat, BCV

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Sous-évaluées, les sociétés liées à l’intelligence artificielle sont à un tournant compte tenu du potentiel de croissance lié au marché intérieur et non au commerce mondial en pleine tourmente.

Et DeepSeek est arrivé. Les investisseurs sont désormais conscients du choc subi par les marchés depuis la fin du mois de janvier. Du jour au lendemain, DeepSeek a changé la façon dont le monde perçoit la Chine et sa capacité technologique.

Le lancement et l'impact de DeepSeek ont été décrits comme un moment Spoutnik pour les Etats-Unis et pour l'industrie mondiale de l'IA. Le plus important est peut-être qu'il a démontré l'ampleur du potentiel de l'ingénierie chinoise. Dans un environnement contraignant – devant faire face aux restrictions imposées par les Etats-Unis –, les techniciens chinois ont été forcés à sortir des sentiers battus et à innover.

Ces dernières années, les Etats-Unis ont utilisé la technologie, domaine où ils étaient dominateurs, afin d'ostraciser la Chine en lui coupant l’accès aux dernières avancées technologiques et en encourageant leurs producteurs nationaux à rapatrier leur production. Malgré cette attaque frontale, l'économie chinoise est parvenue non seulement à garder la tête hors de l'eau, mais aussi à progresser dans les domaines où les Etats-Unis tentaient de les marginaliser.

L'ingéniosité de l'ingénierie chinoise

L'un des aspects significatifs de ce développement réside dans le fait qu’il est le fruit d'innovations du secteur privé plutôt que d'une impulsion du gouvernement, qui croit à nouveau en ses géants technologiques.

Il faut reconnaître au président Xi Jinping le mérite d'avoir mis l'accent sur l'enseignement supérieur dans le cadre de ses efforts pour améliorer la chaîne de valeur de la Chine.

En février de cette année, Xi Jinping a symbolisé l'attention portée par les plus hautes sphères politiques à l'IA en tenant une réunion rare avec certains des plus grands capitaines du secteur privé technologique chinois, les exhortant à «montrer leur talent» et à avoir confiance dans la puissance du modèle et du marché chinois. Ce rassemblement pro-entreprises, étroitement chorégraphié, marque un tournant significatif dans l'approche de Pékin à l'égard des géants de la technologie par rapport à la répression réglementaire d'il y a quatre ans.

De telles opportunités de croissance économique d'origine interne sont généralement plus durables que des efforts externes ponctuels. Preuve en est les autres annonces – certes moins médiatisées mais tout aussi spectaculaires que DeepSeek – faites par la Chine depuis février dans le domaine de l’intelligence artificielle.

Il n’y a pas que DeepSeek

Ainsi, Monica, une start-up fondée en 2022, a lancé Manus, le premier agent d'intelligence artificielle entièrement autonome au monde, capable de penser et d’agir de manière indépendante. Il peut naviguer dans le monde numérique et prendre des décisions avec une rapidité et une précision que même les professionnels les plus chevronnés ont du mal à égaler. C’est une prouesse que la Silicon Valley n’avait jusqu’ici que théorisée.

Autre exemple: Ant Group Co., soutenu par Alibaba, a utilisé des semi-conducteurs fabriqués en Chine pour développer des techniques de formation de modèles d'IA qui réduiraient les coûts opérationnels de 20% par rapport à la prouesse de DeepSeek tout en obtenant des résultats similaires à ceux obtenus avec des puces Nvidia.

Et s’il en fallait encore un: la société Unitree a révélé au monde, lors du gala de la Fête du printemps de cette année – l'émission de télévision la plus regardée en Chine qui réunit plus d'un milliard de téléspectateurs –, son robot humanoïde dépassant en performances tout ce qui a été réalisé dans ce domaine jusqu’alors.

Quatre fois plus de diplômés

Une situation qui n’est peut-être pas aussi surprenante qu’il n’y paraît de prime abord étant donné que la Chine diplôme aujourd'hui plus d'ingénieurs chaque année que les quatre pays suivants réunis. En 2020, 3,57 millions de diplômés en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STIM) ont été recensés en Chine, contre 820’000 aux Etats-Unis.

Ce réservoir de talents donne à la Chine davantage de chances de bouleverser la donne. Dans une étude couvrant la période 2014-2023, l'OMPI (Organisation mondiale de la propriété intellectuelle) a dévoilé que la Chine avait déposé 38’210 brevets sur l’intelligence artificielle générative, soit six fois plus que les 6276 brevets américains.

Il faut reconnaître au président Xi Jinping le mérite d'avoir mis l'accent sur l'enseignement supérieur dans le cadre de ses efforts pour améliorer la chaîne de valeur de la Chine. Aujourd'hui, environ 40% des diplômés du secondaire vont à l'université, contre 10% en 2000 et l'ingénierie est l'une des disciplines les plus populaires pour les études supérieures.

Dans un discours intitulé «Forge Ahead Towards the Grand Goal of Building a Technological Powerhouse» (Aller de l'avant vers le grand objectif de construction d'une puissance technologique) prononcé lors de la Conférence nationale sur la science et la technologie en juin 2024, Xi Jinping a exposé l'objectif stratégique de la Chine: devenir une puissance scientifique et technologique mondiale d'ici à 2035. Il a souligné que la modernisation à la chinoise passait par la modernisation scientifique et technologique pour soutenir un développement de haute qualité. Une vision qui contraste actuellement avec la situation américaine où la recherche scientifique et technologique n’est pas épargnée par les mesures prises par l'administration Trump.

Cette vision doit permettre l’émergence d’un nouveau modèle de croissance. Oui, la main-d'œuvre chinoise vieillit rapidement. Oui, par rapport à l'Asie du Sud-Est, les salaires sont devenus trop élevés pour les exportations traditionnelles, telles que les smartphones et l'habillement. Mais les ingénieurs chinois sont encore jeunes, bon marché et abondants.

Perméabilité

Comment a réagi le marché? Premier constat, à la suite du choc DeepSeek, la décote des valeurs technologiques chinoises s'est réduite. Mais avec un ratio cours/bénéfices de 17x, comparé au 25x de l’indice Nasdaq, elle reste substantielle. De même, l’écart de valorisation entre l’indice global MSCI Chine, qui s’échange 11x ses bénéfices estimés, et le S&P500, évalué à 20x ses attentes bénéficiaires, paraît disproportionné.

La convergence de ces ratios pourrait passer par le potentiel de diffusion de la technologie liée à l'IA en open source dans un grand nombre d'industries et de secteurs, améliorant ainsi la productivité de manière rentable, qui plus est dans une société vieillissante où la main-d’œuvre diminue. C’est la deuxième révolution de DeepSeek, celle de démocratiser l'IA générative en réduisant les coûts et en élargissant son application à tous les secteurs. Ainsi, l'innovation technologique pourrait aider à surmonter les obstacles démographiques, entraînant une croissance à long terme plus forte et donc une valorisation boursière plus élevée que prévu.

En fait, l’une des plus grandes opportunités pour la Chine réside dans la combinaison de la technologie liée à l'IA avec une infrastructure industrielle traditionnelle sans concurrence réelle pour résoudre des problèmes pratiques et créer de la valeur économique. Car, souvent, les meilleurs investissements sont réalisés dans les sociétés et les entreprises qui bénéficient de la technologie, et non dans la technologie elle-même. Une fois l'infrastructure de l'IA en place, l'effet d'autonomisation d'autres industries sera plus évident et pourrait être similaire à l'impact d'internet dès le tournant des années 2000.

Opportunités d'investissement

La réévaluation des actifs technologiques chinois provoquée par DeepSeek n'en est qu'à ses débuts. A l'avenir, chaque percée technologique majeure et chaque mise en œuvre d'application pourrait entraîner une augmentation systématique de la valorisation.

Il y a trois mois, quiconque faisait remarquer que la Chine était en train de dépasser l'Occident dans pratiquement tous les secteurs d'activité risquait d'être taxé d'activiste du parti communiste chinois. Aujourd'hui, les investisseurs semblent plus ouverts à cette idée.

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