L'Europe peut-elle créer une économie de l'innovation?

Philippe Aghion, Mathias Dewatripont et Jean Tirole

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Les investissements du secteur privé dans la recherche et le développement en Europe ne représentent que la moitié de ceux des Etats-Unis.

Au cours des trois décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l'Europe occidentale a rattrapé les États-Unis en termes de PIB par habitant. Mais depuis le milieu des années 1990, cette tendance s'est inversée. Les États-Unis progressent deux fois plus vite que l'Europe.

Que s'est-il passé? L'explication est simple. Pendant les Trente Glorieuses, les politiques de l'Europe occidentale ont favorisé un modèle de croissance basé sur l'imitation et l'accumulation. Ces pays rattrapaient leur retard et le processus était facilité par l'accès illimité aux combustibles fossiles (jusqu'au premier choc pétrolier de 1973-74). Le plan Marshall américain aidait les Européens de l'Ouest à reconstituer leur stock de capital et les systèmes éducatifs favorisaient l'absorption des nouvelles technologies en provenance des États-Unis.

Cependant, il arrive un moment où le potentiel de croissance de l'imitation et de l'accumulation s'épuise. Une fois que l'on s'est suffisamment rapproché de la frontière technologique, l'innovation devient nécessairement le principal moteur de la croissance. Cela a certainement été le cas aux États-Unis, où la révolution des technologies de l'information, et maintenant celle de l'intelligence artificielle, se sont développées de manière assez spectaculaire. En Europe, cependant, les décideurs politiques n'ont pas réussi à adopter les institutions et les politiques nécessaires pour promouvoir l'innovation de rupture.

En conséquence, les investissements du secteur privé dans la recherche et le développement en Europe ne représentent que la moitié de ceux des États-Unis. Cette situation est principalement due à un effet de composition. La R&D européenne est concentrée dans le secteur de la moyenne technologie, qui absorbe plus de 50% de la R&D privée. L'industrie automobile en représente environ un tiers, même si elle ne génère que peu d'innovations de rupture. En revanche, 85% de la R&D privée aux États-Unis se situe dans des domaines à plus forte intensité de R&D et à rendement plus élevé (accessoirement), tels que la biotechnologie, les logiciels, le matériel informatique et l'IA.

La R&D privée en Europe souffre également de la fragmentation de l'UE. Dans les 27 États membres, il existe 27 législations du travail différentes, des ensembles de règles de passation de marchés (très peu de marchés publics sont centralisés au niveau de l'UE, contrairement aux marchés publics fédéraux aux États-Unis), des organismes de réglementation des valeurs mobilières, de l'électricité et des produits pharmaceutiques, et ainsi de suite.

En outre, les startups européennes souffrent de l'absence d'une véritable union des marchés de capitaux. L'Europe n'a rien de comparable au Nasdaq. Elle ne dispose pas du réseau dense de capital-risque américain pour financer de nouveaux projets innovants et, à quelques exceptions nationales près (Suède, Danemark et Pays-Bas), ses investisseurs institutionnels (fonds de pension et fonds communs de placement) sont moins enclins à prendre les risques associés à l'innovation radicale. Si l'épargne des ménages européens est abondante, elle est principalement canalisée vers des projets à faible risque ou des titres publics.

Le soutien du secteur public européen à l'innovation laisse également à désirer. Aux États-Unis, le financement public de la R&D est concentré au niveau fédéral, alors que le financement public dans l'UE se fait principalement au niveau des États membres. Comme chacun sait, l'UE est un géant de la réglementation, mais un nain budgétaire (avec un budget total d'environ 1% du PIB de l'Union). Compte tenu de l'ampleur des défis actuels, qui nécessitent des transitions écologiques et numériques à l'échelle de l'économie, il s'agit là d'un énorme handicap.

De plus, en ce qui concerne les institutions publiques, rien en Europe ne ressemble aux agences américaines de projets de recherche avancée (Advanced Research Project Agencies). En déléguant la prise de décision et la gestion des projets à des scientifiques de haut niveau, les Arpa ont aidé le gouvernement américain à stimuler en permanence l'innovation perturbatrice dans des secteurs stratégiques. Parmi les succès célèbres associés à cette stratégie figurent le GPS, Internet (dérivé d'Arpanet) et les vaccins à ARN messager (ARNm) contre la Covid-19.

Les vaccins à ARNm sont un exemple éclatant de « politique industrielle favorable à la concurrence ». Lorsque le Covid-19 est apparu, la Biomedical Advanced Research and Development Authority (Barda) a concentré son financement sur trois technologies, avec deux projets (un américain, un européen) par technologie. Les six projets ont été approuvés par la Food and Drug Administration américaine et l'Autorité européenne des médicaments en un temps record. Il est intéressant de noter que les deux principaux gagnants, l'entreprise américaine Moderna et l'entreprise allemande BioNTech, étaient de petites start-up de biotechnologie. Un seul projet émanait d'un leader mondial des vaccins avant la pandémie (un partenariat Sanofi-GSK).

Cet exemple offre un modèle pour une politique industrielle européenne réussie. Le modèle américain délègue la prise de décision scientifique à des scientifiques de haut niveau. Il ne prétend pas savoir quelles technologies seront efficaces et ne désavantage pas les nouveaux entrants. Ces caractéristiques en font un remède prometteur à bon nombre des graves lacunes de l'écosystème européen de l'innovation que l'ancien président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, a mises en évidence dans son récent rapport sur la compétitivité de l'Europe.

Draghi propose des investissements publics et privés massifs dans la recherche fondamentale et les technologies de rupture, ainsi que des réformes de la gouvernance de l'Union Européenne visant à rationaliser la prise de décision, à assouplir les contraintes réglementaires et à confier les rênes aux scientifiques et aux entrepreneurs.

L'Europe doit de toute urgence créer les conditions nécessaires à l'émergence de nouveaux innovateurs prometteurs. En l'absence de changement dans sa doctrine économique, où la réglementation l'emporte largement sur l'investissement, l'Europe risque de connaître un déclin irrémédiable. Le rapport Draghi montre la voie à suivre pour sortir de cette spirale de la mort économique. Mais il faut d'abord que son message sur la gouvernance soit pleinement assimilé.

 

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