Les derniers seront les premiers

Thomas Planell, DNCA

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Pour les capitaines d’industrie et leurs grands navires cotés, l’azimut reste à terme la reconnaissance et la valorisation par les marchés.

Le «super cycle» des matières premières des années 2000 aura été la conséquence de l’industrialisation et des grands projets d’infrastructures en Chine. Le suivant, qui pourrait avoir déjà débuté trouverait sa cause dans la décarbonisation de l’économie mondiale. Cela peut paraître paradoxal, mais la route vers un monde qui émettrait moins de CO2 ne semble pas, pour l’instant, emprunter la direction de la décroissance. Au contraire, la multiplication des projets de relance ou d’initiative privée gravitant autour de la transition énergétique est en train de projeter l’humanité, 10’000 ans après sa découverte, dans un nouvel Âge du cuivre! Dans de nombreuses filières industrielles, les investissements s’accumulent, les capitaux appelés culminent, et avec eux les espérances de retours et gains financiers.

Gigantesques, les projets les plus massifs de ce début de siècle s’expriment aujourd’hui en Gigawatts ou en tonnes d’hydrogène et ne sont plus l’apanage des pure players des énergies renouvelables. Après la Gigafactory de Tesla, c’est au tour de Volkswagen d’annoncer que cinq autres usines succéderont à la première unité de fabrication de batteries du groupe, déjà développée avec Northvolt en Suède. En 2030 le fabricant devrait produire l’équivalent de 240 GW de batteries par an suivi par Automotive Cells Company (AAC, le consortium Total Saft PSA) qui vise 48 GW. Outre la batterie (plusieurs milliers d’euros par véhicule), l’électronique de puissance (chargeurs, onduleurs de traction, convertisseurs…) est au cœur de la transition. Le champ de valeur des semi-conducteurs de puissance est en apparence moindre (il s’étire entre 300 & 2000 euros par véhicule) mais s’étend en réalité à tout procédé où l’énergie créée (mouvement des pales d’une éolienne par exemple) doit être convertie en courant et vice-versa, lorsque l’énergie stockée ou distribuée (hydrogène, pile à combustible, bornes de recharge) doit être convertie en puissance utile.  Face à la pénurie de semi-conducteurs qui ne concerne plus seulement le secteur automobile (c’était au tour du CEO de Samsung de concéder que l’ensemble de la chaine de valeur est touché), de nouvelles salles blanches, ces bâtiments considérés comme les plus propres au monde d’où sortent les précieux semi-conducteurs, devraient essaimer un peu partout sur la planète avec la montée en cadence des offres de mobilités et de production énergétique vertes. Après avoir pris conscience des initiatives des valeurs pétrolières en matière d’engagement climatique, le marché élargit son horizon d’appréciation des critères environnementaux: Blackstone a annoncé vouloir considérer les efforts du secteur minier (qui s’avère central pour l’approvisionnement de la green tech) à la lumière des critères de l’investissement responsable, Volkswagen, quant à elle, progressait de près de 20% en séance lorsque la société dévoilait son plan de transition.

Ces mouvements extrêmes ne sont finalement
peut-être pas totalement dénoués d’intérêt social.

Du côté des industriels historiques, la réponse continue de s’organiser. Le Français Air-Liquide et l’Allemand Siemens Energies ont conclu une coopération de taille en janvier: répondant à l’objectif politique d’une coopération franco-allemande, elle pourrait préfigurer la création d’un EADS de l’hydrogène. L’enjeu est de taille: la production mondiale d’hydrogène pourrait être multipliée par 8 d’ici 2030, à 550 millions de tonnes. Rien qu’en Europe, l’objectif est de se doter de 40GW de production par électrolyse d’ici 2030. Au contraire, les pure players qui avaient affiché des performances étincelantes l’an dernier continuent de souffrir de la hausse de taux (le rendement à 10 ans américain s’approche du seuil des 1,80%, un niveau qui commence à avoir des effets sur la valorisation des valeurs de croissance notamment) et de la rotation des styles en faveur des valeurs value et cycliques. Surtout, plus fondamentalement, le risque de voir la rentabilité des projets futurs plafonner en raison de la compétition croissante, de la pression sur les prix constatée dans les appels d’offres et d’une fiscalité qui pourrait se montrer moins clémente (déjà le cas au Royaume-Uni) mettent en doute la soutenabilité de la valorisation du secteur par rapport au reste du marché.

Enfin, les retards pris par certains chantiers en raison de la pandémie peuvent peser de façon significative lorsque le recours à l’endettement a été trop intense. C’est par exemple le cas du spécialiste français des énergies vertes, Neoen dont le poids de la dette se fait ressentir quand les projets tardent à être livrés. La structure financière de la holding de projets française ne sera pas aussi avantageuse que par le passé: entre son introduction en bourse et aujourd’hui, le groupe aura investi près de 700 millions d’euros de fonds propres pour financer les 5 premiers gigawatts de son portefeuille. Mais en estimant devoir potentiellement lever 1,2 milliard d’euros d’actions supplémentaire, l’ex Direct Energies Renouvelables va ainsi financer ses 5 prochains GW avec trois fois plus de capital que les 5 premiers. La décote de souscription proposée reflète ainsi des retours dilués sur les futurs projets.

Finalement, le repli de la valorisation des vedettes de la cote ESG et le retour en grâce des acteurs historiques de «la vieille économie» s’engageant dans la transition écologique démontre une disposition plus équilibrée et rationnelle des investisseurs, qui ont rééquilibré leur façon d’appréhender les enjeux ESG. De nouvelles perspectives s’ouvrent, sans que l’on puisse pour autant jeter l’opprobre sur la bulle de 2020, car ces mouvements extrêmes ne sont finalement peut-être pas totalement dénoués d’intérêt social. Après tout, serions-nous tous équipés de la fibre optique sans l’attrait vertigineux des capitaux pour les NTIC en 2000 qui a permis le financement de vastes projets d’infrastructures de télécommunications? Les acteurs historiques de l’automobile auraient-ils été si pressés de se tourner vers les nouvelles motorisations sans l’ascension boursière fulgurante de Tesla? Les pétroliers seraient-ils autant enclins à repenser leurs portefeuilles d’actifs sans le flamboyant parcours boursier des champions des énergies vertes? La gouverne réglementaire, les subventions, la fiscalité et l’éthique d’entreprise peuvent influencer l’allocation de capital des entreprises vers la transition. Mais pour les capitaines d’industrie et leurs grands navires cotés, l’azimut reste à terme, la reconnaissance et la revalorisation par les marchés. Pour Volkswagen, cinq ans après le scandale du «Dieselgate», elle semble avoir commencé.  Et si les gagnants de 2021 étaient les derniers à convaincre quant à leur engagement ESG?

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