Les banques centrales sonneront-elles le glas des cryptomonnaies?

Nouriel Roubini, Université de New York

3 minutes de lecture

En émettant leurs propres monnaies numériques, les banquiers centraux évinceraient aisément des devises virtuelles sans valeur. 

Les banquiers centraux ont commencé à discuter de l'idée de monnaies numériques ... émises par les banques centrales (Central Bank Digital Currencies ou CBDC). Aujourd’hui, même le Fonds monétaire international et sa directrice générale, Christine Lagarde, parlent ouvertement des avantages et des inconvénients du concept.

Cette conversation est attendue de longue date. Les espèces sont de moins en moins utilisées et ont presque disparu de certains pays commes la Suède et la Chine. En parallèle, les systèmes de paiement numériques – PayPal, Venmo et d'autres en Occident; Alipay et WeChat en Chine; M-Pesa au Kenya; Paytm en Inde – offrent des alternatives intéressantes aux services autrefois offerts par les banques commerciales traditionnelles.

Les réserves des banques centrales
sont déjà détenues en monnaie numérique.

La plupart des innovations de technologie financière («fintech») sont encore liées aux banques traditionnelles qui ne dépendent aucunement des cryptomonnaies ou de la blockchain. De même, si des CBDC sont émises un jour, elles n’auront rien à voir avec ces technologies blockchain qui font l'objet d'un battage extravagant.

Néanmoins, quelques crypto-fanatiques éperdus ont présenté l'étude des CBDC comme preuve que même les banques centrales ont besoin de technologie blockchain ou crypto pour entrer dans le jeu des monnaies numériques. Ce qui n'a aucun sens. En tout état de cause, les CBDC remplaceraient probablement tous les systèmes de paiement numérique privés, indépendamment du fait qu'ils soient reliés à des comptes bancaires traditionnels ou à des cryptomonnaies.

En l'état actuel, seules les banques commerciales ont accès aux bilans des banques centrales; et les réserves des banques centrales sont déjà détenues en monnaie numérique. Voilà pourquoi les banques centrales sont si efficaces et rentables dans leur rôle d’intermédiaire aux opérations de paiement et de prêt interbancaires. Parce que les individus, les entreprises et les institutions financières non bancaires ne bénéficient pas du même accès, elles doivent compter sur les banques commerciales agréées pour traiter leurs transactions. Les dépôts bancaires sont donc une forme d'argent privé utilisée pour les transactions entre  agents privés non bancaires. Par conséquent, même des systèmes entièrement numériques tels qu’Alipay ou Venmo ne peuvent pas fonctionner en dehors du système bancaire.

En permettant à toute personne de faire des transactions par l’intermédiaire de la banque centrale, les CBDC bousculeraient cet arrangement, diminuant le besoin d’espèces, de comptes bancaires traditionnels et même de services de paiement numérique. Mieux encore, les CBDC n’auraient pas besoin d’un registre public et distribué, «sans permission» et «sans confiance», comme dans le cas des cryptomonnaies. Après tout, les banques centrales fonctionnent déjà avec un registre privé et non distribué, à permission centralisée, qui permet d’assurer des paiements et des transactions en toute sécurité et en toute transparence. Aucun banquier central sain d’esprit n’échangerait jamais ce système efficace contre une alternative basée sur une blockchain.

Les cryptomonnaies comme le Bitcoin
ne sont pas réellement anonymes.

Si une CBDC devait être émise, elle remplacerait immédiatement les cryptomonnaies, qui ne sont ni modulables, ni bon marché, ni sécurisées, ni même réellement décentralisées. Leurs défenseurs expliquent que les crypto-monnaies demeureraient attrayantes pour les personnes qui souhaitent garder l'anonymat. Or, comme pour les dépôts bancaires privés d'aujourd'hui, les transactions en CBDC pourraient elles aussi être rendues anonymes, en accordant l'accès à l’identité du titulaire du compte, le cas échéant, uniquement aux forces de l'ordre ou aux organismes de réglementation, comme cela se passe déjà avec certaines banques privées. En outre, les crypto-monnaies comme le Bitcoin ne sont pas réellement anonymes, étant donné que les individus et les organisations qui utilisent des portefeuilles cryptés laissent néanmoins une empreinte numérique. Et les autorités qui veulent légitimement traquer les criminels et les terroristes vont bientôt sévir contre les tentatives de créer des crypto-monnaies de manière complètement anonyme.

Dans la mesure où les CBDC évinceraient les cryptomonnaies sans valeur, elles devraient être accueillies positivement. De plus, un système basé sur des CBDC, en transférant des paiements de privés vers les banques centrales, serait une aubaine pour l'inclusion financière. Des millions de personnes non bancarisées auraient accès à un système de paiement efficace et quasi gratuit grâce à leurs téléphones portables.

Le principal problème avec les CBDC est qu'elles perturberaient le système actuel de réserves fractionnaires par lequel les banques commerciales créent de l'argent en prêtant plus qu'elles ne détiennent en dépôts liquides. Les banques ont besoin de dépôts afin d'accorder des prêts et d'investir. Si tous les dépôts bancaires privés devaient être changés en CBDC, les banques traditionnelles devraient devenir des «intermédiaires de fonds prêtables», empruntant des fonds pour financer des prêts à long terme tels que les crédits hypothécaires.

En d'autres termes, le système bancaire à réserves fractionnaires serait remplacé par un système bancaire étroit administré principalement par la banque centrale. Cela reviendrait à une révolution financière – qui aurait de nombreux avantages. Les banques centrales seraient en meilleure position pour contrôler les bulles de crédit, arrêter les paniques bancaires, éviter l'asymétrie des échéances et réglementer les décisions de crédit à risque des banques privées.

Christine Lagarde a plaidé pour des partenariats public-privé
entre banques centrales et banques privées.

Jusqu'à présent, aucun pays n'a décidé de s’engager dans cette voie, peut-être parce qu'elle entraînerait une désintermédiation radicale du secteur bancaire privé. Une alternative serait que les banques centrales re-prêtent en retour aux banques privées les dépôts qui seraient changés en CBDC. Mais si le gouvernement devenait effectivement le seul déposant et fournisseur de fonds des banques, le risque d'ingérence de l'État dans leurs décisions serait évident.

Lagarde, pour sa part, a plaidé en faveur d'une troisième solution: des partenariats public-privé entre les banques centrales et les banques privées. «Les individus pourraient détenir des dépôts classiques auprès de sociétés financières, mais les transactions seraient en fin de compte réglées en monnaie numérique entre les sociétés», a-t-elle récemment expliqué lors du Festival Fintech de Singapour. «Exactement comme aujourd’hui, mais de façon instantanée». L'avantage de cet arrangement est que les paiements «seraient immédiats, sûrs, bon marché et potentiellement semi-anonymes». En outre, «les banques centrales garderaient la main sur les paiements».

C'est un compromis intelligent, mais certains puristes soutiendront que cela ne résoudrait pas les problèmes du système actuel de banques à réserves fractionnaires. Il y aurait encore un risque de paniques bancaires, des asymétries d’échéances et des bulles de crédit alimentées par l'argent créé par les banques privées. Et il y aurait encore besoin d'une assurance-dépôts et du soutien de prêteur en dernier ressort, qui créent un aléa moral. Ces questions devront être gérées par la réglementation et la surveillance des banques, qui ne seraient pas nécessairement suffisantes pour prévenir les crises bancaires futures.

Avec le temps, le système bancaire étroit basé sur les CBDC et les intermédiaires de fonds prêtables pourraient assurer un système financier meilleur et plus stable. Si les alternatives sont un système de réserves fractionnaires sujet aux crises et une contre-utopie crypto, nous devrions rester ouverts à l'idée.

Traduit de l’anglais par Timothée Demont

Copyright: Project Syndicate, 2018.

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