Le regain du litige sino-US compromet le rebond des émergents

Marc Brütsch & Josipa Markovic, Swiss Life

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Après deux bons mois pour le secteur manufacturier des pays émergents, l’indice des directeurs d’achat de ces marchés a plongé en mai.

©Keystone
Guerre sans vainqueurs

L’expansion de nombreux pays émergents dépend de la santé des échanges mondiaux. La résurgence de tensions complique un peu plus la tâche d’une demande mondiale déjà faible. Point particulièrement préoccupant, la baisse de la demande chinoise en entrées intermédiaires utilisées pour les exportations, résultat de l’imposition des droits de douane. Outre l’impact négatif sur les flux, les tensions ravivées sont source d’incertitude et perturbent le climat. Après deux bons mois de l’indice des directeurs d’achat du secteur manufacturier (PMI) dans les pays émergents – un excellent signe d’expansion économique – le PMI consolidé de ces marchés a plongé en mai, traduisant la perte de confiance et la baisse des exportations. 

Le Viêt-Nam bénéficie d’une forte progression
de ses exportations vers les Etats-Unis.

Alors que les entreprises importatrices américaines et chinoises se tournent vers des pays tiers pour s’approvisionner et éviter les droits de douane, l’identité des vainqueurs de ce conflit, s’il y en a, est une question émergente. Les importateurs chinois s’adressent principalement aux pays sud-américains pour les produits agricoles comme le soja, et les américains principalement vers les pays asiatiques pour l’électronique et le mobilier. Le Viêt-Nam est l’un des principaux gagnants de cette diversification, avec une forte progression de ses exportations vers les Etats-Unis. En totalité, elles restent modérées, signe de la faiblesse de celles vers la Chine. De plus, cette diversification dans certains pays ne suffit pas à effacer la morosité globale que causent les tensions, preuve en est la chute de la croissance des exportations dans l’ensemble des marchés émergents (cf. graphique ci-dessous).

 

Une croissance timide

L’incertitude croissante liée au conflit commercial se double de données de croissance décevantes. Le PIB de nombreux marchés émergents a été faible au premier trimestre. Au Brésil et au Mexique, l’incertitude politique liée aux nouveaux gouvernements a pesé sur l’investissement. Des chocs idiosyncrasiques (rupture d’un barrage du brésilien Vale) ont également pesé, le Brésil enregistrant seulement +0,5% au T1 2019 par rapport à 2018 (T4 2018: 1,1%) et le Mexique affichant +1,3% (T4 2018: 1,7%). En Inde, la croissance a ralenti à 5,8% au premier trimestre en comparaison annuelle (T4 2018: 6,6%). En cause: un système financier fragile, des créances douteuses dans le secteur bancaire et une crise de liquidité dans les établissements non financiers. 

L’économie sud-africaine a connu son plus important repli trimestriel.

L’économie sud-africaine a connu son plus important repli trimestriel, son PIB perdant 3,2% en base annualisée. Il est dû à de graves coupures de courant en février et mars à cause d’Eskom, fournisseur d’énergie en grande difficulté. La production minière et manufacturière comme les investis-sements en ont pâti. De plus, les économies asiatiques plus modestes également dépendantes du commerce ont souffert de la baisse des exportations, notamment le Viêt-Nam, la Thaïlande et la Malaisie.

La politique monétaire, seule lueur

Seule lueur dans cette série de sombres perspectives, la politique monétaire des banques centrales des marchés émergents. La position apaisante de leurs homologues des pays développés, les risques de baisse de croissance et de faibles taux d’inflation sous-jacente les encouragent à inverser partiellement le tour de vis donné au second semestre 2018 et à baisser les taux directeurs. Ce mois-ci, la banque centrale russe a baissé le sien de 25 pb, à 7,5%, imitée par son homologue indienne (-25 pb à 5,75%), sa troisième baisse de l’année et laissant ouverte la possibilité d’un assou-plissement supplémentaire. Toutefois, une marge pour une telle opération existe uniquement tant que le dollar ne se raffermit pas trop face aux devises des marchés émergents, en cas de fort mouvement d’aversion au risque. En effet, un billet vert fort les forcerait à augmenter les taux d’intérêt pour contrer la pression de la dépréciation, notamment celles des monnaies structurellement plus exposées avec des déficits de la balance des transactions courantes.

Chine: économie sous pression, conséquence des tensions

Après une longue période d’apaisement entre Washington et Pékin, suscitant l’espoir d’un accord entre les deux mastodontes du commerce mondial, le conflit s’est ravivé en mai et met l’économie chinoise sous pression. Les Etats-Unis ont porté les droits de douane de 10% à 25% sur 200 milliards de dollars de biens chinois et menacent de les étendre à ceux non encore concernés, pour un total de 300 milliards. En réponse, la Chine a augmenté ses droits sur 60 milliards de dollars d’importations américaines. 

Bien que l’économie chinoise repose moins qu’avant sur les exportations, celles vers les Etats-Unis représentent toujours environ 4% du PIB. Ainsi, une baisse importante en cas de relèvement des droits sur la totalité des exportations chinoises nuirait considérablement à la deuxième économie mondiale. Sans compter que l’incertitude croissante pèse sur le moral des investisseurs, soit une menace supplémentaire pour l’expansion économique. 

Le regain de tensions ne se limite pas au commerce,
mais se transforme en «guerre technologique».

Pour ne rien arranger, le regain de tensions ne se limite pas au commerce, mais se transforme en «guerre technologique». Washington fait pleuvoir les restrictions contre les entreprises chinoises, notamment contre le géant Huawei, portant un sérieux coup aux espoirs d’un accord prochain. Et l’économie chinoise a ralenti entretemps. La production industrielle annuelle a ralenti à 5%, un plus bas depuis 2002. Au plus bas aussi, depuis 9 mois, les investissements en actifs immobilisés (+5,6% en mai, +6,1% en avril), en baisse dans l’immobilier et les infrastructures. Seules les ventes au détail ont grimpé (mai: 8,6%, avril: 7,2%). Une partie est sûrement due au décalage de la Fête du Travail, et à davantage de jours fériés en mai par rapport à l’an dernier. 

La pression est donc sur les dirigeants chinois pour prendre des mesures de relance fiscale et monétaire et éviter un net ralentissement. La Chine peut se permettre des mesures d’assouplissement: baisses ciblées et généralisées du ratio de réserves obligatoires des grandes banques du pays, rabais fiscaux pour les entreprises touchées par les droits de douane, émissions d’obligations d’Etat locales pour soutenir les investissements en infrastructures, amélioration de l’exécution des baisses de taxes et frais déjà promises. Le gouvernement chinois insiste néanmoins sur un chemin de croissance plus durable, s’efforçant notamment d’améliorer la stabilité financière. Toute mesure incitative sera probablement mesurée et réactive plutôt que généralisée et proactive.

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