Le «front-loading» rend-il les marchés euphoriques?

Levi-Sergio Mutemba

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Les resserrements monétaires les plus agressifs ont cette capacité à rapidement réancrer les anticipations d’inflation.

Les marchés doivent probablement penser que la Fed gagnera la guerre contre l’inflation. Sinon, comment expliquer le rallye soutenu des marchés depuis le dernier trimestre 2022? Il est intéressant de noter que les flux de fonds indiquent une préférence non seulement pour les investissements passifs (ETF), mais également pour les actifs ayant le plus souffert l’an dernier. Autrement dit, ceux ayant le plus bénéficié de l’environnement déflationniste qui s’était installé suite à la Grande Crise Financière de 2008. Un développement qui pourrait résulter de ce qui s’apparente à un «front-loading» de la part des banques centrales, approche qui consiste à procéder à de très fortes hausses des taux d’intérêt dans la phase initiale du cycle de resserrement monétaire. Et de la Fed en particulier.

«Au cours des derniers mois, les investisseurs ont commencé à inclure certains des actifs les plus délaissés l’année dernière, dont les titres technologiques et de croissance», observe Tom Roseen, Head of Refinitiv Lipper Research. L’analyste observe également que la catégorie Global Science & Technology Funds affichent un rendement de près de 18% depuis le début de l’année (au 8 février 2023). À l’autre extrémité, nous retrouvons les stratégies les plus porteuses en 2022, qui enregistrent désormais les pires performances jusqu’ici cette année. Telles que les fonds du groupe Dedicated Short Bias (-13%). Quand tout monte, en effet, il n’y pas grand-chose à shorter.

Les investisseurs ont retirés 20,5 milliards de dollars des fonds activement gérés, mais en ont injecté 19,5 milliards dans les ETF.

Toutefois, bien que les bonnes performances des «growth stocks» s’accompagnent de flux de fonds positifs pour les fonds en actions, ces mouvements se font au détriment des véhicules activement gérés. Et au bénéfice des ETF. «Comme nous le faisons remarquer depuis plusieurs années, il existe un fort contraste entre les fonds conventionnels et les ETF», rappelle Tim Roseen. Qui précise que les investisseurs ont certes retirés 20,5 milliards de dollars des fonds activement gérés en 2023, mais qu’ils en ont injecté 19,5 milliards dans les ETF.

Peut-on attribuer l’euphorie des marchés à la politique monétaire de la Fed? Son président, Jerome Powell, n’a de cesse de souligner l’importance de poursuivre le durcissement monétaire, il n’en est pas moins enclin à attirer l’attention sur la tendance baissière de l’inflation. «Lors de la conférence de presse ayant suivi les réunions des 1 et 2 février, Jerome Powell a mentionné onze fois le mot désinflation et a semblé relativement détendu face au récent assouplissement des conditions monétaires», constate David Dowsett, Global Head of Investments de la société de gestion suisse GAM, dans une analyse de l’Active Thinking du 9 février.

Lui aussi observe une débâcle des stratégies exigeant de la sélectivité, qui ont besoin de dispersion au sein d’une même classe d’actifs pour générer de l’alpha. Cette dispersion était quasiment inexistante lorsque les taux étaient proches de zéro. «Bank of America, par exemple, gère un panier de stratégies momentum long/short qui s’est effondré de 7% sur la seule séance du jeudi 9 février», souligne David Dowsett.

Nombreux, pourtant sont les avertissements des gérants de portefeuille quant au risque du «recency bias». C’est-à-dire cette tendance à privilégier les stratégies ayant le mieux fonctionné au cours d’un passé relativement proche. Mais est-ce vraiment le cas? Un récent podcast de la Banque de Règlements Internationaux (BRI) pourrait laisser penser que les investisseurs seraient plutôt enclins à croire en l’efficacité de l’agressivité monétaire de la Fed. Qui, en relevant son taux directeur de 450 points de base en moins d’un an, pourrait appliquer une stratégie dite de front-loading.

«Le front-loading est une façon qu’ont les banques centrales de signaler leur crédibilité auprès des agents économiques»

Comme rappelé plus haut, le front-loading consiste à procéder à de très fortes hausses des taux d’intérêt dans la phase initiale du cycle de resserrement monétaire. Lorsque, par exemple, une banque centrale qui mettrait deux ans pour relever son taux de 500 points de base les aura déjà relevé de 400 points lors de la première année. «Sur la base d’un échantillon d’une dizaine d’économies développées à partir des années 70, nous observons que le front-loading s’accompagne globalement d’une réduction rapide de l’inflation», constate Egon Zakrajsek, conseilleur senior au Département Monétaire et Économique de la BRI.

Dans un podcast publié le 6 février, il attire l’attention sur le fait que les banques centrales ayant recours au front-loading parviennent généralement à rapidement atténuer les anticipations d’inflation. «Le front-loading est une façon qu’ont les banques centrales de signaler leur crédibilité auprès des agents économiques», ajoute Egon Zakrajsek. L’expert de la BRI précise toutefois qu’il est pratiquement impossible de savoir avec certitude si une banque centrale applique ou non le front-loading, tant que le processus de normalisation est en cours.

«C’est un constat qui ne peut être dressé qu’ex-post», insiste Egon Zakrajsek. De sorte que même si la Fed vient de procéder au resserrement le plus considérable depuis 50 ans, il est impossible, à l’heure actuelle, d’en déduire si elle applique ou non une forme de front-loading. «Pour qu’une banque centrale soit en mesure de déterminer si la trajectoire des hausses de taux devrait ou non impliquer du front-loading, elle doit au préalable être certaine de ce que devrait être le taux terminal», explique la BRI, dans une analyse séparée publiée début décembre 2022 et co-rédigée par Egon Zakrajsek. Si tel est le cas, les marchés devront dire merci à la Fed de leur avoir aussi mal aussi tôt.

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