La tokenisation des actions: une nouvelle ère?

Charles-Henry Monchau, FlowBank

4 minutes de lecture

Il est désormais possible de négocier des titres tels que Tesla sur des bourses de cryptomonnaies. A la finance traditionnelle de réagir.

© Keystone

En début de semaine dernière, Binance a annoncé la possibilité d’acheter et de vendre des «tokens» (jetons numériques) sur Tesla via sa plateforme d’échange de cryptoactifs. Les jetons vont permettre aux investisseurs de négocier des fractions (jusqu’à 1/100) du titre Tesla et de bénéficier de la plupart des avantages réservés aux actionnaires (dividendes et possibilité de transfert). Par contre, les jetons ne donnent pas de droit de vote aux assemblées. Les jetons Tesla sont pour l’instant cotés en Binance USD (BUSD), un «stablecoin» qui est fixé au dollar US. A noter que c’est une société suisse, Digital Assets AG, qui a facilité le développement de ces actions numérisées.     

Binance n’est pas la première plateforme à tokeniser des actions. De nombreux jetons sur actions étaient déjà disponibles chez Bittrex et FTX.

De quoi s’agit-il? Et quelles sont les perspectives de développement de ce type de titrisation?

Tokenisation et blockchain

Binance est une plateforme qui permet de stocker, acheter, revendre et échanger des cryptomonnaies contre d’autres cryptomonnaies mais également l’euro ou le dollar. Elle donne actuellement accès à plus de 340 jetons numériques et plus de 1,100 paires de devises (entre cryptos et cryptos / fiat). Binance élargit désormais son offre à d’autres types de jetons en utilisant la technologie blockchain pour tokeniser des titres.

Pour rappel, la tokenisation d’un actif consiste à convertir les droits qui lui sont attachés en un jeton numérique («token»). Si le processus est en lui-même très proche de la titrisation, la tokenisation a pour sa part recours à la blockchain.

Les avantages de la blockchain prennent tout leur sens
dans le contexte des marchés de capitaux.

La Blockchain offre des avantages majeurs par rapport aux technologies conventionnelles. Elle offre une plus grande transparence à l’ensemble des parties, car ces dernières ont accès aux mêmes documents. Cette technologie offre une sécurité renforcée grâce à une tenue de registre plus sûre que les moyens traditionnels ainsi qu’une une meilleure traçabilité, puisque chaque transaction est enregistrée et stockée simultanément sur la blockchain. Ce qui nous conduit aux autres avantages de la blockchain à savoir la flexibilité, l’efficacité et la rapidité, puisqu’elle supprime en grande partie les processus papier et le risque d’erreur humaine. Enfin, elle réduit les frais, en rationalisant les processus et diminuant le nombre d’intermédiaires.

La blockchain appliquée aux marchés financiers

Si les avantages de la blockchain peuvent paraître quelque peu abstraits au premier abord, ils prennent tout leur sens dans le contexte des marchés de capitaux.

Le mécanisme est simple: un organe financier achète l’action, la conserve et émet un jeton numérique qui représente le titre. Le jeton peut changer de main un nombre de fois infini. Il peut de manière ultime être remboursé en actions sur demande du détenteur.

La numérisation des actions offre les avantages suivants:

  • Une meilleure liquidité grâce au négoce 24 heures sur 24 heures et 7 jours sur 7. Il s’agit du biorythme auquel de nombreux traders se sont déjà habitués depuis l’arrivée des cryptomonnaies. Attention toutefois, le 24/7 pour les tokens Tesla n’est pas encore disponible sur Binance (ils sont alignés sur les heures d’ouverture du Nasdaq). C’est en revanche le cas chez FTX;
  • La fractionalisation permet à une plus grande communauté d’investisseurs d’accéder aux marchés. Certes, cette technologie est déjà disponible via les banques en ligne (telles que FlowBank en Suisse). Mais la tokenisation va encore élargir le spectre d’opportunités. En théorie, n’importe quelle personne avec une connexion internet peut avoir accès à un grand nombre de marchés, où qu’elle se trouve et ce pour une mise très faible;
  • Une baisse des coûts grâce une forte désintermédiation. En théorie, plus besoin de passer par une banque ou un courtier, puisque l’acheteur et le vendeur peuvent interagir directement, de «wallet» à «wallet»;
  • Un transfert ultra-rapide, puisque la Blockchain réduit, voire élimine, le nombre d’intermédiaires. Avec des actions numériques, le transfert s’effectue en quelques clics et les actions sont transférables 24/7 avec un règlement-livraison quasi instantané;
  • Un registre des actionnaires automatisé, permettant de visualiser l’actionnariat en tout temps;  
  • Des opérations sur titre simplifiées et accélérées – c’est le cas par exemple des splits, des augmentations de capital ou paiement de dividendes;  
  • Une réduction sensible des manipulations de marché, puisque chaque transaction est enregistrée en temps réel en toute transparence et à tout moment accessible par tous les intervenants, y compris les régulateurs.
Les banques s’ouvrent progressivement
aux cryptomonnaies.
Un univers infini de possibilités

L’arrivée des actifs tokenisés pourrait marquer le début d’un processus similaire à celui de la création des sociétés par actions et de l’ouverture de la première bourse au 17e siècle.

En effet, le processus décrit ci-avant peut potentiellement être appliqué à d’autres actifs liquides tels que les obligations. Alors qu’il est compliqué de construire un portefeuille obligataire du fait d’une taille minimum par transaction, la tokénisation (et donc fractionalisation) d’obligations permettra aux investisseurs de construire un portefeuille diversifié et ce avec une faible mise de départ. Idem pour les «leveraged loans» jusqu’à lors réservés uniquement à une clientèle institutionnelle.  

La tokenisation s’applique également aux actifs illiquides, tels que capital-risque, dette privée, immobilier, œuvres d’art ou voitures de collection. D’ailleurs, il est déjà possible d’acheter des titres «pre-IPO» sur la plateforme de négoce de cryptoactifs FTX. De nombreux utilisateurs ont par exemple utilisé cette plateforme pour acheter des dérivés sur des actions tokenisés Coinbase avant l’introduction en bourse.  

Spécialistes cryptos vs. finance traditionnelle: le match

Cette évolution appelle forcément à une réflexion générale sur l’avenir de l’industrie financière.

En effet, le «match» entre spécialistes des cryptoactifs et acteurs traditionnels se précise. Comme nous venons de le voir, des spécialistes cryptos tels que Binance, Coinbase ou FTX ont désormais la possibilité d’entrer en compétition avec les banques et les courtiers sur leur propre terrain, c’est-à-dire le marché des capitaux. Dans le cas de Binance, un client souhaitant diminuer son exposition cryptomonnaies peut aisément basculer une partie de ses profits vers des tokens sur actions, voire d’autres sous-jacents. Il s’agit tout simplement d’un choc frontal avec les acteurs traditionnels.

De leur côté, les banques s’ouvrent progressivement aux cryptomonnaies. Certes, il reste des «Nein sager» comme par exemple cette grande banque britannique qui vient d’exclure de son univers le titre Microstrategy du fait d’une part élevée de bitcoins à son bilan. Mais de nombreuses banques ont fait le choix d’inclure sur leurs plateformes des Futures sur bitcoin ainsi que des ETPs (bientôt des ETFs?) dont les sous-jacents sont des cryptomonnaies. D’autres vont encore plus loin en créant des partenariats avec des crypto-banques afin de permettre à leurs clients d’effectuer des transactions sur des cryptomonnaies. Enfin, les plus téméraires ont décidé de faire un pari à long-terme sur les cryptomonnaies et la tokenisation en investissant dans l’infrastructure, que cela soit le stockage, le trading et la création de cryptoactifs. Ces banques visionnaires ont compris le très fort potentiel de la blockchain pour l’industrie de la finance. Il s’agit en effet de donner accès à un univers élargi aux clients (que cela soit en termes de sous-jacents et d’instruments) mais aussi d’améliorer l’expérience utilisateur.

Mais ces initiatives démontrent également que les banques ont désormais saisi le degré d’urgence; si elles ne sont pas capables d’offrir à leurs clients ces nouvelles opportunités, ce sont les nouveaux entrants tels que Coinbase ou Binance qui vont non seulement tirer parti de l’essor des cryptomonnaies mais aussi prendre des parts de marché dans les activités traditionnelles de négoce. C’est en tout cas la menace que fait planer la possibilité de traiter des actions numérisées sur les plateformes d’échanges de cryptoactifs…  

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