L’art de la transformation – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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Ce n’est pas l’inflation mais les taux réels qui bousculent les marchés obligataires.

Alors qu’une guerre économique menace(çait) entre les Etats-Unis et la Chine, le plus grand déséquilibre au monde en termes de balance commerciale entre ces deux pays se résorbe. Pour de bonnes raisons. Par ailleurs, la hausse boursière se porte mieux que d’aucuns le pensent. Ce n’est pas l’inflation mais les taux réels qui bousculent les marchés obligataires, rendant les actions plus attractives que les emprunts d’État. Et que se passera-t-il lorsque les gisements de pétrole seront épuisés? L’âge de pierre ne s’est pas achevé faute de pierres, mais parce que les hommes ont développé de nouvelles techniques. Il en ira de même de l’ère des combustibles fossiles.

L’excédent de la balance courante chinoise semble avoir été englouti

En observant le graphique ci-après, on a l’impression que l’excédent époustouflant de la balance courante chinoise d’il y a dix ans a été englouti. Alors qu’il correspondait encore à plus de 10% de la puissance économique du pays en 2007, il n’a cessé de se réduire depuis lors, pour plonger dans le négatif cette année pour la première fois. S’agirait-il d’un simple tour de passe-passe comptable? Pourquoi y a-t-il alors autant d’agitation autour du différend commercial entre les États-Unis et la Chine?

La Chine continue d’exporter des biens d’une contre-valeur annuelle dépassant de quelque 500 milliards USD ceux qu’elle importe. Cet excédent est une épine dans le pied des États-Unis bien que, ironiquement, la plupart de ces biens soient des composants de produits finis américains tels que les iPhones. Les droits de douane sur de tels articles pèsent donc surtout sur les entreprises ou les consommateurs outre-Atlantique. Pourtant, parallèlement à cet excédent commercial, on constate un déficit en progression rapide dans le domaine des services. Celui-ci concerne principalement les voyages à l’étranger. Nous allons donc étudier ci-dessous d’un peu plus près l’envie d’évasion naissante en Chine. En effet, les nombreux voyages à l’étranger des touristes chinois ont fait fondre l’excédent de la balance courante, tout au moins au premier trimestre 2018. Qui l’eut cru?

L’élite de Pékin prend la mesure du monde

L’ascension de la Chine au cours des quarante dernières années est notamment liée à trois grandes vagues de libéralisme, chacune d’elles ayant constitué un énorme pari à leur époque. Et toutes se sont révélées être un succès en rétrospective. 
La libéralisation de l’économie chinoise par Deng Xiaoping a été le premier grand pari. Les perspectives alors incertaines pour les travailleurs sans emploi des anciennes entreprises publiques étaient susceptibles de se transformer en poudrière politique et sociale. Le secteur privé n’en était qu’à ses balbutiements. A posteriori, il faut admettre que la politique courageuse de Deng a porté ses fruits.
C’est Jiang Zemin, son successeur, qui a lancé le deuxième pari d’envergure, lorsqu’il a autorisé le développement d’Internet en Chine dans les années 1990. Il ne pouvait pas prévoir les conséquences d’une telle orientation, mais grâce au web, son pays est à présent un leader de marché dans de nombreux domaines de la technologie de l’information.
Le troisième grand pari a été l’ouverture des frontières. Cette mesure a induit – lentement d’abord puis à une vitesse croissante – une augmentation constante du nombre de voyages à l’étranger. Voilà longtemps déjà que les destinations touristiques helvétiques profitent également de cette évolution.

Au cours de leurs voyages à l’étranger, les touristes chinois dépensent aujourd’hui plus de 250 milliards de francs par an, ce qui dépasse le montant atteint par les touristes américains, britanniques et canadiens réunis. Pourtant, la bougeotte des Chinois est toujours limitée, car seuls 10% d’entre eux possèdent un passeport. A titre de comparaison, je précise que la proportion des personnes titulaires d’un passeport valable est de 40% aux Etats-Unis et de plus de 80% en Suisse.

Etudes à l’étranger

Les Chinois qui parcourent le monde ne sont pas tous des touristes, mais également des étudiants et des hommes d’affaires. Bien que les universités en Chine et en Asie en général comptent désormais parmi les meilleures du monde, avoir fait des études aux États-Unis est toujours considéré comme un gage de succès particulier (graphiques 3 et 4).

 

Plus de 300’000 jeunes Chinois suivent actuellement une formation aux Etats-Unis. Depuis les réformes instaurées par Deng Xiaoping en 1978, ils sont plus de cinq millions à avoir étudié à l’étranger. Cette tendance constatée parmi les familles aisées implique des coûts considérables: rien que les frais de scolarité s’élèvent à 40'000 francs ou plus par an. D’après le ministère américain du commerce, les étudiants chinois rapportent plus de douze milliards de dollars à l’économie américaine. Et ce n’est pas tout: ils ramènent l’instruction, les valeurs et la culture occidentales dans leur pays, car la tendance à retourner chez eux à l’issue de leur formation est au moins aussi impressionnante que celle de partir étudier à l’étranger (graphique 5).

En 2016, plus de 430'000 étudiants chinois sont revenus de l’étranger pour faire carrière dans leur pays ou s’y perfectionner sur le plan professionnel. Cela représente bien 60% de plus qu’en 2011. D’après les statistiques officielles, 80% des étudiants à l’étranger rentrent en Chine. Avant 2006, ils n’étaient qu’un tiers à le faire. Bon nombre de ceux qui reviennent (appelés «tortues de mer») travaillent dans les technologies de l’information. Rien d’étonnant donc à ce que la plupart des 150 entreprises chinoises cotées au NASDAQ américain aient été créées par ces «revenants».

Elite influencée par la culture occidentale

Les expériences réunies au cours des études à l’étranger ne vont pas sans influencer l’économie privée chinoise. Mais l’administration publique et le gouvernement en profitent également. Zhou Xiaochuan, le dernier gouverneur de la Banque populaire de Chine (PBOC), a étudié aux États-Unis dans les années 1980 déjà. Son successeur actuel, Yi Gang, a été antérieurement professeur d’économie à l’Université d’Indiana. Au moins 70 des 370 membres du Comité central du Parti communiste chinois ont suivi des études en Occident. Et au moins trois des fonctionnaires du Bureau politique suprême ont fréquenté des universités occidentales: Chen Xi, responsable du personnel, Yang Jiechi, premier conseiller du président pour les relations extérieures, et Liu He, premier conseiller économique du président.

Création de nouveaux ponts dans le monde

Trois choses en ressortent clairement. Premièrement, nous savons pourquoi l’élite chinoise comprend souvent mieux l’Occident que l’inverse. Deuxièmement, il apparaît que le «rêve américain» du XXe siècle sera suivi par le «rêve chinois», tout aussi puissant, au XXIe siècle. Troisièmement, bon nombre d’étudiants chinois à l’étranger sont des «millennials» et des modèles sociaux. Ces globe-trotteurs ambitieux posent des exigences plus élevées envers la société, la technologie, l’économie et/ou le développement durable. En résumé: le fait que la Chine se mesure et s’intègre au monde sur le plan culturel représente à la fois un défi et la construction d’un pont. Cette évolution illustre la raison pour laquelle nous accordons une importance si stratégique au développement de la Chine et de l’Asie en général.

Pourquoi les bourses présentent encore un potentiel haussier

«Faut-il se positionner ou se dégager maintenant?» On me pose souvent cette question, mais elle induit en erreur car, comme je l’ai déjà souligné la semaine dernière, une augmentation durable de valeur ne s’obtient pas avec ce que l’on négocie, mais avec ce que l’on possède. Ce n’est pas une affaire de commissions mais de processus de placement. En 2018, de nombreux investisseurs ont déchanté, rien ne semblant être aussi facile qu’en 2017. Néanmoins, alors qu’ils ont déjà adopté une attitude pessimiste, nous préférons nager à contre-courant. Sans anticiper notre prochain check-up boursier semestriel, je souhaite exposer brièvement six raisons pour lesquelles la tendance haussière des actions pourrait se prolonger encore un certain temps.

Le lièvre et la tortue: c’est le plus lent qui atteint le but en premier

Comme je l’ai déjà expliqué la semaine dernière, certains investisseurs s’attendent à ce que les valorisations augmentent chaque trimestre. Mais une gestion de fortune performante fonctionne différemment. Il est possible de convertir les risques de placement en rendement grâce à la diversification et à la patience. En voici un exemple: depuis le début de l’année, le SMI a déjà dévissé de 5% alors que les obligations suisses ont perdu 0,5%. Par conséquent, un portefeuille comprenant une part égale de ces deux classes d’actifs devrait avoir chuté de 2,75% depuis le début de l’année. Or nos portefeuilles de titres pondérés, tenus en francs suisses, ont dégagé un résultat positif. Pourquoi? Grâce au secret d’apparence insignifiante de la diversification. L’investisseur patient et diversifié (la «tortue») a mieux performé que le «lièvre» une fois de plus.

Economie mondiale sous-estimée

Ne sous-estimez pas le pouvoir économique de six milliards de consommateurs et d’un milliard d’entreprises qui luttent au quotidien pour améliorer leur avenir. Ce pouvoir est plus fort que certains remous géopolitiques. Le récent ralentissement de l’indice des directeurs d’achats n’est pas le précurseur d’une récession mais l’expression d’une économie mondiale en bonne santé, dans laquelle les stocks sont gérés de manière à préserver le capital autant que possible. S’agissant de l’économie suisse et mondiale, nous nous attendons à une légère accélération au second semestre. Cette évolution transparaîtra dans la pentification des courbes de taux et dans l’élévation des cours des matières premières.

Lorsque les ressources en pétrole se feront rares

Voici une autre question que j’entends souvent en rapport avec l’énergie: «Quand le pétrole facilement extractible sera-t-il épuisé?» Ma réponse: toujours lentement. Il est probable que ce «scénario du pic pétrolier» (peak oil) ne se réalisera pas. L’âge de pierre ne s’est pas achevé par manque de pierres dans le monde, mais parce que nous avons inventé de meilleures techniques, en particulier pour le travail des métaux, ce qui nous a permis de nous sédentariser. De même, l’ère des combustibles fossiles prendra fin lorsque d’autres sources combleront notre soif d’énergie. C’est la première raison pour laquelle, en termes de placements, nous préférons les actions aux futures dans ce domaine. La deuxième est la suivante: la probable pénurie de pétrole en provenance d’Iran, du Venezuela et peut-être aussi d’Irak pourrait être une bénédiction économique pour les détenteurs d’actions du secteur de l’énergie.

L’augmentation de la volatilité des taux est positive pour les actions

Ce n’est pas l’inflation mais une augmentation des taux réels qui stimule la hausse des rendements obligataires actuellement. Cette distinction revêt de l’importance. En effet, dans huit cas sur dix, une telle progression précède de trois à six mois une hausse boursière car, premièrement, l’élévation des taux réels réduit l’attrait relatif des emprunts. Deuxièmement, à la différence des perspectives d’accélération de l’inflation, elle signale une croissance économique saine.

Rachats d’actions et dividendes à des niveaux record

Selon la Réserve fédérale, les entreprises américaines disposent de près de trois mille milliards de dollars de liquidités à l’étranger, dont une grande partie devrait être rapatriée bientôt (suite à la réforme fiscale opérée aux États-Unis) et réinjectée en bourse par le biais de rachats d’actions ou de versements de dividendes. D’après les rapports de gestion actuels, il semblerait que 2018 sera une année record avec plus de 600 milliards de dollars de rachats d’actions et plus de 400 milliards de dollars de dividendes. Et si l’on songe que ce montant fabuleux équivalant à mille milliards de francs suisses sera presque entièrement investi par les entreprises dans leurs propres actions, on comprend pourquoi les investisseurs ne devraient pas parier contre de telles vagues d’achats.

Les bénéfices surpassent les valorisations

D’aucuns s’étonnent que les rapports cours-bénéfices (ratio P/E) soient aujourd’hui inférieurs à leurs niveaux du début de l’année. La raison en est pourtant simple. Aux États-Unis par exemple, les bénéfices des entreprises du S&P 500 ont augmenté de 25% à 1200 milliards de dollars au premier trimestre, alors que l’indice lui-même ne s’est élevé que de 2%. En Suisse, la plupart des bénéfices ont également progressé sur la même période, mais le SMI se situe toujours 5% en dessous de son niveau du début de l’année. Du fait de cet écart entre les cours et les bénéfices, les primes de risque des actions sont devenues nettement plus attractives.

Accroissement des besoins en matière de placements

Les arguments susceptibles d’inciter les institutions de prévoyance à se tourner davantage vers la bourse alors qu’elles surpondèrent fortement les obligations se multiplient. Mais ces établissements sont des paquebots, non des vedettes rapides. Lentement mais sûrement, ils devraient procéder à des remaniements de portefeuille au profit des valeurs boursières au vu de l’élévation des risques de taux et des primes de risque des actions.

Surestimation des risques géopolitiques

D’où vient alors ce changement d’atmosphère sur les marchés boursiers? En dehors de l’évolution des taux d’intérêt et d’une normalisation de la conjoncture, c’est principalement la géopolitique qui préoccupe de nombreux investisseurs: une guerre commerciale, la spirale de l’endettement ou la sortie de l’Italie de la zone euro ne sont que quelques-uns des facteurs d’inquiétude. Néanmoins, même si chacun de ces risques constitue un véritable «cygne noir» avec des conséquences mondiales négatives, il est facile de surestimer leur probabilité de concrétisation, notamment parce que la peur fait augmenter les tirages de la presse. Jusqu’à ce que ces risques disparaissent, la diversification et la patience restent des moyens qui ont fait leurs preuves, même s’il faut gérer de telles incertitudes.

Décisions actuelles du Comité de placement du Credit Suisse

Nous maintenons nos principales pondérations stratégiques et, dans l’attente d’une accélération prochaine de la production industrielle et de l’économie mondiales, nous réduisons la part des métaux précieux, dont la performance devrait baisser dans cet environnement. Les récents remous qui ont affecté les pays émergents reflètent des problèmes idiosyncratiques, principalement en Argentine et en Turquie, mais nous estimons que la situation devrait s’y redresser.

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