Foin de faucon ou colombe, l’année sera chouette

Michel Girardin, Université de Genève

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Dans le domaine de la finance, les espèces ne sont pas uniquement sonnantes et trébuchantes. Les animaux y sont abondamment représentés.

La ménagerie de la finance s’est enrichie d’une nouvelle espèce. Aux ours, taureaux et autre cygnes noirs, voilà que Christine Lagarde ajoute la chouette, symbole de sagesse, en se plaçant sous son signe. Il en faudra une bonne dose à la nouvelle présidente de la Banque centrale européenne pour piloter la politique monétaire entre l’écueil de la grave récession en cours et le danger d’inflation lié à une trop forte monétisation des dettes gouvernementales.

Dans le domaine de la monnaie et de la finance, les espèces ne sont pas uniquement sonnantes et trébuchantes. Les animaux y sont abondamment représentés. Les deux références animalières sont celles des ours («bears») et des taureaux («bulls»). Les premiers sont baissiers, les derniers sont haussiers. On est «bearish» ou «bullish» et nos prédictions s’appliquent tant aux cours des sociétés en Bourse, qu’aux taux d’intérêt et aux monnaies. L’explication? Les ours attaquent du haut vers le bas, alors que l’inverse est vrai pour les taureaux. Si vous avez besoin de vous souvenir rapidement de quel côté il faut fuir en cas de rencontre inopinée avec l’une des deux espèces, pensez aux ours qui avancent voûtés et aux taureaux qui sont aussi fiers que les toréadors quand ils entrent dans l'arène.

Quand nous parlons des banques centrales, nous ne pouvons éviter de faire référence aux faucons et aux colombes. Les premiers sont des adeptes de politiques monétaires restrictives: ils montent les taux d’intérêt dès qu’ils le peuvent et ne les baissent que s’ils le doivent. Pourquoi? Parce qu’ils voient des risques d’inflation partout. Une croissance un peu marquée de l’économie? Allez, on serre la vis monétaire d’un ou deux crans, histoire de prévenir tout dérapage inflationniste. Les colombes, elles, ne jurent que par l’assouplissement des politiques monétaires. Il s’agit pour elles de baisser les taux d’intérêt dès que possible, pour ne les remonter que si c’est vraiment nécessaire. La raison? La conjoncture pourrait faiblir et, ce qui compte… c’est le plein emploi.

A l’époque, il fallait sauver l’euro. Aujourd’hui,
c’est de l’économie mondiale qu’il s’agit.

A peine intronisée à la Présidence de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde a promis d’imprimer son «propre style», «probablement différent» de son prédécesseur Mario Draghi. La nouvelle présidente ne se laissera pas enfermer dans le débat entre les partisans d’un soutien appuyé à la croissance et ceux d’une politique monétaire stricte. «Une bonne fois pour toutes, je ne suis ni une colombe, ni un faucon», a-t-elle déclaré lors de son premier grand oral, en décembre dernier. Et de conclure: «Mon ambition est d’être une chouette, que l’on associe souvent avec une certaine sagesse».

Cette volonté de se démarquer de son prédécesseur, Christine Lagarde a tenu à l’afficher clairement le 12 mars dernier, lors de l’intervention où elle a annoncé les mesures extraordinaires de la BCE à mettre en place pour contrer la grave récession que traversent l’Europe et le monde. Les marchés attendaient très clairement un signal fort, du genre de ce que la Fed allait délivrer quelques jours plus tard: un assouplissement quantitatif sans limite. Un «Whatever it takes» bis, cette détermination sans limite affichée par Mario Draghi en 2012 qui l’a fait rentrer dans la légende. A l’époque, il fallait sauver l’euro. Aujourd’hui, c’est de l’économie mondiale qu’il s’agit. Alors, quand la nouvelle Présidente de la BCE lance qu’elle ne tient pas à promettre de tout faire, que de toute façon on ne va pas enrayer le nombre de cas de Covid-19 à coup d’assouplissements monétaires… les marchés ne pouvaient que plonger de plus belle.

Christine Lagarde corrigera son erreur de communication et sortira le «bazooka» monétaire une semaine plus tard en déclarant qu’«une période extraordinaire requiert des mesures extraordinaires». Sans reprendre la formule forte de son prédécesseur, la Présidente de la BCE affichera la même détermination en déclarant que l’attachement à l’euro est sans limite, et que la banque centrale utilisera tous les outils dans elle dispose pour préserver l’intégrité économique et financière de la zone euro. Elle rajoutera, comme à l’époque son prédécesseur: «… dans le cadre de notre mandat» mais les marchés ont largement ignoré cette précision ; la volonté d’agir compte davantage que les actes mêmes.

L’Histoire montre bien que les effets d’annonce par les banques centrales sont tout aussi puissants, si ce n’est davantage, que les mesures elles-mêmes. Illustrations.

La banque centrale américaine a vu le jour en 1913. A l’époque, son objectif principal était de fournir des liquidités aux banques pour le cas où elles subiraient des mouvements de panique de leurs clients, qui se précipitent aux guichets pour retirer leur épargne… avant que la banque ne fasse faillite. Et des paniques bancaires de ce type, les États-Unis en ont connu d’innombrables à la fin du 19ème et début du 20ème siècle. C’est simple: s’il n’y a pas d’autorité monétaire, les craintes de faillite bancaire sont auto-réalisatrices, attendu que les banques ne détiennent en liquide qu’une fraction des dépôts de leurs clients. Par contre, il suffit de savoir qu’une banque peut recevoir toutes les liquidités dont elle a besoin par la banque centrale pour que les épargnants n’aient plus de raison de paniquer.

Que ce soit au sein de la Fed ou de la BCE,
les colombes jouent une partie facile.

Les faucons étaient bien représentés au sein de la Réserve fédérale au début des années 30. Oubliant la doctrine de leurs pères fondateurs, ils avaient fait la sourde oreille aux appels à l’aide des banques à court de liquidité, face à des épargnants paniqués. La Fed s’était montrée très réceptive à l’obsession de Herbert Clark Hoover de vouloir équilibrer le budget. La Fed se fera l’écho de la restriction budgétaire prônée par le président des États-Unis de l’époque en gardant la vis serrée sur la politique monétaire. Les conséquences d’une telle politique sur l’économie réelle seront dramatiques et se traduiront par une baisse de plus de 30% du produit intérieur brut et un taux de chômage dépassant les 20%. On comprend mieux la fébrilité avec laquelle la Fed se montre aujourd’hui plus qu’encline à fournir toutes les liquidités nécessaires aux banques commerciales.

Si les faucons étaient légion au début des années 30 à la Fed, aujourd’hui, ce sont les colombes qui dominent. Et pour cause, la Fed se targue d’avoir un double mandat: celui de viser le plein d’emploi, tout d’abord, et, ensuite, d’assurer la stabilité des prix. Mentionner la recherche du plein emploi avant la lutte contre l’inflation: voilà qui en dit long sur le biais «colombe» de la Fed. Ce biais est également illustré par un troisième volet du mandat de la Fed, moins connu, qui est d’assurer la modération des taux d’intérêt à long terme. Ce dernier objectif trouvera tout son sens lorsque la banque centrale américaine inaugurera une grande première après la grande crise financière de 2008: celui des assouplissements quantitatifs. Une politique non conventionnelle qui consiste à agir directement sur la quantité de monnaie, plutôt que sur son prix (le taux d’intérêt). L’injection des liquidités est opérée par les achats d’obligations – principalement gouvernementales ce qui contribue directement à faire baisser les taux d’intérêt à long terme.

Nombreuses sont les voix qui aujourd’hui appellent les banques centrales à faire marcher la planche à billet. Que ce soit au sein de la Fed ou de la BCE, les colombes jouent une partie facile: les injections massives de liquidité qui ont eu cours après la crise de 2008 n’ont eu aucunes répercussions inflationnistes. Qu’il en soit également après le Covid-19!

Pour ma part, je suis d’avis que soumettre les banques centrales aux financements de la politique budgétaire est une entreprise à haut risque. Il faudrait que les banquiers centraux se transforment en experts de finances publiques, pour savoir si tel ou tel projet mérite d'être financé. Assurément, certains domaines comme l'éducation, la santé ou les infrastructures ne poseraient pas trop de problèmes s'agissant du bien-fondé de leur monétisation mais ... la limite en serait tout de même donnée par le nombre de projets à financer. Vous imaginez à quoi ressemblerait le bilan de la Banque nationale suisse si tous les cantons s'empressaient de lui demander de financer des projets d'une envergure comparable à celle de la traversée de la rade de Genève?

Avec la soumission de la politique monétaire aux besoins des États, l'indépendance des Banques centrales serait clairement menacée. Et le danger d'inflation, voire d'hyperinflation deviendrait réel, comme en témoigne l’exemple de l’Allemagne en 1923 ou du Zimbabwe en 2007.

Les faucons ont exacerbé la crise des années 30, les colombes ont provoqué bien des torts inflationnistes à vouloir mettre les finances publiques dans les mains des banques centrales. Il appartiendra aux chouettes de trouver la voie de la sagesse.

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