Faut-il faire marcher la planche à billets?

Stéphane Monier, Lombard Odier

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La théorie monétaire moderne (TMM) énonce qu'un État qui imprime sa propre monnaie ne peut pas faire faillite.

La dette nationale brute des États-Unis est passée de 1500 milliards de dollars lorsque Ronald Reagan a quitté le pouvoir en 1989 à plus de 23000 milliards de dollars aujourd'hui. Mais la dette américaine s’est muée en une obsession politique bien avant cela. Depuis sa création au XVIIIe siècle, l’État fédéral américain a comptabilisé une dette chaque année, sauf en 1835.

Les tenants de la théorie monétaire moderne (TMM) affirment que c’est un non-sens que d’être obnubilé par le remboursement de la dette publique: ils soutiennent en effet qu’il serait faux de considérer les dettes nationales de la même façon que le passif d'un ménage. La TMM est l'abréviation d'une théorie vieille de vingt ans qui énonce que la monnaie constitue un monopole public, émis par un État. Pour un État souverain ayant la capacité de battre sa propre monnaie, la dette ne représenterait ainsi qu'une mesure comptable. Au final, la dette publique équivaudrait à un excédent net (moins les recettes fiscales) dépensé au sein de l'économie.

«Leurs écritures négatives deviennent nos écritures positives, et leurs déficits deviennent nos excédents», a ainsi déclaré l'économiste Stephanie Kelton, professeure de politique publique à l'Université Stony Brook et ancienne conseillère de Bernie Sanders durant sa campagne présidentielle en 2016. En d'autres termes, un déficit public représente une injection d'argent et un excédent pour l'économie réelle. Ne voir là qu’un déficit, ce serait se placer uniquement du point de vue de la comptabilité publique.

Les défenseurs de la TMM, dont la professeure Kelton est la plus en pointe et la plus prolifique, soutiennent que les seules limites se posant à la dépense publique se situent dans l'économie réelle, car, comme l'a déclaré l'ancien président de la Réserve fédérale américaine (Fed), Alan Greenspan, en 2005, «rien n'empêche l’État de créer autant d'argent qu'il le souhaite».

Cette théorie questionne utilement la place centrale qu’occupe l'inflation depuis quatre décennies au sein des préoccupations économiques et monétaires et donne à penser que les États pourraient se montrer plus souples sur le plan budgétaire. Ce n'est pas un hasard si ce débat se révèle particulièrement d’actualité, à un moment où les taux d'intérêt sont bas.

En cette année électorale aux États-Unis, il s'agit d'une discussion importante et opportune alors que les responsables politiques débattent de la nécessité d'un «nouveau pacte vert» («Green New Deal») qui s’attaquerait aux questions climatiques et aux inégalités – et qu'ils appellent à son financement. Ce débat arrive également à la suite d’une décennie où les banques centrales ont apporté un soutien sans précédent aux actifs financiers, une action qui a accru les inégalités.

Le spectre de l’hyperinflation

Les critiques soulignent cependant le danger de l'hyperinflation. Le coût d'un nouveau pacte vert, estimé à 16’300 Md USD, est à comparer avec le produit intérieur brut américain de 21’300 Md USD. La législation qui est envisagée garantirait les droits des travailleurs, engagerait les États-Unis à utiliser des sources d'énergie renouvelables et à investir dans des infrastructures, des transports, une agriculture et des logements propres afin que le pays n’ait plus recours à aucune énergie fossile en 2050.

Si la seule limite posée en termes de dépenses dans le cadre de la TMM est la génération d’une inflation à un moment donné, à de tels niveaux d'investissement, des choix en matière de coûts semblent néanmoins inévitables. Il est à noter que, parmi les défenseurs les plus ardents du nouveau pacte vert, certains, dont la représentante Alexandria Ocasio-Cortez, soutiennent publiquement la TMM.

La TMM veut détourner le débat de la question du financement des politiques publiques pour le réorienter vers la question de la disponibilité des ressources nécessaires. L'hyperinflation ne devrait donc pas être une préoccupation, affirment les théoriciens de la TMM, tant qu'il y a suffisamment de main-d'œuvre, de biens et de services que l’État peut acheter sans pratiquer de sous-cote et sans faire de concurrence au secteur privé.

Dans cette optique, un État ne serait pas en mesure de réaliser un projet que lorsque l'économie jouit du plein emploi et qu'il n'y a pas de biens ou de services disponibles, afin d’éviter d’entrer en compétition avec le secteur privé pour l’utilisation des ressources. Cependant, même cela ne devrait pas être une source d’inquiétude selon les partisans les plus acharnés de la TMM, car ils rappellent que la dépense publique accroît les opportunités d'investissement du secteur privé.

L’orthodoxie remise en question

Ceci étant, la TMM n'offre aucun cadre stratégique. La théorie économique explique déjà qu’un État doit dépenser davantage lorsque les taux d'intérêt sont bas. Et la TMM ne permet pas de déterminer le moment où l'inflation devient un problème sur le plan économique. Elle ne tient pas compte non plus du fait que, dès qu'une hausse de l'inflation serait pronostiquée, le pays concerné devrait alors prendre des décisions difficiles en matière de dépenses et de fiscalité.

Deuxièmement, à supposer qu’il n’y ait pas de risque d'hyperinflation, d'autres effets secondaires pourraient néanmoins résulter de cette largesse budgétaire. Des dépenses publiques aussi importantes peuvent en effet soulever des questions de redistribution, provoquer l’éviction du secteur privé ainsi qu’une inflation du prix des actifs et engendrer des inégalités toujours plus criantes.

Un autre problème que pose la TMM, c’est le transfert de la responsabilité de la politique monétaire au domaine politique. L'an dernier, aux États-Unis, la Maison-Blanche a ainsi exercé des pressions sur la politique de taux d'intérêt et il serait même question aujourd’hui de fusionner la Fed avec le département du Trésor américain - une idée qui créerait une confusion entre les objectifs et les rôles de chacun et qui porterait atteinte à la crédibilité accordée à la banque centrale dans sa capacité à gérer l'inflation.

Le rôle de la Fed est de maintenir la stabilité des prix, de soutenir l'emploi et de fixer des taux d'intérêt favorisant la liquidité bancaire, indépendamment de toute ingérence politique. Le rôle du département du Trésor est de percevoir les recettes de l’État américain qui proviennent des impôts et des taxes sur les importations et de régler les crédits votés par le Congrès. L’hypothèse selon laquelle le gouvernement des États-Unis, par l'entremise du Trésor, «ferait marcher la planche à billets» en réponse aux projets de dépense validés par le Congrès pourrait saper la demande de dette souveraine américaine et inciter les investisseurs à exiger des taux d'intérêt plus élevés.

Il y a très peu de chances que la TMM relève un jour de l’orthodoxie économique, en partie parce qu'il paraît politiquement contre-intuitif de dire aux électeurs de faire comme si la dette n’existait pas. C'est pourquoi, dans ce contexte de faiblesse persistante des rendements, nous continuons à privilégier les stratégies de portage, en particulier l’immobilier, le crédit à haut rendement et la dette des pays émergents en devises fortes, où nous tablons sur une stabilisation des spreads.

Toutefois, même si la TMM ne devait pas devenir populaire, elle met en évidence l’importance de la flexibilité budgétaire, à un moment où les outils de politique monétaire existants ont du mal à stimuler la croissance économique et à remédier aux inégalités exacerbées par les approches non conventionnelles mises en œuvre durant la dernière décennie.

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