Comment attribuer une valeur monétaire à la nature?

Lara Kesterton, Camilla Leopoldino, Reto Cueni, Vontobel

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Nous dirigeons-nous vers une sixième extinction massive sur Terre? Pour les experts, la perte de biodiversité en est une preuve.

Nous assistons actuellement à une prise de conscience des enjeux relatifs à la nature et à la biodiversité, celle-ci doit s’accompagner d’une analyse rigoureuse de la manière dont les sociétés dépendent de la nature et l’impactent, aussi bien directement que par le biais de leurs chaînes de valeur. Les sociétés doivent examiner la manière dont elles gèrent leur relation avec la nature et assumer les engagements pris pour réduire leur impact négatif. À cet égard, nous pouvons tirer bien des enseignements des cadres développés pour le climat.

Toutefois, les défis auxquels la nature est confrontée tiennent également au fait que nous ne pouvons compenser la perte de biodiversité. Il n’existe aucune devise dans laquelle il serait possible de convertir les différentes pressions subies par la nature. La fongibilité mondiale ne s’applique pas aux services de la nature, tels que définis par l’IPBES dans son approche des «contributions de la nature aux populations». Prenons l’exemple de l’huile de palme, dont la production est responsable de 2,3% de la déforestation mondiale et entraîne la destruction des habitats et des écosystèmes locaux. Cette perte de biodiversité ne saurait être compensée par l’utilisation d’emballages certifiés FSC à un autre stade de la chaîne d’approvisionnement de l’huile de palme. Bien que nous profitions des connaissances acquises par le mouvement climatique, nous ne pouvons nous en permettre la lenteur, ni pour le sursaut collectif, ni pour la cadence des progrès effectués.

Il peut être utile pour les investisseurs de considérer la nature comme une ressource cruciale pour notre système économique.

Comme pour le climat, chaque acteur, qu’il s’agisse d’une société ou d’un ménage, peut exploiter et tirer parti de ses effets externes non valorisés, c’est-à-dire des effets négatifs que sa demande en ressources naturelles exerce sur les autres. Mais une telle approche est très étroite et dangereuse. En effet, le coût réel du climat, de la nature et de la biodiversité reste à ce jour «invisible», ce qui est essentiellement à l’origine de la crise actuelle. Concrètement, la période que nous traversons actuellement est qualifiée par les Nations unies d’«apocalypse de la nature» et nous ne pouvons nous permettre de manquer de clairvoyance pour renverser cette tendance existentielle. Les investisseurs doivent adopter une approche multigénérationnelle en matière d’investissements. Il est temps de reconnaître le «dilemme du prisonnier» dans lequel nous nous trouvons et d’en déduire que le choix de communiquer pour agir collectivement est de loin la solution la plus favorable pour tous. Tel est l’objectif de nos efforts en faveur d’investissements à l’épreuve du temps dans les secteurs du climat et de la nature. Nous devons accepter collectivement que certaines pressions ne seront ressenties qu’au-delà d’un horizon d’investissement à court terme et qu’en tant qu’investisseurs à long terme, des conversations difficiles sur une longue période sont inéluctables.

Un question de moralité, d’économie ou les deux?

Dans un premier temps, il peut être utile pour les investisseurs de considérer la nature comme une ressource cruciale pour notre système économique, afin de comprendre les enjeux et leurs répercussions sur les marchés financiers. Au niveau le plus fondamental, la nature est la source qui nous fournit ce dont nous avons besoin pour vivre, agir et nous épanouir. Au niveau sociétal et économique, les biens que nous produisons à partir de cette source sont à la base des activités économiques dans le cadre desquelles nous fabriquons des marchandises et offrons des services. Le bon fonctionnement ou l’effondrement potentiel des écosystèmes a un impact considérable sur les marchés financiers et l’économie. Pourquoi alors la nature, si cruciale, a-t-elle été de tout temps négligée par les marchés?

Les êtres humains sont les animaux les plus puissants et assument, en cette qualité, un rôle de gérance vis-à-vis des autres huit millions d’espèces qui peuplent notre planète. Cependant, les discussions autour d’une sixième extinction massive mettent en cause l’activité humaine. Le problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui résulte en partie de notre perception de la nature, considérée comme une ressource abondante, gratuite et illimitée, ou de la difficulté à tenir compte des contributions indirectes de la nature, telles que l’air ou l’eau, dans nos transactions financières. En adoptant une telle approche des ressources naturelles et en prétendant que la manière dont nous utilisons ces ressources n’aura pas d’impact sur les autres, nous nous plaçons en dehors de la nature au lieu de reconnaître que nous en faisons partie et que nous dépendons de ce fait de sa «santé».

D’un point de vue économique, notre réaction aux pénuries est révélatrice. Les pénuries sont le gagne-pain des investisseurs: elles font grimper les prix et créent de la valeur, mais sont aussi directement associées à des considérations géopolitiques. Le prix d’une ressource n’augmente qu’en période de pénurie et l’interaction entre offre et demande qui définit la pénurie d’une ressource est un élément clé des modèles économiques et des décisions d’investissement. La pénurie ne se définit pas seulement à l’échelle mondiale. Il est également essentiel de considérer la «pénurie régionale» ainsi que la logistique et les coûts de transport et d’expédition des ressources, qui expliquent l’importance des considérations de nature commerciale et géopolitique. Par ailleurs, les ressources telles que l’eau propre sont difficiles à transporter sur de longues distances, ce qui exacerbe une situation d’ores et déjà compliquée.

Ainsi que nous l’avons indiqué ci-dessus, une grande partie des ressources naturelles étaient, encore récemment dans le cadre de ces modèles, considérées comme étant gratuites, par rapport aux ressources limitées. Souvent, seuls certains groupes de lobbying ou certaines sociétés constataient, dans le cadre de leurs activités d’extraction, qu’une ressource se faisait rare, et ce, à l’insu de la population du pays ou de la région, surtout en l’absence de transparence et d’informations quant aux activités économiques ou politiques, générant des situations particulièrement néfastes lorsque les ressources étaient essentielles, comme l’eau. Cependant, notre manière de discuter de la nature évolue, tout comme le caractère impérieux de ces discussions. En mettant la nature en danger, ce sont les fondements mêmes de notre existence que nous mettons en danger. Nous assistons actuellement à la propagation de cette prise de conscience au système économique et aux marchés financiers. La nature fait son entrée dans les cadres de gestion des risques, dans les comptes de pertes et profits et dans les réglementations. Des titres faisant référence à l’intérêt croissant des autorités réglementaires pour la nature font la une, alors que les grands cabinets de conseil incitent les sociétés à se préparer à réagir à une augmentation imminente des réglementations associées à la nature.6 Le moment est venu d’intégrer la nature à tous les niveaux, y compris aux investissements.

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