Modéliser l’incertitude en considérant les différents états possibles du monde peut avoir un intérêt pour appréhender la réalité.
Si les lignes ne se déplacent pas bientôt, il va devenir difficile d’analyser les variations des marchés financiers et les indicateurs économiques sans donner l’impression de tourner en rond. L’évolution la plus notable depuis le début du mois a été la révision à la hausse du «taux terminal», c’est-à-dire du niveau maximal auquel les Banques centrales devraient porter leurs taux directeurs à l’issue du cycle de resserrement. Cette information est devenue familière aux investisseurs mais il est difficile d’en tirer des conclusions robustes quant au scénario consensuel.
Tout se passe comme si les différents scénarios possibles étaient envisagés en même temps par les investisseurs qui leurs attribuent des probabilités variables et ajustées après chaque donnée économique ou commentaires des banquiers centraux. Modéliser l’incertitude en considérant les différents états possibles du monde peut avoir un intérêt pour appréhender la réalité. Plus simplement, il est vraisemblable que les investisseurs s’accordent sur le scénario in fine: un resserrement de la politique monétaire, surtout quand il est aussi brutal que celui intervenu au second semestre 2022, a généralement pour résultat de provoquer une récession, plus ou moins profonde, plus ou moins longue. L’atterrissage en douceur est bien souvent une vue de l’esprit mais si le point d’arrivée est connu, le chemin pour y parvenir est plus tortueux. Et ce n’est pas le seul problème.
Depuis le début de l’année, les indicateurs économiques ont surpris à la hausse, conduisant à la remise en cause du scénario de récession en 2023 qui s’était mis en place à l’automne dernier. Si la récession est définie comme une dégradation de l’emploi pendant plusieurs trimestres, nous restons convaincus qu’une telle évolution est vraisemblable. Le rythme actuel des créations d’emploi et le très bas niveau du taux de chômage aux Etats-Unis traduisent un déséquilibre sur le marché du travail incompatible avec un reflux durable de l’inflation vers l’objectif de 2,0%.
Si vous choisissez de définir une période de récession comme deux trimestres consécutifs au moins de contraction du PIB, il n’est pas impossible que la zone euro y échappe comme elle le fait depuis l’automne dernier alors que les économistes prévoyaient une entrée en récession dès le troisième trimestre 2022. Au quatrième trimestre, selon l’estimation préliminaire, le PIB a progressé de 0,1% (après 0,3% au troisième trimestre) mais la composition de cette croissance est fragile comme le montre la baisse de la consommation des ménages, notamment en France.
Si vous jugez de la santé d’une économie à l’aune des enquêtes de conjoncture auprès des ménages et des entreprises, compte tenu de la poursuite de la hausse des indices PMI (Purchasing manager index) et du redressement du climat des affaires en Allemagne, vous serez enclins à conclure à une réaccelération brutale de l’économie mondiale. En effet, les indices PMI composites se sont maintenus (zone euro, Japon) ou sont repassés au-dessus de 50 (Royaume-Uni, Etats-Unis) pour retrouver des niveaux qui n’avaient plus été observés depuis 8 ou 9 mois.
Par ailleurs, cette amélioration des enquêtes et la meilleure résistance que prévu de l’activité aux vents contraires (crise énergétique en Europe notamment), a entraîné une révision des perspectives de croissance pour 2023, renforçant davantage l’optimisme ambiant.
La normalisation des chaînes mondiales de production, la baisse des coûts du fret maritime, le reflux des cours des matières premières ont favorisé le ralentissement de l’inflation totale de l’OCDE passée d’un pic de 10,8% en octobre à 9,4% en décembre, au plus bas depuis avril 2022. En revanche, l’inflation sous-jacente se maintient à des niveaux plus préoccupants: dans la zone euro, l’inflation hors alimentaire et énergie s’est stabilisée à 5,2% en janvier 2023 tandis, qu’aux Etats-Unis, la mesure mentionnée par Jerome Powell dans un discours prononcé en novembre n’a pas reflué. L’inflation sous-jacente dans les services hors coût du logement évolue autour de 4,0% alors que son rythme prépandémique était de 2,0%.
Dans les prochains mois, ces mesures vont retenir l’attention des investisseurs et des banquiers centraux et les prévisions macroéconomiques de la Fed (22 mars) et de la BCE (16 mars) sur l’inflation sous-jacente devraient apporter des informations importantes. Si les chiffres publiés en décembre (3,5% fin 2023 pour le core PCE aux Etats-Unis, 4,2% en 2023 pour l’inflation hors alimentaire et énergie dans la zone euro) étaient revus à la hausse, il s’agirait d’un message très hawkish.
Depuis des mois, la BCE répète en effet qu’une récession ne suffira pas à faire refluer l’inflation et, en février, Isabel Schnabel a rappelé que la «désinflation généralisée n’a pas encore commencé en zone euro» et répété le message sur la nécessité d’atteindre un niveau de taux suffisamment restrictif et de s’y maintenir jusqu’à obtenir une preuve solide du retour de l’inflation sous-jacente vers l’objectif.
Le compte rendu des discussions du comité de politique monétaire de la Fed (FOMC – Federal Open Market Committee) du 1er février, publié le 22, a révélé que de nombreux membres du FOMC estimaient qu’une politique monétaire insuffisamment restrictive pourrait remettre en cause les progrès réalisés dans la lutte contre l’inflation. Celle-ci se maintiendrait alors au-dessus de l’objectif de 2% pendant plus longtemps, une évolution qui contient en germe le risque d’assister à un désancrage des anticipations inflationnistes.
C’est la principale difficulté à laquelle vont être confrontées les banques centrales (et, avec elles, les investisseurs) dans les prochains mois: quelle attitude adopter lorsque l’économie ralentit mais que l’inflation reste élevée ?
Deux marchés, deux ambiances
Les nouveaux ajustements des anticipations de remontée des taux directeurs ont entraîné des tensions significatives des rendements obligataires depuis début février, les taux à 10 américains et allemands se rapprochant de seuils symboliques ou les dépassant (à 4,00% et 2,50% respectivement). Ces mouvements violents peuvent justifier des changements tactiques de position (retour à la neutralité ou même surexposition) mais nécessitent une grande réactivité dans la mesure où des facteurs techniques (nombreuses émissions à venir dans la zone euro d’ici la fin du trimestre, plafond de la dette aux Etats-Unis) sont de nature à peser sur les marchés.
Les indices actions ont connu une évolution qui peut s’apparenter à la remise en cause du scénario idéal d’atterrissage en douceur et reflète l’inquiétude face à la poursuite du resserrement monétaire de plus en plus susceptible de déboucher sur une récession. De fait, alors que la saison des résultats d’entreprise touche à sa fin aux Etats-Unis, les analystes financiers ont révisé à la baisse les perspectives bénéficiaires. Pour le S&P 500, la prévision pour 2023 de croissance des BPA (Bénéfices par action) ressort désormais à -10%. Par ailleurs, le mouvement de révision à la baisse des perspectives bénéficiaires semble commencer à s’inverser, ce qui peut être interprété comme le signe que les analystes ne prévoient pas une récession longue et ont déjà pris en compte la reprise de l’activité. Autrement dit, pour les investisseurs en actions, la fonction de réaction des banques centrales paraît claire: face aux manifestations d’une récession, les taux directeurs vont être rapidement abaissés pour relancer l’économie. Le seul problème, c’est que les banques centrales ne disent pas tout à fait la même chose…
Après un net rebond en janvier et des variations plus hésitantes en février, reflets d’un consensus mouvant, il ne s’agit pas d’inscrire un scénario dans le marbre et de s’arcbouter sur telle ou telle position.
Saisir les opportunités offertes par des mouvements rapides sur les actions et les obligations ou par les ajustements brutaux de scénario sera crucial dans les prochains mois. Le point d’arrivée le plus probable reste la récession, que nous envisageons plutôt modeste, mais les investisseurs vont avoir du mal à définir à quel horizon cet événement va survenir, ce qui entraînera des variations erratiques.
Nous conservons une position d’ensemble neutre sur les actions et venons de réduire légèrement notre exposition aux actions américains dans un mouvement de prise partielle de bénéfices alors qu’un des enseignements de la saison des résultats a été une certaine compression des marges des entreprises américaines. Cette décision a légèrement réduit la consommation du risque de notre allocation d’actifs. La neutralité résulte de positions géographiques tranchées: d’une part, surexposition aux actions émergentes largement justifiée par la réouverture de l’économie chinoise qui devient chaque jour une réalité plus tangible, et, d’autre part, sous-exposition aux actions de la zone euro, nettement surévaluées après leur impressionnant rally en janvier et qui ne reflètent pas suffisamment les risques.