Brexit: la dramatisation avant le dénouement

Bruno Cavalier, ODDO BHF

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Forte pression sur Theresa May pour qu’elle fasse avaler les derniers compromis à sa majorité et son opinion publique.

Si l’on tient compte des délais de ratification, le temps restant pour négocier l’accord de retrait du Royaume-Uni est de trois mois environ. C’est très peu. Une sortie désordonnée n’est pas une option raisonnable, mais les aléas politiques ne permettent pas d’exclure un échec. Nous pensons que l’UE ne transigera pas sur ses principes constitutifs (quatre libertés). Ce serait mortifère pour elle et déstabilisant avant les élections européennes de mai 2019. Tout dépend donc de la capacité de Theresa May à faire avaler à sa majorité et son opinion publique les derniers compromis, quitte à dramatiser l’ultime round de négociation.

Il faut sauver le soldat May

En cette rentrée, les investisseurs attentifs aux questions européennes se partagent en deux camps. Les uns pensent que le risque politique principal des prochains mois est l’Italie, les autres que c’est le Brexit. Dans les deux cas, nous avons une opposition entre un pays et les instances européennes. Dans les deux cas, la trajectoire actuelle nous mène vers la collision, crise budgétaire en Italie, no-deal Brexit au Royaume-Uni (RU). Pour éviter le choc, des changements doivent se produire sans trop tarder. Nous avons examiné le cas italien vendredi dernier, faisons le point sur le problème du Brexit.

Quand Michel Barnier tient des propos conciliants,
ce n’est pas le signe que l’UE s’apprête à infléchir ses positions.

La principale nouveauté des derniers mois est que le gouvernement britannique a présenté en juillet un plan précisant les contours de la future relation avec l’UE (le plan Chequers). A cette occasion, deux partisans d’un Brexit dur, Boris Johnson et David Davis, ont quitté le gouvernement. Depuis lors, Dominic Raab, le nouveau négociateur britannique a passé plus de temps avec son homologue de l’UE, Michel Barnier, que David Davis en deux ans. Toutefois, quand Michel Barnier tient des propos conciliants, comme ces derniers jours, ce n’est pas le signe pensons-nous que l’UE s’apprête à infléchir ses positions mais plutôt que l’UE veut que Theresa May réussisse à faire accepter l’accord de retrait à sa majorité et à son opinion publique.

Que propose le «plan Chequers»? 

Il envisage une participation du RU au marché unique mais seulement pour les biens. Le RU quitterait l’union douanière, gagnant la possibilité de fixer ses propres droits de douane. Serait créé un dispositif dit « facilitated custom arrangement » permettant d’alléger les contrôles aux frontières. En cas de différend, il y aurait un processus d’arbitrage, sans rôle direct pour la Cour Européenne de Justice (CEJ). Le plan prévoit la participation du RU à de nombreuses agences européennes et des accords dans le domaine des services selon les besoins.

Que peut reprocher l’UE au «plan Chequers»?

A peu près tout. Le plan britannique est inacceptable par l’UE pour deux raisons.

  • La première tient à la séquence de négociation. Pour l’UE, s’entendre sur un accord de retrait est un préalable et c’est seulement ensuite que viendra le temps de fixer la future relation. Le RU voudrait négocier ces deux points en même temps ou du moins obtenir un engagement sur le futur régime commercial.
  • La seconde, plus fondamentale, vient de ce que le «plan Chequers», s’il était agréé, donnerait au RU une sorte de relation à la carte avec l’UE, remettant en question certains de ses principes constitutifs. Tout d’abord, ce plan délègue le contrôle de la frontière douanière de l’UE à un pays opérant en-dehors de son système juridictionnel. L’arrangement douanier proposé n’a pas d’équivalent dans le monde. Ensuite, la notion de « marché unique des biens » n’existe pas. La distinction entre biens et services est d’ailleurs poreuse, voire indiscernable, dans de nombreux cas. Ainsi, l’intérêt d’une libre circulation des biens est directement lié à la réduction des délais de transport, mais si le transport routier devait faire l’objet d’une réglementation spéciale, le trafic devrait se reporter sur d’autres moyens plus lents ou plus coûteux. Plus généralement, la question des services, notamment des services financiers, n’est pas tranchée. Par ailleurs, le plan prévoit moins de liberté dans la circulation des personnes, ce qui contredit l’intangibilité des quatre libertés fondamentales sur la circulation des personnes, des biens, des services, et des capitaux. En somme, le RU demande une licence pour choisir à sa convenance son niveau de participation aux institutions européennes. L’UE ne peut l’accepter, sans risquer de susciter des réclamations d’autres pays en vue d’obtenir des exemptions sur tel ou tel sujet. Le fait que l’UE soit, par ailleurs, attaquée de l’intérieur par des hommes tels que Matteo Salvini et Victor Orban ne plaide pas non plus pour un assouplissement de ses positions, à moins d’un an d’élections au Parlement européen.
Qu’est-ce qui bloque l’accord de retrait? 

Selon le négociateur de l’UE, Michel Barnier, les deux parties sont d’accord à 80% sur son contenu. Les 20% restant concentrent les questions les plus toxiques pour l’opinion. Il s’agit en particulier du rôle de la CEJ comme autorité d’arbitrage en cas de différend et dans les procédures judiciaires en cours et, surtout, de la question irlandaise. Le problème est simple à poser, impossible à résoudre si l’on tient compte de toutes les «lignes rouges». La République d’Irlande est dans l’UE, l’Irlande du Nord est dans le RU, le RU quitte l’UE et personne ne souhaite l’établissement d’une frontière physique entre les deux parties de l’île ou entre l’Irlande et la Grande-Bretagne. L’idéal serait de mettre en place une solution technologique assurant la fluidité des échanges, tout en respectant les réglementations et en évitant la fraude. A défaut, il faut une solution de repli (backstop) qui serait que l’Irlande du Nord reste dans le marché unique. Dans le «plan Chequers» le RU accepte d’établir un backstop pour l’Irlande, en précisant qu’on n’aura sans doute jamais à l’utiliser. C’est une avancée notable par rapport à sa position initiale. On peut y voir le signe que le gouvernement britannique veut sérieusement aboutir à un accord de retrait, ouvrant une période de transition qui à ce jour repousserait la sortie réelle du RU à la fin 2020. Cela redonnerait à nouveau presque deux ans pour s’entendre sur le régime commercial futur. 

Quel est le risque de défenestration de Theresa May? 

Négocier et ratifier un accord de retrait est dans l’intérêt mutuel du RU et de l’UE, même si l’on entend ici ou là qu’un scénario de no-deal, quoique coûteux, serait supportable. Chaque camp se dit que l’autre souffrira plus que lui en cas d’échec des négociations mais en réalité la différence de douleur sera, selon nous, de second ordre par rapport au chaos que causerait une sortie désordonnée. Il faut en effet insister sur le caractère tout à fait inédit de la négociation du Brexit. Normalement, une négociation qui échoue ramène au statu quo, mais dans le cas présent, un échec, c’est le saut dans l’inconnu, le RU devenant d’un coup un pays-tiers pour son principal partenaire économique et commercial. 

Les investisseurs risquent de rester dans le flou
pendant encore un mois ou deux.

L’obstacle à la conclusion d’un accord de retrait touche désormais moins à son contenu qu’à la manière de faire avaler la pilule aux partisans du Brexit, au Parlement et dans l’opinion publique. Theresa May a une majorité fragile et elle est contestée au sein du parti conservateur. Ses adversaires trouveront toujours quelque chose à redire à un accord, quel qu’il soit, puisqu’il implique des concessions par rapport aux promesses de la campagne référendaire de 2016. Sa survie politique vient de ce que sa chute pourrait causer des élections anticipées et risquer d’amener le parti travailliste version Corbyn au pouvoir. Nulle personne raisonnable ne veut s’aventurer dans cette voie. Retarder les discussions au maximum est un calcul politique misant sur le fait qu’à l’approche de l’échéance, la perspective d’un no-deal sera assez dissuasive pour convaincre le Parlement d’accepter l’accord de retrait. Si Madame May survit à la prochaine conférence annuelle du parti conservateur, du 30 septembre au 3 octobre, il pourrait y avoir une avancée plus nette des discussions UE-RU. Deux sommets de l’UE sont ensuite prévus avant la fin de l’année (18 octobre, 13 décembre).

Cet environnement crée les conditions pour que les investisseurs restent dans le flou pendant encore un mois ou deux au moins. Bien que le délai de négociation soit désormais très court, on n’observe ni dans le climat des affaires, ni dans le sentiment des marchés, ni dans l’opinion britannique en général, une anxiété accrue à l’idée d’un no-deal. Cela manifeste soit de myopie, soit une confiance absolue dans le caractère raisonnable des politiciens. On peut corriger la myopie (au prix de turbulences prévisibles de marché), il n’est pas sûr qu’on puisse ramener à la raison sur la question du Brexit des hommes tels que Boris Johnson ou Jacob Rees-Mogg qui ne rêvent que d’une chose, occuper un jour le 10 Downing Street.

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