Du potentiel pour rattraper la consommation

Claude Maurer & Franziska Fischer, Credit Suisse

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Les ménages ont, en moyenne, économisé beaucoup d’argent pendant le confinement, en raison de possibilités de consommation limitées.

En dépit de la chute historique de la performance économique et du nombre record de demandes de réduction de l’horaire de travail, les ménages ont, en moyenne, économisé beaucoup d’argent pendant le confinement, en raison de possibilités de consommation limitées et du soutien financier apporté par la Confédération et les caisses de chômage. Cependant, compte tenu du niveau élevé d’incertitude et de ménages qui ne sont pas tous logés à la même enseigne, seule une partie de cette épargne devrait être injectée dans la consommation dans les mois à venir.

À compter du 11 mai 2020, les magasins, restaurants, marchés, musées et bibliothèques pourront rouvrir, en appliquant toutefois des mesures de protection strictes. Reste à savoir si les clients se rendront à nouveau régulièrement magasins et restaurants – cela dépendra notamment de leur sentiment de sécurité. Une augmentation significative du nombre de personnes infectées affecterait à n’en pas douter la fréquentation de ces établissements. Le respect strict des distances et des mesures d’hygiène est par conséquent une condition préalable importante à une reprise de la consommation, tout comme les tests et l’isolement efficaces et rapides de tous les nouveaux cas. Mais même si le nombre de contagions est maintenu à un faible niveau, un objectif que nous considérons comme réaliste, tous ces lieux seront moins fréquentés qu’auparavant. En effet, les mesures contre le coronavirus prennent de la place et limitent donc l’offre.

Le climat de consommation est morose, mais une lueur d’espoir est en vue

De surcroît, comme le révèle l’enquête trimestrielle du Secrétariat d’État à l’économie (SECO) menée en avril, le climat de consommation a atteint un niveau historiquement bas. Et sans surprise, les personnes interrogées ont fait état d’attentes nettement plus négatives en matière de développement économique général. Dans le même temps, les ménages ont considéré qu’en avril, le moment était loin d’être idéal pour réaliser de grands achats, ne serait-ce que parce que les magasins étaient fermés. L’évaluation de la situation sur le marché du travail, très importante dans les décisions de consommation, s’est également dégradée. Cela étant, la figure 1 montre que, si les personnes interrogées s’attendent à ce que le taux de chômage progresse autant que pendant la crise financière de 2009, elles sont beaucoup moins pessimistes qu’à l’époque quant à la sécurité de leur propre emploi.

Il y a donc une contradiction entre l’évaluation de la situation personnelle et celle de la situation générale. Le fait est que la crise du coronavirus se caractérise à la fois par un degré généralement très élevé d’incertitude autour de l’évolution future et par des différences extraordinairement importantes quant aux retombées sur la situation financière des différents ménages et de l’économie, à l’aune du produit intérieur brut (PIB).

Une profonde récession et une hausse massive de la réduction de l’horaire de travail...

D’une part, les économies du monde entier et de la Suisse sont en proie à une récession extrêmement profonde. Le Fonds monétaire international (FMI) anticipe la récession mondiale la plus profonde depuis la Grande Dépression des années 1930. Selon nos prévisions, le PIB de la Suisse devrait se contracter dans des proportions inédites depuis la crise pétrolière de 1975, ce qui minera la situation sur le marché du travail, essentielle pour le revenu des ménages privés. Selon l’enquête sur le budget des ménages de l’Office fédéral de la statistique (OFS), près des trois quarts du revenu d’un ménage moyen proviennent d’un emploi ou d’une activité lucrative indépendante. D’après le SECO, le nombre de personnes inscrites au chômage a progressé d’environ 36 000 au cours des deux mois de confinement. Dans le même temps, le nombre de demandes de réduction de l’horaire de travail a lui atteint un niveau sans précédent: selon le SECO, une demande de réduction de l’horaire de travail a ainsi été déposée pour plus d’un tiers de l’ensemble des personnes actives.

Néanmoins, toutes ne devraient pas réellement être utilisées, certaines entreprises ayant demandé une réduction de l’horaire de travail pour des raisons de sécurité, sans pour autant la mettre en oeuvre. C’est la raison pour laquelle, en collaboration avec procure.ch, nous avons interrogé les participants à l’enquête mensuelle de l’indice des directeurs d’achat (PMI) quant au recours effectif à la réduction de l’horaire de travail sollicitée. Cette enquête, réalisée fin mars, a révélé que deux tiers des entreprises du secteur secondaire et 80% des entreprises du tertiaire ont bien fait usage de cette réduction de l’horaire de travail. Autrement dit, environ un quart de la population active du pays voit actuellement bien malgré elle ses horaires de travail réduits – et notamment 168 000 employés du secteur secondaire et un peu plus d’un million dans le secteur tertiaire. De même, 180'000 autres personnes souffrent d’une perte de gains parce que le confinement les affectent en tant qu’indépendants, parce qu’elles doivent s’occuper de leurs enfants scolarisés ou parce qu’elles sont en quarantaine et ne peuvent pas travailler.

... entraînent une perte de gains d’environ 15,3 milliards de francs pendant le confinement

Sur la base des chiffres susmentionnés et compte tenu des niveaux de salaire et des taux d’occupation habituels dans les branches concernées, nous estimons la perte de gains des ménages suisses due au chômage, à la réduction de l’horaire de travail ou à d’autres restrictions du travail à environ 15,3 milliards de francs pour les deux mois de confinement. Sans compter, en outre, les éventuelles baisses des produits des capitaux, qui sont toutefois difficiles à quantifier; qui plus est, elle ne jouent qu’un rôle mineur au vu de leur faible importance dans le revenu moyen des ménages (5%).

La perte de gains est atténuée par les 11,6 milliards de francs d’aides de la Confédération...

D’autre part, la Confédération et l’assurance-chômage soutiennent financièrement les ménages. Comme nous l’avons souligné dans notre Swiss Economics Alert du 1er avril 2020 (Mesures fiscales en Suisse: rapides, ciblées et finançables), des milliards ont déjà été promis ou versés à titre de soutien. Outre les indemnités journalières habituelles pour les chômeurs, les aides les plus significatives sont l’indemnité en cas de réduction de l’horaire de travail (80% de la perte de gains), ainsi que l’indemnité pour indépendants dans des branches directement et indirectement touchées par les mesures. Pour deux mois de confinement, nous tablons sur des prestations pécuniaires d’environ 11,6 milliards de francs, dont 10 milliards pour l’indemnité en cas de réduction de l’horaire de travail, 1,1 milliard de francs pour l’indemnité aux indépendants, parents et personnes en quarantaine, et 250 millions de francs pour les indemnités journalières des chômeurs.

Il faut également inclure à cette équation des petites économies (paiements d’impôts ou redevance médias), qui représentent tout de même plus de 200 millions de francs au total.

... mais pas compensée: le confinement fait baisser de 1000 francs le revenu moyen des ménages

En d’autres termes, la perte de gains de 15,3 milliards de francs est à mettre en parallèle avec des montants transférés de 11,6 milliards. Dans l’ensemble, la Confédération et l’assurance-chômage ne sont pas en mesure de compenser les pertes de gains des ménages suisses pendant le confinement. En moyenne, le revenu des ménages devrait avoir reculé de 5% environ. Selon les derniers chiffres de l’OFS disponibles de 2017, le revenu brut moyen (avant toutes les déductions) d’un ménage moyen (taille du ménage: 2,2 personnes) en Suisse atteint 9917 francs par mois. À l’heure actuelle, le revenu est donc inférieur de près de 500 francs par mois en moyenne. Pour deux mois de confinement, cette perte représente ainsi 1000 francs.

Face à une telle analyse globale, il est certain que la prudence est de mise. Car s’il est économiquement pertinent pour l’évolution de toute l’économie, ce portrait dressé ne reflète en aucun cas la situation individuelle des différents ménages. Dans le cas concret d’une famille de trois personnes, dans laquelle, par exemple, l’un des parents travaille à temps plein dans l’industrie et est concerné par une réduction de l’horaire de travail de 50%, tandis que l’autre doit réduire de moitié son travail de bureau à temps plein pour assurer la garde des enfants pendant la fermeture de la crèche, la perte de gains après transferts peut rapidement s’élever à 1500 francs par mois ou 3000 francs sur toute la durée du confinement.

Pendant le confinement, les restrictions de la consommation ont réduit les dépenses de 12 milliards de francs

D’un point de vue économique, il faut toutefois noter que la perte de gains a réduit le potentiel de consommation de 4 milliards de francs sur deux mois, soit environ 1% de la consommation privée totale du pays en un an. Le coronavirus et le confinement ont cependant ceci de particulier qu’ils limitent fortement les possibilités de consommation des ménages. Selon nos estimations, environ un tiers des dépenses de consommation moyennes des ménages en temps normal sont consacrées à des biens et services impossibles – ou presque – à consommer pendant le confinement. Dans le même temps, le commerce en ligne connaît actuellement un vrai boom. Ainsi, comme nous l’avons déjà souligné dans notre Swiss Economics Alert du 24 avril 2020 (Commerce de détail suisse: pertes importantes dans le commerce stationnaire), les chiffres d’affaires du commerce en ligne devraient grimper d’environ 30% cette année. Cependant, la part de marché du commerce en ligne dans l’ensemble du commerce de détail (alimentaire et non alimentaire) reste faible avec environ 15% (au début d’année, elle était de 9% selon GfK). Au total, nous tablons pendant le confinement sur un recul de la demande des consommateurs de quelque 20%. Sur les deux mois du confinement, les ménages ont ainsi dépensé en biens de consommation et services environ 12 milliards de francs de moins que ce qu’ils auraient dépensé en temps normal.

Économies de 8 milliards de francs au total ou 2000 francs par ménage pendant le confinement

Malgré une perte de gains qui n’a pas été entièrement compensée par les subventions de la Confédération, les ménages ont donc économisé de l’argent pendant le confinement, et de manière significative: selon nos calculs, plus de 8 milliards de francs ont été mis de côté pendant les deux mois de confinement (cf. fig. 2). En moyenne, par rapport à ce qu’il aurait économisé sans la crise du coronavirus, un ménage a ainsi pu mettre de côté plus de 2000 francs supplémentaires – soulignons une fois encore qu’il s’agit d’une analyse généralisée. Ces deux derniers mois, le taux d’épargne (autrement dit la part du revenu qu’un ménage économise après déduction de toutes les dépenses) a été presque deux fois plus élevé qu’en temps normal.

La Suisse est un pays d’épargnants. Le taux d’épargne y est généralement élevé en comparaison internationale, même si l’épargne inclut l’«épargne forcée», c’est-à-dire les versements dans la prévoyance vieillesse obligatoire. Avant le confinement, l’épargne «volontaire» des ménages valait pour environ 13% du revenu brut disponible des ménages corrigé de l’épargne forcée, et l’épargne forcée pour environ 9%. En raison de la baisse de la consommation dictée par le confinement, le taux d’épargne volontaire a dû passer à 22% environ. Celui de l’épargne forcée, lui, ne devrait avoir reculé que de façon marginale, puisque l’indemnité en cas de réduction de l’horaire de travail est assujettie à l’intégralité des charges sociales.

Le taux d’épargne devrait à nouveau diminuer un peu

Comme l’indique la figure 3, le taux d’épargne volontaire en Suisse a varié en périodes de récessions par le passé, alors que le taux d’épargne forcée, lui, ne réagit guère à l’environnement économique. Lors de la récession du début du millénaire (la «récession dotcom»), le taux d’épargne a dans un premier temps augmenté. À l’époque, soucieux de l’avenir, les ménages avaient limité leur consommation plus que ce que la perte de gains n’aurait dicté. Avec la reprise, le taux d’épargne avait encore reculé, du fait de la compensation d’une partie de la baisse de la consommation antérieure. La crise financière de 2009 avait dessiné un tableau similaire, même si l’«épargne prudente» (c’est-à-dire des taux d’épargne plus élevés malgré une croissance plus timide des revenus) n’avait pas été clairement suivie d’une épargne négative lissant la consommation. Apparemment, les ménages épargnent généralement davantage depuis la crise financière et ils essaient moins de lisser leur consommation malgré les fluctuations de leurs revenus. Ce constat permet d’expliquer pourquoi la croissance de la consommation en Suisse est comparativement faible depuis environ six ans ou fluctue suivant l’évolution des revenus.

Les consommateurs compensent avec des achats à hauteur de 5,5 milliards de francs...

Dans ce contexte, et compte tenu du climat de consommation pessimiste en avril, on peut supposer que même sans l’épargne liée au confinement, le taux d’épargne en Suisse serait actuellement plus élevé qu’avant la crise. Toutefois, compte tenu de la marge de fluctuation par ailleurs habituelle d’environ 2,5 points de pourcentage par cycle économique et d’une variation de moins de 5 points de pourcentage sur 30 ans, la hausse actuelle devrait être plus importante qu’on aurait pu le souhaiter. En conséquence, nous partons du principe que dans les mois à venir, les ménages dépenseront au moins une partie des économies réalisées pendant le confinement dans des biens et services de consommation. Concrètement, dans un scénario où de nouveaux assouplissements des mesures de confinement permettront un retour rapide à une situation plus normale, nous calculons que les ménages dépenseront à nouveau dans les prochains mois les deux tiers de l’argent épargné pendant le confinement. Dans ce scénario optimiste, environ 5,5 milliards de francs des 8 milliards non dépensés devraient donc être réinjectés dans la consommation dans les prochains mois.

...mais 3 milliards de francs sont toujours conservés à titre de réserve de prudence

Ainsi, en dépit de toutes les mesures de soutien de la Confédération et des prestations de l’assurance-chômage, et même dans un scénario optimiste, environ 3 milliards de francs, soit 0,7% des dépenses de consommation annuelles en Suisse, ne seront pas utilisés dans la consommation. Et plus le retour à la normale mettra du temps, moins la consommation sera rattrapée et plus vite l’argent épargné sera conservé à titre de réserve financière.

Pour que la consommation se reprenne, il faut un faible nombre de contagions

Comme nous l’avons mentionné en début de texte, en marge de la vitesse de l’assouplissement des mesures, ce sera surtout la confiance des consommateurs dans leur protection contre une contagion qui sera déterminante pour la propension à consommer. En Suède, par exemple, les chiffres d’affaires des restaurants ont plongé de 80% fin mars et début avril, alors pourtant que les restaurants n’étaient pas officiellement fermés. Et en Autriche, qui a déjà assoupli assez significativement les mesures de confinement et qui compte peu de nouveaux cas, la mobilité ne progresse que timidement, en dehors de l’augmentation habituelle liée au printemps (cf. fig. 4).

Pilier de la croissance de la consommation, l’immigration est en recul

Autre facteur à prendre en compte: l’immigration en Suisse ralentit sous l’effet de la fermeture des frontières et de la diminution du nombre de nouvelles embauches. Pour l’ensemble de 2020, nous tablons sur une immigration nette de 35'000 à 40'000 personnes (contre 53'000 l’année précédente). En conséquence, un pilier important de la croissance de la consommation lors des crises précédentes (crise financière, crise de l’euro, choc du franc) est moins robuste. Globalement, la consommation privée devrait donc à notre sens s’inscrire en recul en Suisse pour la première fois depuis 1993.

Nous attendons pour cette année une baisse de 2,1% des dépenses totales de consommation corrigées de l’inflation.

Synthèse

Dans l’histoire économique récente, la crise du coronavirus est sans égal. Dans le même temps toutefois, elle souligne également qu’à bien des égards, l’accent mis sur le seul produit intérieur brut ne suffit pas. Ainsi, la situation financière des ménages est par exemple actuellement meilleure que ce que l’on pourrait attendre dans un contexte d’effondrement du PIB. Mais le PIB ne reflète pas les versements de la Confédération et de l’assurance-chômage. Si la comparaison avec la Grande Dépression des années 1930 est donc tout à fait correcte du point de vue du PIB, les conséquences sociales devraient être beaucoup moins dramatiques qu’elles ne l’ont été à l’époque, grâce aux mesures budgétaires prises dans le monde entier.

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