Une sous-estimation structurelle de l’inflation

Cyril Gomez

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L’ère de l’orthodoxie budgétaire prenant fin, un cycle d’inflation durable pourrait bientôt émerger et surprendre. Avec Pascal Gilbert de DNCA.

L’inflation tant attendue et recherchée depuis plus d’une décennie ne sera pas nécessairement la bienvenue. Ralentissement de la globalisation, fragilité de la demande post-COVID, pressions réglementaires et écologiques sans précédents contribuent à intensifier comme jamais les pressions inflationnistes à court, moyen et à long termes. A des conditions macroéconomiques exceptionnelles, les pouvoirs publics répondent par des mesures – monétaires et budgétaires – non moins prodigieuses. Pascal Gilbert, gérant chez DNCA et spécialiste du marché obligataire, observe néanmoins des anticipations d’inflation toujours proches de zéro, quelle que soit la maturité. Or, selon lui, il est difficile de minimiser le risque inflationniste à un moment où les Etats des pays développés se joignent aux banques centrales dans le déploiement massif de remèdes keynésiens.

Pourquoi devrions-nous nous intéresser à un retour probable d’une inflation plus élevée que ce ne fut le cas depuis plus de dix ans?

La crise de la COVID-19 va non seulement entrainer une hausse des coûts sanitaires mais aussi provoquer un choc d’offre. Choc qui se traduit notamment par moins d’investissement, la fermeture définitive à terme de certaines industries ou entreprises pas assez bien armées pour surmonter un choc d’une telle ampleur, auquel viendra se rajouter le coût climatique que beaucoup d’entreprise devront supporter.

«Même dans les services, il est devenu extrêmement difficile de poursuivre
une activité et assumer les charges associées dans le contexte actuel.»

Ensuite, nous constatons également un choc d’offre sur la main-d’œuvre, c’est-à-dire moins d’immigration. Par exemple dans le secteur agricole où l’on a beaucoup moins de capacité de recours que par le passé à la main-d’œuvre étrangère pour les récoltes. Et ce, contrairement à la tendance qui avait prévalu jusqu’ici dans les pays développés.

Même dans le secteur des services, il est devenu extrêmement difficile de poursuivre une activité et assumer les charges associées dans le contexte actuel. A l’heure actuelle, il faut être particulièrement courageux pour démarrer une entreprise. Ainsi même dans un contexte d’un taux de chômage qui demeure relativement élevé, on devrait observer une pression haussière sur le niveau général des prix, du principalement à la raréfaction de l’offre et à l’augmentation des couts de production

Et que dit le marché à cet égard? S’attend-il également à une inflation supérieure pour les mois ou les années à venir?

En dépit des risques inflationnistes susmentionnés, force est de constater que les anticipations d’inflation demeurent très faibles, autour de 0,9% pour les dix prochaines années et pratiquement 0% d’ici l’année prochaine. De telles anticipations ne peuvent pas être dissociées de certains facteurs déflationnistes récents, tels que la baisse de la TVA en Allemagne, la crise du pétrole et la chute des cours depuis 2014. Cela dit, il y a, selon nous, une sous-estimation structurelle de l’inflation par le marché, du moins à court terme.

Ne serait-il pas ironique que les banques centrales, en voulant provoquer de l’inflation positive, finissent par exacerber l’inflation négative?

Vous prêchez un convaincu. C’est, en réalité, la conjugaison de plusieurs facteurs dont le facteur monétaire qui devrait augmenter le risque de voir apparaître une inflation surprise négative. Les banques centrales des pays développés ont signalé qu’elles étaient prêtes à tolérer davantage d’inflation. En particulier la Fed, qui vient d’ajuster son cadre opérationnel en se montrant désormais disposée à tolérer plus d’inflation que ne le suggère sa cible pour compenser les périodes précédentes de faible inflation. 

«Le multiplicateur du commerce global par rapport au PIB
est inférieur à 1 depuis deux ou trois ans déjà.»

A cela s’ajoutent les effets de la COVID-19, dont l’un consiste à forcer les pays à privilégier les capacités de production domestiques dans des secteurs critiques. C’est le cas dans celui de la santé, par exemple, où les Etats vont chercher à se doter de réserves de médicaments afin de faire face à des chocs sanitaires de l’ampleur que celui que nous subissons actuellement. On peut donc s’attendre à un renforcement du protectionnisme.

Ce que l’on observe déjà actuellement, c’est un recul notable de la globalisation, la croissance du commerce international progressant plus lentement que le PIB mondial depuis un certain temps. Pour être précis, le multiplicateur du commerce global par rapport au PIB est inférieur à 1 depuis deux ou trois ans déjà. Remarquons également que les risques que posent les réseaux sociaux pour la réputation de l’entreprise, au moment où se développent à grande vitesse les investissements durables et climatiques, pourraient inciter de nombreuses entreprises à relocaliser certaines de leurs productions dans leurs pays d’origine respectifs, où elles ont un meilleur contrôle. Ce sera en effet moins évident de produire à l’autre bout du monde quand on sait qu’il existe toujours quelqu’un pour souligner les failles d’une entreprise à l’étranger et les diffuser à l’échelle mondiale.

En quoi le cycle actuel de l’inflation peut-il fondamentalement devenir différent de ce que l’on a connu depuis la Grande Crise Financière de 2008?

Il peut être utile de rappeler ici les deux derniers grands cycles de l’inflation pour comprendre les forces en jeu derrière les variations du niveau des prix et en particulier l’impact des politiques monétaires. Le premier cycle commence dans les années 1970 et se termine vers le milieu des années 1990. C’est une période caractérisée par une forte inflation, sous-tendue notamment par la dépréciation structurelle du dollar, celle-ci ayant donné lieu à une augmentation considérable des masses monétaires dans le monde. 

En parallèle, les tensions sociales qui avaient pris racine dans les années 1960 dans les pays développés s’accentuent, ce qui aboutit aux acquis sociaux. On se souvient notamment de la grève des mineurs anglais de 1972. Citons également le choc d’offre suscité par la guerre du Kippour, au moment où l’offre pétrolière se réaffectait à tout un ensemble de nouveaux produits nécessitant des hydrocarbures.

Les 25 années suivantes, c’est-à-dire depuis 1995 à nos jours, la situation s’est complètement inversée. Il y a d’abord les politiques monétaires restrictives initiées par l’ancien gouverneur de la Fed, Paul Volcker, aux Etats-Unis vers la fin des années 1980. Elles ont été suivies en Europe par la Bundesbank, qui avait fortement relevé ses taux au lendemain de la réunification, afin de préserver un accès normal aux marchés de capitaux. Puis, Français, Anglais, Italiens sont tous obligés de relever fortement leurs taux dans le but de protéger leurs monnaies respectives. 

On se souvient également, plus récemment, des hausses de taux décidées par la Banque centrale européenne lorsque Jean-Claude Trichet était à sa tête, en pleine crise grecque. Si l’on ajoute l’ouverture des frontières, la transparence globale des prix, notamment grâce à l’internet, et la dérégulation qu’a apportée la mondialisation, on peut dire que toutes les conditions déflationnistes étaient réunies. Enfin, en termes de tensions sociales, les ménages étaient plus soucieux de préserver leur emploi que de revendiquer des hausses de salaires. Cela se voit en particulier dans l’évolution de répartition du résultat d’entreprise, celle-ci ayant largement favorisé le capital au détriment du revenu salarié.

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