Une décennie phare pour le secteur de la santé

Yves Hulmann

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Pour Matthew Jenkin de BNY Mellon IM, il faut compter avec une vague d’innovations spectaculaire ces dix prochaines années.

Depuis près d’un an, l’attention du public se concentre sur les traitements et vaccins développés pour lutter contre la pandémie COVID-19. Plusieurs vaccins ont pu être développés en un temps record grâce à la collaboration entre des sociétés biotech et des grands groupes pharmaceutiques. Pour la suite, il faut compter avec une vague d’innovations importantes dans plusieurs domaines ces prochaines années, anticipe Matthew Jenkin, co-gérant de portefeuille auprès du BNY Mellon Smart Cures Innovation Fund. Entretien avec cet expert des actions liées au secteur de la santé. 

Depuis un an, les nouvelles en rapport avec le secteur de la santé ont été largement dominées par l’actualité liée au coronavirus. Si l’on se projette à plus long terme, quels seront les technologies ou thèmes de recherche les plus prometteurs en rapport avec la santé? 

Au sein du secteur de la santé, il y a bien sûr des recherches innovantes dans toutes sortes de domaines différents. Néanmoins, davantage qu’à n’importe quel autre moment dans ma carrière, je pense que les dix années à venir seront un jour appelées la décennie des progrès dans le domaine de la santé. Il y a certes toujours eu des innovations dans ce domaine – néanmoins, je pense que l’on va voir arriver un nombre incroyable de technologies extrêmement disruptives dans le secteur de la santé au cours des 10 à 20 prochaines années. Elles seront bénéfiques pour tout le monde, aussi bien pour les patients, pour la société et les gouvernements.

«La robotique ouvre aussi de nouvelles perspectives
pour des opérations à distance.»
Si vous deviez mentionner trois ou quatre exemples de telles innovations, desquels s’agirait-il? 

Un domaine majeur d’innovation est certainement celui des technologies génétiques. Les technologies génétiques, qu’elles soient utilisées pour des thérapies ou dans le domaine du diagnostic, ouvrent de nouvelles perspectives dans toutes sortes de domaines.

Du côté des thérapies, il existe de nombreuses nouvelles modalités qui permettent de fournir une séquence génétique corrigée à quelqu’un qui souffre d’une maladie donnée. De cette façon, les cellules de cette personne vont commencer à fabriquer la bonne protéine qui servira à guérir le patient de cette maladie. Cette approche servira à traiter notamment des maladies rares – et il en existe plusieurs milliers d’entre elles pour lesquelles il n’existe aucun traitement disponible.

Le fait d’utiliser les technologies génétiques pour parvenir à traiter la source de la maladie est quelque chose d’absolument unique au cours de toute l’histoire de la pharma. La grande majorité de la recherche pharmaceutique ou biopharmaceutique de ces 100 à 150 dernières années a débouché sur des traitements qui sont administrés sous la forme d’une pilule prise typiquement quotidiennement, trois fois par jour ou une fois par semaine, etc. Ces traitements ciblent différents récepteurs sur le corps avec pour but d’alléger les symptômes de la maladie. Désormais, on peut délivrer le bon code corrigé directement au sein du génome d’une personne de manière à ce que ses cellules commencent à produire la bonne protéine pour guérir sa maladie.

«Il ne faut surtout pas sous-estimer
la Chine dans le domaine de la santé.»

Il est possible que d’ici environ un an, un premier traitement conçu de cette manière puisse être soumis à l’approbation des autorités pour traiter l’hémophilie. Pour permettre de coaguler le sang, un patient doit disposer d’une protéine appelée «facteur VIII». Les gens qui ne parviennent pas à la produire souffrent d’une petite mutation dans leur code génétique. En incorporant le bon code dans la cellule et en l’introduisant dans le génome de la personne, ces patients commencent alors à produire leur propre protéine «facteur VIII». Et ce traitement rendu possible par la thérapie génique n’auraient besoin d’être administré potentiellement qu’une seule fois – au contraire des médicaments actuels qui doivent être administrés sur une base quotidienne ou hebdomadaire. Beaucoup de traitements servant à traiter différentes maladies actuelles – diabète, pression sanguine élevée, etc. – sont basés sur une forme de management des symptômes, pourrait-on dire. Les thérapies géniques, elles, visent à guérir la cause de la maladie elle-même. C’est pourquoi les thérapies géniques seront la «mère» de toutes les disruptions à venir en lien avec le secteur pharmaceutique. Il y a déjà plus de 1’000 essais cliniques en cours en lien avec les thérapies géniques actuellement. Il existe aussi 11 médicaments basés sur les thérapies géniques et cellulaires qui ont déjà été approuvés. Enfin, pour illustrer l’importance des technologies génétiques, on peut aussi rappeler que plusieurs des vaccins contre le Covid mis au point récemment s’appuient aussi sur cette approche.

Avez-vous d’autres exemples de technologies à suivre?

Un autre exemple est celui des biopsies liquides. Ce seraient de simples tests sanguins de routine qui pourraient potentiellement détecter des milliers de cancers bien avant que ceux-ci ne commencent à présenter de dangereuses tumeurs. Nous pensons que cette technique permettra de sauver de nombreuses vies. Alors qu’il est critique de pouvoir détecter tôt des cancers, ceux-ci sont souvent découverts trop tard après que la maladie se soit déjà répandue. De manière générale, lorsqu’un cancer s’est déjà répandu, le taux de survie après cinq ans se situe aux alentours de 25%. Nous pensons qu’en recourant aux biopsies liquides, ce taux de survie pourrait augmenter de manière spectaculaire. Nous pensons qu’il s’agit d’une grande opportunité pour apporter une disruption dans le secteur de la santé.

Qu’en est-il des innovations qui ne sont pas directement issues de la pharma mais qui apporteront aussi de grands changements pour le secteur de la santé? 

Le diagnostic prédictif constitue un autre exemple de domaine en rapide évolution. Au lieu d’avoir besoin de vous rendre à l’hôpital ou dans un centre de soins pour faire tel ou tel test afin d’établir un diagnostic, vous pourrez le faire en restant chez vous. Cela peut servir à mesurer le taux de glucose dans le sang pour les diabétiques ou pour toutes sortes d’autres applications.

«Chaque fois que j’ai pensé qu’il valait mieux attendre un peu
car les actions étaient trop chères, je l’ai regretté ensuite.»

Autres développements à suivre: la robotique pour le secteur de la santé. Actuellement, seuls 2 à 3% des opérations chirurgicales s’appuient sur la robotique. Cette part va certainement fortement augmenter au cours des prochaines années. La robotique peut servir à pratiquer des opérations dans divers domaines, à l’exemple des maladies cardiovasculaires ou autre. Il y a vraiment un énorme potentiel dans ce domaine.

De plus, la robotique peut aussi contribuer à améliorer la précision du travail effectué par des médecins qui les contrôlent. Que se passe-t-il lorsqu’un chirurgien expérimenté et toujours très à la pointe dans son domaine commence à trembler des mains? Plutôt que de devoir changer de spécialisation ou de partir à la retraite, de tels spécialistes pourront continuer à superviser des opérations - même s’ils ne tiendront plus directement le scalpel. La robotique ouvre aussi de nouvelles perspectives pour des opérations à distance. Par exemple, si le meilleur expert en chirurgie cardiaque pour un certain type d’opérations est basé à Zurich et que je suis chirurgien à Boston, il me sera possible de déléguer cette opération au cardiologue zurichois, ou de bénéficier de ses conseils.

L’aspect des coûts sera-t-il décisif en vue de l’adoption de telles technologies par les hôpitaux ou les centres de soin?

Oui, ça sera certainement un facteur clé pour l’adoption de techniques telles que la médecine préventive. Plus vous détectez tôt un diabète, un cancer ou la mutation d’un virus, mieux cela vaut pour le patient et par la même occasion aussi pour l’ensemble de la société.

En outre, le recours à des techniques telles que la chirurgie à distance, rendue possible grâce aux progrès effectués dans la robotique, ouvre aussi de nouvelles perspectives en matière de durabilité. En effet, si grâce à ces nouvelles techniques, vous pouvez rendre certains soins accessibles à des personnes qui, sinon, n’y auraient jamais eu accès – soit parce qu’elles n’ont pas les moyens de se rendre dans telle ou telle clinique, soit parce que certains traitements ne sont tout simplement pas disponibles dans la région ou le pays ou elles résident-, cela change complètement la situation en termes de durabilité. Vous élargissez ainsi l’accès à certains types de traitement à des gens qui, auparavant, n’auraient jamais pu en bénéficier.

Au début du millénaire, la répartition des rôles entre les sociétés biotechnologiques – les plus innovantes – et les pharmas – plus traditionnelles -  semblait claire. Qu’en est-il aujourd’hui? 

Effectivement, il y a une vingtaine d’années, c’étaient habituellement les «biotech» qui prenaient le plus de risque et qui apportaient l’essentiel de l’innovation dans le secteur, alors que les pharmas agissaient, elles, de manière beaucoup plus prudente. Maintenant, les lignes se sont estompées entre les deux catégories. D’une part, car il y a eu un très grand nombre d’opérations de fusions et acquisitions (M&A) dans le secteur de la santé. D’autre part, parce qu’il y a certaines «biotech» qui sont en partie intégrées au sein de groupes pharmaceutiques.

D’un point de vue régional, comment analysez-vous la situation? Les Etats-Unis sont-ils toujours le fer de lance de l’innovation dans le secteur de la santé? 

Il faut tenir compte de deux évolutions importantes à ce sujet. D’une part, il ne faut aujourd’hui surtout pas sous-estimer la Chine dans le domaine de la santé. Le gouvernement chinois a investi beaucoup d’argent dans la recherche et je pense que la Chine dispose vraiment d’importantes ressources, aussi bien au niveau des instituts de recherche que des entreprises pharmaceutiques. On a longtemps vu les Chinois avant tout comme des «copieurs» mais le pays dispose désormais de réelles capacités d’innovation dans la santé.

«Le secteur des techniques médicales
pourrait connaître un très fort rattrapage.»

D’autre part, il ne faut plus nécessairement considérer les trois principales régions qui sont les plus à la pointe dans le domaine de la santé – les Etats-Unis, l’Europe et l’Asie – comme des aires entièrement séparées. Au contraire, il n’y a jamais eu autant de partage de recherches, d’échanges de données entre les universités qu’aujourd’hui. D’ailleurs, si l’on prend l’exemple des vaccins développés contre le coronavirus, on a vu plusieurs collaborations entre des entreprises issues de différents continents. Cela a été le cas entre le grand laboratoire américain Pfizer et la société biotech allemande BioNTech par exemple. La biotech américaine Moderna collabore notamment avec Lonza pour la production. AstraZeneca produit un médicament développé par l’Université d’Oxford. De mon point de vue, toutes ces collaborations font entièrement sens. Moderna, par exemple, ne disposait pas d’installations de production. L’Université d’Oxford n’a aussi aucun réseau pour la commercialisation de son vaccin. Les acteurs du secteur de la santé n’ont jamais autant collaboré entre eux qu’aujourd’hui.

Côté marchés, le secteur de la santé, en particulier en ce qui concerne les sociétés biotech et medtech, est aussi un segment qui a très bien performé en bourse depuis un an. Est-il aujourd’hui encore possible de trouver des entreprises qui affichent des valorisations suffisamment attrayantes?

S’il y a une chose que j’ai apprise au cours de ma carrière en tant qu’analyste pharma, c’est qu’il ne faut pas trop se focaliser sur les seules questions de valorisation dans ce domaine. Chaque fois que j’ai pensé qu’il valait mieux attendre un peu car les actions étaient trop chères, je l’ai regretté ensuite… car ces titres étaient entretemps devenus encore plus chers! Certes, je tiens compte de certains critères de valorisation mais, en tant que gérant orienté sur la croissance, je regarde surtout quelles sont les perspectives de développement d’une entreprise, quel est le potentiel de marché de ses traitements, etc. Il y a beaucoup d’actions d’entreprises du secteur de la santé qui sont chères – et il y a des raisons qui expliquent pourquoi ces actions sont chères. Au lieu d’analyser en détail chaque ratio de valorisation, j’essaie plutôt de me représenter ce que telle ou telle entreprise pharmaceutique ou biotech fera dans cinq ou dix ans. D’évaluer quel sera le marché total auquel s’adressent ses produits, le «total adressable market» en anglais. Lorsque je suis convaincu de détenir l’action qui dispose d’une technologie prometteuse et qui s’adresse à un marché important et en croissance, je vais l’acheter indépendamment de sa valorisation du moment. En reprenant l’exemple de la robotique pour le secteur de la santé, si j’anticipe que la part de marché de ce domaine va passer de 3% actuellement à par exemple 15% au cours des 5 à 10 prochaines années, alors, oui, je pense qu’il vaut la peine d’investir dans ce secteur.

Y a-t-il d’autres segments qui méritent d’être suivis actuellement? 

Le secteur des techniques médicales pourrait connaître à mon avis un très fort rattrapage. Il suffit de penser à toutes les opérations chirurgicales qui ont dû être reportées en raison de la pandémie depuis un an. C’est un peu comme le secteur des croisières – tous les gens qui ont été déçus de ne pas pouvoir faire de tels voyages en 2020 et 2021 voudront se rattraper en 2022. C’est pourquoi, outre les sociétés les plus innovantes, je pense qu’il y a aussi des actions de sociétés mûres dans le secteur de la santé qui bénéficieront d’un phénomène de rattrapage ces prochaines années.

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