Retour sur la chute de Wegelin

Emmanuel Garessus

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L’histoire et la fin de la banque Wegelin font l’objet de «Paria inter pares», un ouvrage en librairie dès ce mardi. Entretien avec Tobias Straumann, l’un des deux auteurs.

La chute de la banque Wegelin, la plus ancienne banque suisse, semble si éloignée de nous. Elle s’inscrit dans un passé révolu, celui du secret bancaire et du sauvetage d’UBS par l’Etat. Une décennie après les événements, les historiens Tobias Straumann et Dagmar Schönig et en analysent les raisons et décrivent sa chronologie. Ils publient Paria inter pares (Stämpfli Verlag, 2023, 208 pages). Ce titre en latin signifie «un paria parmi ses pairs» et signifie que d’autres établissements suisses auraient très bien pu connaître le même sort que la banque dirigée par Otto Bruderer et Konrad Hummler.

L’ouvrage, qui sort en librairie ce mardi, présente dans une première partie l’ascension d’un établissement très innovant. La banque emploie une main d’œuvre plus jeune que d’autres parce qu’elle profite de sa proximité avec l’Université de Saint-Gall. Elle lance des produits financiers novateurs, fait de ses services centraux un centre de profit. Mais surtout, au-delà des produits, la banque parvient à créer une culture particulière. Avec succès: en 2009, elle gérait 27 milliards de francs d’actifs (12 milliards en 2005) pour 587 employés.

Dans une deuxième partie, les auteurs reviennent en détail sur le conflit juridique avec les Etats-Unis, avec UBS puis avec d’autres banques dont Wegelin. Dans le cas de cette dernière, pour la première fois les Etats-Unis poursuivent une banque non seulement étrangère mais aussi qui n’a pas de présence physique sur son territoire. Le style du livre devient alors proche du roman policier lorsque, à partir du milieu de l’ouvrage, les dominos tombent les uns après les autres, jusqu’à la vente des actifs sains à Raiffeisen en janvier 2012. L’un des deux auteurs, Tobias Straumann, professeur à l’Université de Zurich, répond aux questions d’Allnews:

Quel était l’objectif premier de ce portrait historique de la banque Wegelin mandaté par ses deux anciens associés?

L’objectif des deux anciens associés de Wegelin, Konrad Hummler et d’Otto Bruderer, consiste à faire toute la lumière sur les événements qui ont conduit à la chute de celle qui fut la plus ancienne banque suisse. Il s’agit donc d’un livre de commande. Les deux anciens associés m’ont contacté il y a environ 4 ans pour me faire part de leurs intentions. J’ai rapidement accepté ce défi. Ils avaient naturellement leur propre interprétation des événements mais ils désiraient une vue externe et indépendante. L’historienne Dagmar Schönig, qui a réalisé l’essentiel du travail de recherche, et moi-même, avons eu accès à d’innombrables documents. Nous avons pu effectuer un grand nombre d’interviews et présenter une vue historique. Tout ne peut toutefois être publié, pour des raisons juridiques en partie, comme nous l’écrivons en introduction. Le texte a d’ailleurs été relu par un avocat.

Quels aspects ne pouviez-vous pas encore expliquer?

Nous n’avons pas pu prendre connaissance des réflexions des autorités sur les événements, qu’il s’agisse de la Finma ou du Conseil fédéral. Nous n’avons eu accès qu’aux sources publiques et bien sûr aux décisions publiées. Nous n’avons pas non plus obtenu tous les détails des discussions internes à Wegelin. Cela ne signifie nullement qu’une partie essentielle manque au déroulement des événements et par conséquent à notre ouvrage. Nous savons maintenant comment s’est produite la fin de la banque Wegelin. Nous avons également présenté le contexte des événements.

«Wegelin avait l’inconvénient de n’être ni une banque systémique ni un établissement cantonal.»
Pourquoi Wegelin n’a-t-elle pas voulu fournir les données des clients que réclamaient les Etats-Unis?

La banque ne voulait pas fournir ces données aux Etats-Unis parce que les autorités suisses tentaient en même temps de mettre en place une solution globale aux comptes offshore des banques suisses. Or la plainte américaine contre Wegelin poussait la banque à livrer ces données aux Etats-Unis.

Cette plainte est survenue en raison d’un employé que nous appelons X qui a agi en ne respectant pas les règles de la banque et qui a été arrêté à Miami.

Quelle était la raison de la chute de la banque?

La fin de la banque Wegelin n’était pas le résultat de la volonté des autorités américaines ou suisses. Il n’y avait pas de plan imaginé afin de mettre fin à Wegelin. Le dilemme qu’a rencontré Wegelin a touché toutes les banques suisses concernées. Wegelin avait l’inconvénient de n’être ni une banque systémique ni un établissement cantonal.

Etait-ce la première victime de l’extraterritorialité du droit américain?

Non. UBS en avait déjà subi les effets et elle avait dû livrer les données. Wegelin a été pris dans la tourmente parce que des clients d’UBS l’ont rejoint et qu’elle les a acceptés sans anticiper correctement les conséquences de cette situation, même si l’on sait que son geste était légal. Une exception, après UBS, a aussi été octroyée à Credit Suisse, afin qu’il puisse livrer les données.

A part une estimation erronée de la situation par le management et la pression américaine, quelles ont été les autres causes de la chute de Wegelin?

L’élément clé a été le comportement coupable du conseiller-client X, car sans lui rien ne se serait passé pour Wegelin. Avant lui, les autorités américaines n’avaient aucun fait à reprocher à Wegelin qui aurait pu donner lieu à une plainte. La malchance a joué un rôle.

Le management a reconnu ses erreurs d’évaluation. C’est la raison pour laquelle j’ai accepté d’écrire cet ouvrage. Le management a avoué lui-même en public, à l’inverse de nombreux autres banquiers suisses, qu’il avait commis des erreurs.

Ne faut-il pas aussi ajouter les positions médiatiques de Konrad Hummler, les critiques de ces mêmes médias?

Oui, l’opinion a très vite changé sur ce dossier. Elle a d’abord dénoncé les pressions américaines avant de condamner les banques pour leur défense de l’évasion fiscale.

Est-ce que plusieurs handicaps résultent de l’absence de centralisme en Suisse et de la dispersion des responsabilités entre le Conseil fédéral, la Finma, les différentes banques?

Oui, je l’avais déjà observé lors de l’affaire des fonds en déshérence au milieu des années 1990. Lors de la crise d’UBS, le même problème a émergé. La faiblesse de la position suisse en matière de politique étrangère résulte de l’absence d’un «chef» capable de prendre une décision, de l’imposer et de la mettre en œuvre.

Pouvez-vous établir une hiérarchie des responsabilités de la crise de Wegelin?

Non, ce n’est pas possible. C’est l’ensemble des éléments que nous avons cités qui ont provoqué la chute de Wegelin. Il importe de rappeler que Wegelin n’a rien fait d’illégal et a scrupuleusement respecté les formulaires adaptés à chaque catégorie de clients liés aux Etats-Unis. A l’inverse d’UBS par exemple, Wegelin n’a pas cherché activement à acquérir des clients sur le marché américain lui-même. Cela aurait été illégal.

Par contre, la banque saint-galloise a sous-estimé la stratégie de Etats-Unis. Le problème est celui d’une évaluation erronée de la situation.

D’autres établissements ont aussi repris des clients américains provenant d’UBS. C’est pourquoi nous avons choisi le titre: Paria inter pares, c’est-à-dire Paria parmi ses pairs. La crise est le résultat d’un enchaînement d’événements, dont certains ont affaire au hasard, à l’exemple du comportement coupable du conseiller X. Sans ce dernier, les Etats-Unis auraient peut-être fait pression sur une autre banque.

L’une des leçons de cette affaire n’est-elle pas de comprendre que la Suisse n’est pas une île isolée et que son droit ne peut ignorer le contexte politique international?

Effectivement. Je me suis toujours étonné que les banques n’avaient pas tiré toutes les conséquences de l’affaire des fonds en déshérence, en particulier en ce qui concerne le pouvoir des Etats-Unis. Une réponse adaptée ne peut pas s’en tenir au formalisme juridique. Il faut très rapidement signaler sa coopération. Cette leçon vaut pour toute la place suisse et pas seulement pour Wegelin.

UBS, comme banque systémique, a pu livrer ses données rapidement, ainsi que Credit Suisse d’ailleurs. Mais Wegelin n’avait pas cette protection.

Pouvez-vous rappeler le dilemme de cette époque?

La banque ne pouvait pas livrer ses données de clients parce que les autorités essayaient de présenter une solution globale, mais en attendant son adoption, qui n’est jamais venue, Wegelin faisait face aux pressions fiscales américaines.

En septembre 2011, le conseil des Etats s’était même opposé à la proposition du Conseil fédéral à propos d’un accord de double imposition avec les Etats-Unis qui demandait la livraison de données groupées, sans identification des noms. Wegelin ne pouvait pas livrer les noms des clients américains.

Est-ce que le Conseil fédéral s’est révélé trop faible?

Le Conseil fédéral n’a historiquement jamais été très fort. La politique a envoyé des signaux contradictoires. Après l’affaire UBS, les autorités avaient affirmé qu’il ne serait plus fait appel au droit d’urgence pour livrer des données de clients. La Suisse avait signé l’accord élaboré par l’OCDE et voulait en revenir à une situation juridique «normale». Il est intéressant de constater qu’une solution pour les banques suisses est devenue possible après que Wegelin soit tombée.

Quel a été le prix de la vente des actifs sains à Raiffeisen?

577 millions de francs, selon la communication de Raiffeisen, en mars 2013.

Quel bilan pouvez-vous en faire sur la branche 12 ans plus tard?

Depuis la double crise de 2008, celle d’UBS dans la banque d’investissement puis celle du secret bancaire pour les clients étrangers, un siècle d’histoire bancaire suisse a pris fin avec cette affaire. Le statut spécial de la Suisse appartient ainsi au passé. Il s’agit d’un chapitre majeur du déclin de la place financière sur le plan international, auquel s’ajoute la fin de Credit Suisse.

Aujourd’hui les assurances suisses jouent un rôle presque égal à celui des banques. Je peux m’imaginer qu’à l’avenir Zurich deviendra davantage un centre d’assurances et que les banques perdront progressivement des parts de marché.

Les banques suisses peuvent-elles se développer sur un marché global qui présente des règles identiques pour tous?

Je le pense. La Suisse conserve des atouts. Elle peut profiter des besoins de diversification de la clientèle fortunée. La stabilité politique et monétaire ainsi que le niveau des services bancaires permettent à la place suisse de se distinguer. Avant la crise de 2008-11, la place suisse était toutefois très intéressante pour un segment moyen, celui des clients étrangers au bénéfice d’une épargne certes confortable mais qui ne les plaçait pas parmi les plus fortunés. Ces clients pouvaient y déposer leur argent, souvent non déclaré, sans faire appel à des structures particulières. La plupart sont partis. Ce sont les plus fortunés qui demeurent.

Quelle est la difficulté principale à traiter avec les pressions américaines?

Il n’existait certes pas un plan coordonné à l’encontre de banques suisses même si tous les acteurs américains y trouvaient leur intérêt. Les autorités américaines sont décentralisées, mais cela rend la défense d’une banque suisse d’autant plus difficile. Une solution globale peut être obtenue au niveau politique, mais elle peut se heurter à l’attitude d’un seul tribunal.

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