Les périodes de déconnexion tendent à ne pas durer

Yves Hulmann

7 minutes de lecture

Pour Raphael Thuin de Tikehau Capital, il y a un décalage entre les taux d’intérêt qui remontent et les multiples P/E qui, eux, restent inchangés.

L’ère de l’argent facile durant laquelle il suffisait d’acheter des ETF pour participer à la hausse des marchés touche-t-elle à sa fin? Alors que les anticipations inflationnistes augmentent à nouveau, des doutes apparaissent aussi sur les niveaux de valorisations actuels des marchés d’actions. Avec un régime de taux d’intérêt haussiers, on devrait, en théorie, assister à un réajustement des multiples P/E à la baisse. Or, cela n’a pas été le cas jusqu’ici. Il en résulte une situation de déconnexion entre, d’une part, des taux d’intérêt qui remontent et, de l’autre, des P/E qui ne bougent pas. Faut-il s’en inquiéter? Entretien avec Raphael Thuin, directeur de l’activité Capital Markets Strategies chez Tikehau Capital.

Tikehau Capital met l’accent sur la gestion dite de conviction. En 2020, la gestion passive a continué de gagner du terrain, portée par le rebond des marchés en deuxième moitié d’année. Y a-t-il en 2021 un plus grand intérêt pour la gestion active qu’il y a quelques mois? Comment percevez-vous le marché?

En 2020, il y a eu un élément structurant pour le marché avec un net changement de régime qui est probablement appelé à perdurer, à savoir le retour de la dispersion. La dispersion peut se définir et se mesurer de plusieurs manières. Pour l’essentiel, nous pouvons dire que l’écart s’est creusé entre les entreprises bien gérées, d’une part, et les entreprises perdantes, d’autre part. De même, l’écart important s’est même renforcé en 2020 entre les actifs à bonne et à mauvaise performance ; ou encore entre les actifs chers et peu chers. Nous l’avons constaté sur le marché des actions avec la performance remarquable de certains secteurs durant la crise de la Covid. On peut penser à la technologie, à la santé, aux biens de consommation durable. A l’inverse, il y a eu des performances désastreuses dans des secteurs très impactés comme l’aviation, les voyages, l’hôtellerie. Nous avons donc eu de grands écarts de performance qui se traduisent aussi par de grands écarts de valorisation. Ce changement de régime observé en 2020 devrait être favorable, selon nous, pour les investisseurs capables de sélectionner les sociétés les mieux gérées, notamment avec un retour sur capitaux investis pertinent et d’éviter les perdants. Il devrait profiter à ceux qui sont capables de faire de la sélection de valeur grâce à leur capacité d’analyse fondamentale.

Il y a aujourd’hui un risque de taux
d’intérêt pour les valeurs des GAFA.

A la différence de ce que l’on a connu pendant de nombreuses années avant la crise de la Covid, capturer la prime de risque du marché à travers un ETF, qui réplique l’exposition du marché dit «Bêta», ne suffira plus! Aujourd’hui, nous remarquons de très grandes disparités entre, d’un côté, un portefeuille bien alloué sur des convictions fondamentales qui se sont avérées pertinentes et, de l’autre, un portefeuille qui aura pris de mauvaises décisions d’investissement ou qui aura mal choisi le moment de ses entrées et de ses sorties. Donc, pour résumer, je dirais qu’aujourd’hui la gestion active est vraiment dans un environnement propice pour générer de la performance, à condition que ce travail d’analyse fondamental des valeurs soit fait correctement.

Au sujet des valeurs technologiques, certaines voix s’inquiètent du fait que certains indices, comme le S&P 500 aux Etats-Unis, sont désormais très concentrés autour d’une poignée de valeurs. Y a-t-il un risque de déstabilisation des marchés si une correction survenait dans certaines catégories de titres, notamment les GAFA ou les FAANG (ndlr: Facebook, Amazon, Apple, Netflix et Alphabet)?

C’est un aspect à surveiller. Le marché est effectivement très concentré autour des valeurs technologiques, en particulier aux Etats-Unis, où les GAFA dominent la cote. A titre d’exemple, à fin 2020, les 5 plus grandes compagnies du S&P 500 en termes de capitalisation boursière représentaient 22% de l’indice. C’est donc un marché très concentré autour de quelques valeurs technologiques. Aujourd’hui, un investisseur qui achèterait un ETF répliquant le Bêta du marché se retrouverait très exposé à une poignée de facteurs de risque et d’entreprises issues d’un ou deux secteurs. En termes d’allocation de risque, c’est un portefeuille qui ne serait pas très pertinent aujourd’hui dans un marché marqué par la dispersion, par l’incertitude et par la volatilité.

Y a-t-il des risques spécifiques liés aux valeurs de la tech auxquels il faut être attentif actuellement?

Il y a actuellement un certain nombre de risques spécifiques aux valeurs technologiques auxquels il faut être attentif. La question se pose d’autant plus aujourd’hui étant donné qu’il y a quelques vents contraires qui soufflent autour des GAFA. Premièrement, la remontée récente des taux d’intérêt va à l’encontre de ces entreprises de forte croissance. Celles-ci ont une grande sensibilité aux taux d’intérêt. Vous allez discompter la valeur future des cash-flow attendus de ces entreprises à un taux d’intérêt qui est faible aujourd’hui. Autrement dit, la «present value» de ces cash-flow futurs est élevée.

Mais, si les taux d’intérêt venaient à continuer leur remontée, on devrait voir une baisse des multiples de ces valeurs de croissance et donc aussi, potentiellement, une baisse des multiples des GAFA. Donc, il y a aujourd’hui un risque de taux d’intérêt pour les valeurs des GAFA. Deuxièmement, il y a aussi des risques liés à la réglementation, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis. Nous savons que l’administration de Joe Biden sera probablement plus agressive que celle de Trump vis-à-vis de ces sociétés. La Commission européenne prend aussi des mesures contre certaines GAFA. Il y a donc un risque réglementaire qui grandit en 2021. Troisièmement, il y a aussi le risque d’ordre fiscal. Jusqu’ici, beaucoup de ces entreprises technologiques n’ont payé que très peu d’impôts. Cela ne sera peut-être pas toujours le cas à l’avenir.

Le marché s’attend à un retour
de l’inflation imminent.

Pour autant, cela ne veut bien sûr pas dire que l’on doive se débarrasser de toutes les valeurs technologiques. Il faudra toutefois être très sélectif au sein de ce secteur. En particulier, il s’agira de parvenir à identifier parmi ces sociétés, celles dont la profitabilité, la croissance des résultats et des profits devraient, quoi qu’il arrive, surpasser une éventuelle compression de leurs multiples.

Sur le plan macroéconomique, il y a à la fois des scénarios de déflation, de reflation ou de retour de l’inflation à plus long terme. Quels sont vos scénarios et hypothèses de base pour analyser le marché actuellement?

Les théories au sujet de la reflation agitent beaucoup le marché. Elles reviennent beaucoup dans l’esprit des investisseurs. Aujourd’hui, nous observons effectivement une hausse des taux d’intérêt qui s’est enclenchée durant la seconde moitié de 2020. On constate aussi que cette hausse des taux d’intérêt est plus accentuée sur la partie longue de la courbe que sur la partie courte, ce qui créée une pentification de la courbe qui est appelé le phénomène de «bearish flattening». Ce phénomène est principalement dû à des prévisions d’inflation qui sont en train d’augmenter dans le marché et dans l’esprit des investisseurs. On le voit déjà très bien aux Etats-Unis où les courbes d’anticipation d’inflation sont parlantes de ce point de vue-là. Le marché s’attend à un retour de l’inflation imminent. En Europe, on commence aussi à voir une telle tendance, même si les courbes sont pour l’instant moins impressionnantes.

Est-ce bon ou mauvais pour les marchés?

Ce qui est surtout intéressant de notre point de vue, c’est de voir ce que l’impact qu’un tel scénario pourrait avoir sur les actifs risqués – et en fonction de ce scénario d’ajuster nos expositions. Une des grandes thématiques de l’année 2021 va être la relation entre les taux d’intérêt et les multiples sur les marchés des actions. On sait que cette relation est historique et forte. Quand les taux d’intérêt baissent, les multiples P/E ont tendance à augmenter. Nous l’avons l’a vu en 2020 : les taux longs se sont écroulés pendant la crise. Et cet écroulement a été accompagné de manière quasi symétrique par une inflation des multiples de valorisation des actions – à hauteur de +2 ou +3 sur les multiples P/E au moment où les taux d’intérêt baissaient.

Maintenant que nous sommes à nouveau entrés dans un régime de taux d’intérêt haussiers, nous devrions, en théorie, voir un réajustement des P/E à la baisse. Or, jusqu’ici, ce réajustement des P/E n’a pas eu lieu. Nous sommes donc dans une situation de déconnexion de marché entre, d’un côté, des taux d’intérêt qui remontent et, de l’autre, des P/E qui ne bougent pas. Historiquement, ces périodes de déconnexion tendent à ne pas durer.

Les taux de défaut, dans leur ensemble, sont moins élevés
que ce qui est estimé par beaucoup d’acteurs.
Que faut-il penser de cette absence d’ajustement?

L’an dernier, cet ajustement a eu lieu dans un sens, en mars et avril, avec une baisse des taux d’intérêt et une hausse des multiples. En revanche, il n’a pas eu lieu dans l’autre sens aujourd’hui avec une hausse des taux et des multiples qui restent à des niveaux très élevés. Tout cela nous incite à beaucoup de prudence.

Surtout en ce qui concerne les actions américaines?

Pas seulement. En cas de retournement du marché, les actions européennes seraient aussi concernées. Cette déconnexion entre taux d’intérêt et multiples, est vraie aussi en Europe. Concernant les Etats-Unis, les valeurs GAFA n’ont pas encore souffert de ce changement de régime. Si l’on étend ce raisonnement aux valeurs de croissance en général, c’est aussi un facteur qui incite à la prudence. Les valeurs de croissance ont surperformé les valeurs dites «value» depuis maintenant plus de dix ans. Et cette surperformance s’est encore accélérée en 2020.

Donc, dans le cas où nous assistions à un retour de l’inflation accompagné d’une hausse pérenne des taux d’intérêt, nous devrions constater une surperformance potentielle des valeurs «value» comparé aux valeurs de croissance. A cela s’ajoute que dans le cas d’un début de nouveau cycle économique, les valeurs cycliques devraient elles aussi surperformer. Parmi ces valeurs cycliques, beaucoup d’entre elles sont des valeurs dites «value». Donc, au final, il y a actuellement une sorte d’alignement des planètes pour que les valeurs dites «value», puissent enfin surperformer les valeurs de croissance dans un tel cycle de reflation. On a certes déjà observé ces derniers mois un retour des valeurs dites «value» qui surperforment les valeurs de croissance. Toutefois, si vous regardez les graphiques sur le long terme, il ne s’agit encore que d’un léger ajustement comparé à la longue période durant laquelle ces valeurs dites «value» ont sous-performé.

Depuis l’été dernier, les rendements des bons du Trésor à dix ans aux Etats-Unis remontent, passant d’environ 0,5% en août à 1,20% à la mi-février. Quelles en seront les implications pour les différentes catégories d’obligations?

Nous sommes actuellement très prudents concernant le segment Investment Grade.  Compte tenu des niveaux de «spreads» déjà très bas, il y a, selon nous, très peu de potentiel de gain supplémentaire pour ces titres. Un resserrement supplémentaire des spreads ne suffirait pas à compenser l’impact, potentiellement défavorable sur les cours, d’une remontée des taux d’intérêt. Donc, dans l’ensemble, les risques l’emportent sur les chances de gain du côté des emprunts IG.

S’agissant des emprunts à haut rendement («High Yield» ou HY), la situation se présente de manière un peu différente. Même si le marché est redevenu assez cher également dans ce segment comparé au printemps 2020, nous restons néanmoins encore loin des niveaux de 2017.

Capturer la prime de risque du marché à travers un ETF,
qui réplique l’exposition du marché dit «Bêta», ne suffira plus!

Le segment Investment Grade a largement surperformé le «High Yield» en 2020. Le ratio de «spreads» «IG» par rapport au «HY» est même le plus marqué de ces dernières années. Au sein des obligations à haut rendement, je pense qu’il existe encore un potentiel d’appréciation pour les emprunts dotés d’une notation CCC ou simple B en cas de resserrement des «spreads». Mais dans cet univers, le travail d’analyse fondamental et la discipline de sélection de valeurs restent essentiels pour faire le tri.

Lorsque les soutiens apportés par les Etats pour faire face aux conséquences de la crise du Covid-19 seront retirés, à quels taux de défaut faut-il s’attendre?

Il faut surtout se poser la question de savoir quels secteurs seront les plus exposés en cas de retrait des soutiens étatiques. Les taux de défaut, dans leur ensemble, sont moins élevés que ce qui est estimé par beaucoup d’acteurs. Il y a une différence entre le ressenti et la réalité. Aux Etats-Unis en 2020, le taux de défaut se situait aux environs de 6%, soit pratiquement le même niveau qu’en 2016. En 2021, ce taux devrait rester assez contenu. Evidemment, tout dépend du rythme de la reprise et de l’évolution de la situation sur le front de la pandémie. Aux deux extrêmes, il y a le scénario pessimiste et optimiste. Dans le scénario pessimiste, on part de l’hypothèse que les vaccins ne suffiraient pas à contrôler la pandémie, que la reprise s’essoufflerait, ce qui ferait augmenter les taux de défaut. Dans le scénario optimiste, la conjoncture s’améliorant au fil des mois, les campagnes de vaccination produiraient leurs effets et tous les secteurs d’activité pourraient reprendre.

Enfin, il y a aussi le scénario qui est très optimiste pour la conjoncture mais qui pourrait être source de volatilité pour les marchés financiers. Dans celui-ci, on assisterait à une reprise conjoncturelle très rapide qui obligerait aussi les banques centrales à ajuster leurs politiques monétaires plus rapidement que prévu. Cela pourrait laisser présager à un retour du «Taper Tantrum» que nous avions constaté courant printemps 2013. La Fed avait alors laissé entrevoir un début de normalisation de la politique monétaire via une réduction de ses achats des bons du Trésor. Il en avait résulté une forte remontée des taux longs des emprunts souverains faisant chuter les cours des obligations d’Etat, qui avait aussi fini par déstabiliser les marchés des actions. Mais encore une fois, ce n’est qu’un scénario - et ce n’est pas le plus probable actuellement.

Qu’attendez-vous des banques centrales?

Selon nous, les banques centrales seront extrêmement prudentes quand il s’agira d’ajuster leur politique monétaire. Et si elles réduisent les liquidités sur les marchés, elles le feront de manière extrêmement graduelle, encore plus du côté de la BCE. S’agissant de la Fed, la Réserve fédérale sera elle aussi très prudente dans sa communication. Dans un premier temps, il y aura certainement d’abord les gouverneurs des entités régionales qui commenceront à jouer la petite musique du resserrement de la politique monétaire. Mais ici aussi, on peut s’attendre à ce que les annonces et les ajustements seront effectuées de manière graduelle.