A la recherche des actions suisses négligées

Emmanuel Garessus

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Nicolas Bürki, de Reyl Intesa Sanpaolo, évite les valeurs suisses trop cycliques et préfère des titres de la santé et des sociétés de niches.

Les actions suisses consolident après une hausse majeure depuis le début de l’année. Mais les facteurs qui expliquent ces gains et les tendances sous-jacentes varient d’un secteur à l’autre, voire d’une société à l’autre. Nicolas Bürki, analyste financier et gérant de portefeuilles pour REYL Intesa Sanpaolo, répond aux questions d’Allnews:

Est-ce que vous êtes plutôt haussiers sur les actions actuellement, en particulier sur les valeurs suisses?

Notre allocation en actions est neutre avec une surpondération des valeurs suisses. Ce choix résulte de la prise en compte de nombreux facteurs, dont une incertitude marquée en matière géopolitique, économique et monétaire. La conjoncture diffère d’une région à l’autre. Des signes de ralentissement apparaissent aux Etats-Unis alors que l’Europe sort progressivement d’une stagnation.

Le marché suisse présente une croissance des bénéfices inférieure à celle des Etats-Unis, mais avec une valorisation plus avantageuse pour une qualité financière comparable, et une croissance bénéficiaire supérieure à celle de l’Europe, pour une valorisation supérieure.

Quelle est votre opinion des trois plus grandes capitalisations suisses?

Les temps sont compliqués pour nos trois leaders, Nestlé et les deux pharmas Roche et Novartis. Une année présidentielle américaine est rarement accompagnée d’une forte hausse des titres de la pharma, par crainte de pressions sur les prix. Mais les débats politiques se concentrent actuellement sur d’autres thèmes que la santé.

«Dans les grandes valeurs, Roche nous plaît par son appartenance à la catégorie de titres négligés.»

Le marché craint l’introduction d’un prix de référence. Le programme de Joe Biden paraît moins agressif mais plus structuré à ce sujet que celui de Donald Trump. Les pharmas se défendent en indiquant que les centrales d’achats de médicaments prennent une part des marges. Il reste vrai que les prix des médicaments américains sont les plus élevés au monde. Le poids des lobbys et la complexité ne changeront pas rapidement. La convergence est régulièrement évoquée dans les discours politiques depuis des décennies mais elle ne se concrétise pas.

Préférez-vous Roche ou Novartis?

La divergence entre Roche, longtemps perçu comme le bon élève en termes d’innovation et de rendement des capitaux investis, et Novartis, dont le profil a longtemps été proche du comglomérat, est intéressante. Novartis est devenue une pure pharma après s’être séparée de Sandoz et ses résultats ont dépassé les attentes tant en 2023 qu’en 2024. A l’inverse, Roche fait le désespoir de nombreux investisseurs mais le management a su esquisser assez clairement ses perspectives, notamment sur les effets négatifs de la sortie du COVID, lesquels devraient s’achever au premier trimestre. Rendez-vous est donc pris pour les résultats publiés dès la fin juillet.

Dans les comparaisons de deux titres, certains investisseurs ont tendance à privilégier le gagnant et ignorer le perdant. A la lumière des recommandations d’analystes, le potentiel s’élève à 6% pour Novartis et 12% pour Roche. Ce dernier a subi des déconvenues dans ses projets de recherche, par exemple contre la maladie d’Alzheimer, et une réorganisation tant du management que des projets de recherche dont les résultats surgiront à moyen terme. Le positionnement en faveur de Roche est plus «contrarian», mais le groupe profite d’une forte génération de cash-flow, d’un rendement du dividende attractif et d’une faible probabilité de dégradation de ses capacités d’innovation. Le momentum favorise Novartis tandis que les «contrarians» préfèrent Roche au niveau actuel, d’autant que son déclin boursier semble avoir pris fin ces dernières semaines.

Entre Nestlé et Givaudan, lequel préférez-vous?

Le marché préfère Givaudan à Nestlé dans la catégorie des sociétés de croissance défensive. Nestlé est parvenue à relever ses prix ces deux dernières années durant la phase d’inflation mais le volume de ventes a décliné en 2023. Pour 2024, le management a prévu une accalmie des prix et un retour de la hausse des volumes. Les attentes ont été déçues au premier trimestre et le titre a aussi souffert de plusieurs controverses (pizzas et eau en France). Le titre est toutefois revenu à une valorisation plus attractive en comparaison historique (son ratio cours/bénéfice à 18.5x est à sa moyenne sur 10 ans, et le même ratio relatif au marché suisse aussi). Les objectifs des analystes sont supérieurs de 13% au cours actuel, un pourcentage auquel l’investisseur peut ajouter le rendement du dividende de 3%. Malgré ses atouts, le titre déçoit toutefois depuis l’automne 2023.

A l’image de la comparaison entre Novartis et Roche, le momentum profite à Givaudan, qui se rapproche du plus haut historique, alors que les analystes ont un objectif de cours plus bas de 10% au cours actuel. Sa valorisation n’est pas bon marché. Givaudan a l’avantage d’une forte croissance et d’une plus grande diversité de clientèle que Nestlé.

Les petites et moyennes capitalisations peinent à rebondir malgré une faible valorisation. Est-ce en raison de l’affaiblissement de la croissance américaine ou d’une situation de «Risk off» des investisseurs?

Nous sommes au milieu du baromètre entre «Risk on» et «Risk off», donc neutres. La croissance des bénéfices justifie notre pondération neutre sur les actions, mais des nuages menacent les perspectives.  Les petites et moyennes capitalisations sous-performent dans la plupart des marchés, mais avec des fortes divergences à l’intérieur de ce sous-univers. Leurs multiples de valorisation se sont dégonflés avec la hausse des taux d’intérêts, puisqu’elles sont considérées comme plus endettées, et l’engouement pour les grandes capitalisations de croissance, considérées de meilleures qualités. Il faudra vraisemblablement davantage de visibilité conjoncturelle pour que les investisseurs s’y aventurent en masse.

Quels secteurs recommandez-vous?

En raison d’une approche fondamentale, nous préférons sélectionner des titres individuels plutôt que des secteurs. En Suisse, à côté du problème d’une domination de l’indice par trois leaders, l’analyse sectorielle n’est pas aussi utile qu’ailleurs.

Nous cherchons à privilégier la croissance défensive après un rebond des indices de l’ordre de 20% depuis octobre 2023 des sociétés qui sont actives dans des segments ou une géographie avec leurs dynamiques intrinsèques, si possible moins corrélées à l’économie globale. Le ratio Récompense / Risque est un moins attractif après cette hausse. Le potentiel haussier est limité. Nous évitons les titres trop cycliques et préférons par exemple la santé ou des sociétés de niche dont les titres sont un peu négligés.

Par exemple?

Dans la situation de marché actuelle et dans les grandes valeurs, il est difficile de trouver des affaires irrésistibles. Roche nous plaît par son appartenance à la catégorie des titres négligés. Je citerais aussi les technologies médicales, à l’image de Straumann et Tecan après leur repli.

A moyen terme, il peut être intéressant de se positionner dans Swisscom, qui a baissé cette année après son acquisition en Italie qui l’a amené à augmenter son endettement. La perspective d’une hausse du dividende n’est pas négligeable.

Il serait aussi intéressant de se positionner dans les leaders technologiques, comme Sika, lors de leur consolidation. Temenos a une génération de liquidité  rapportée à son cours élevée, mais le titre a été malmené après les accusations d’un vendeur à découvert. La publication de l’audit a rassuré.

Dans les emballages alimentaires, SIG a baissé après un changement de management et une hausse de l’endettement liée à une acquisition. La nouvelle CFO a reconnu que la communication n’a pas été optimale à propos des fruits de cette acquisition. Le cours boursier attend donc les prochains résultats et des nouvelles sur cette acquisition avant de réagir. Au plan fondamental, SIG me paraît bien placé, au bénéfice d’une forme de duopole sur son marché, d’une forte génération de cash et une présence sur un secteur, l’emballage, aux caractéristiques stables.

Que pensez-vous de l’inquiétude sur la France et à la hausse de son spread de taux. Faut-il réduire les actions liées à la France?

Les sociétés suisses ont peu réagi à la nouvelle. Par contre, la menace d’une crise européenne n’inciterait pas les investisseurs à acheter des small & mid caps européennes. Les stratèges favorisent ce secteur lorsqu’ils visent une exposition à un marché domestique.

Mais ce raisonnement ne fonctionne guère à propos de la Suisse. A part les banques cantonales et l’immobilier, les small & mid caps suisses sont internationales. Les sociétés suisses sont nombreuses à présenter un profil avec 40% des affaires en Europe, un tiers en Amérique et 20% en Asie.

En cas de crainte de crise européenne et d’une situation de «Risk off», les investisseurs devraient à nouveau privilégier les habituels champions de la cote, soit les grandes valeurs plutôt que les small & mid caps.

Mieux vaut-il continuer d’ignorer les titres dont le multiple est inférieur à 15 fois?

Ne considérer que le multiple est réducteur, d’autant que les titres de qualités suisses, comme ailleurs, se traitent avec une prime vis-à-vis de cette moyenne. Ce processus de concentration sur les leaders risque d’empêcher de saisir de bonnes opportunités à moyen terme. Tôt ou tard les small & mid caps vont se reprendre.

Le luxe a-t-il assez corrigé?

Les acteurs du luxe dépendent d’abord du marché chinois, un marché qui n’a pas autant rebondi qu’attendu. La Chine est aussi menacée par l’escalade des mesures de rétorsion avec les pays occidentaux.

Les Etats-Unis et l’Europe ont un peu sauvé la mise des titres du luxe. En Suisse, Swatch a souffert de la communication de sa direction, mais le titre est l’un des seuls à s’échanger avec un P/Book inférieur à 1.

Le luxe est à l’intersection de deux points critiques, la Chine et les doutes sur la poursuite de la vigueur de la consommation. La tendance du secteur reste toutefois favorable, comme le montrent les résultats de Richemont et les exportations horlogères récentes.

Que faut-il éviter?

Les dépenses de santé non remboursées traversent peut-être une année de transition, puisque l’augmentation pendant ou le rattrapage après la période de COVID pourrait déboucher sur une stagnation cette année pour les implants dentaires et les aides auditives.

Le marché suisse réagit-il davantage aux taux, au franc ou aux bénéfices?

Les bénéfices avant tout. Les analystes ont attendu avril-mai pour refléter la baisse du franc suisse et relever les attentes de bénéfices pour 2024. La communication se fait beaucoup sur les chiffres avant effet de change, tandis que les changes viennent ensuite.

Toutefois, plus les sociétés ont une base de coûts en francs supérieure à leurs revenus suisses, plus l’effet sur les marges est réel et non seulement cosmétique. Un rebond significatif des attentes bénéficiaires s’est produit en avril et mai à la suite de la baisse du franc et des résultats au premier trimestre.

Les taux ont un effet sur les multiples de valorisation, les coûts de financement et les revenus par effet indirect, mais un recul de 0,25% sur le taux directeur en Suisse n’est pas le facteur le plus significatif.

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