L’inflation américaine menace de redémarrer et même d’entrer dans un cycle haussier de plusieurs années, avance Frédéric Leroux, Manager du Multi Asset Inflation Fund de Carmignac. Certes, le dernier rapport mensuel américain signale une accalmie, à 2,3% sur un an en avril. Mais des forces structurelles pourraient tout changer. La construction de portefeuille en serait profondément modifiée. Rencontré lors de son passage à Genève, Frédéric Leroux répond aux questions d’Allnews:
Les marchés ont rebondi et les taux des bons du Trésor sont remontés à 4,5%. L’investisseur a-t-il raison de suivre l’adage «Sell in May and go away»?
Il est tentant de suivre cet adage, mais beaucoup de grands acteurs tels que des hedge funds ont peu profité de la récente hausse. Ils sont tentés de participer à ce momentum favorable et d’acheter en cas de repli. Il est possible que le marché cherche à tester ses plus hauts historiques avant de corriger à nouveau.
Sur les taux, malgré le ralentissement conjoncturel, les taux des bons du Trésor restent hauts. Les investisseurs étrangers semblent réticents à financer la dette américaine. De plus, l’inflation pourrait davantage résister que ne l’aimeraient les banquiers centraux. Si l’apaisement se confirme sur le front commercial, la pénurie de main d’œuvre qualifiée pourrait empêcher d’assurer une reprise non inflationniste.
Quelle est votre principale conviction à ce sujet?
Je pense que l’économie mondiale est entrée dans un nouveau cycle d’inflation depuis 2021 qui s’étendra de longues années pour des raisons structurelles et non conjoncturelles. Je citerai cinq raisons principales: l’évolution démographique se traduit par une réduction du nombre d’épargnants. La Chine n’a plus la capacité de peser sur les salaires du monde. La diminution de l’éthique du travail limite la croissance de la productivité. Le commerce international souffre des crises et des tarifs si bien qu’une forme de démondialisation s’est installée. Il faudra ré-installer en Occident des systèmes de production qui s’avéreront plus chers qu’à l’époque de la spécialisation ricardienne. Enfin, les changements géopolitiques dictés par la nouvelle stratégie américaine réduiront les investissements et la productivité. Donald Trump intervient dans ce cycle en tant qu’accélérateur de la tendance à la démondialisation.
«La part des actions américaines peut tomber à 40% dans 15 ans, mais il est compliqué de l’estimer d’ici deux ans».
Qu’en déduire sur les différences géographiques?
J’ai du mal à croire que l’Europe puisse s’affranchir de l’inflation américaine, comme l’a montré la hausse généralisée des taux en 2021-22 et le cycle inflationniste des années 1970.
Les droits de douane ne sont pas-ils déflationnistes pour l’Europe?
Le niveau des tarifs ne sera pas suffisant pour provoquer une récession en Europe, mais il augmentera les prix importés. Les projets de relance de l’Allemagne ne sont pas déflationnistes surtout s’ils comprennent une forte partie d’armements, lesquels, par nature, ne sont pas des investissements désinflationnistes. Quant au Japon, il produit de l’inflation par les salaires et participera à la reprise de l’inflation dans le monde développé.
Qu’en déduire pour les émergents?
Dans les émergents, la tendance sera plus désinflationniste et elle s’accompagnera de taux bas et d’une hausse de la valorisation des actions. A l’inverse, dans les pays industrialisés, la hausse des taux pèsera sur les cours des actions et du dollar. Le recul prononcé du billet vert profite d’ailleurs aux émergents.
Nous assisterons à une grande rotation des Etats-Unis vers le reste du monde et des valeurs de croissance structurelle vers les titres industriels cycliques. Entre 2009 et 2024, les actions américaines ont sextuplé et celles du reste du monde n’ont que doublé. L’arrivée de Trump accélère cette transformation structurelle. Une deuxième vague d’inflation aux Etats-Unis pourrait émerger dès la fin d’année.
Qu’en sera-t-il du mur de la dette?
Les dirigeants de banques centrales se rendront compte que le maintien d’une hausse des prix à 2% alors que l’inflation naturelle serait nettement supérieure conduit inévitablement à une récession structurelle. Face au défi de l'endettement, on comprendra qu’il serait préférable d’avoir une politique de soutien de la croissance en laissant l’inflation s’accroître. Les banques centrales abandonneront leur mandat et s’adapteront mieux aux nécessités du temps.
Je viens de rencontrer des membres de la Fed à Paris. Je leur ai en particulier montré que ce ne sont pas eux qui fixent les taux d’intérêt mais l’inflation. Lors de la dernière hausse de l’inflation, Jerome Powell a pris un an de retard avant de remonter les taux. Selon mon scénario pour les années à venir, c’est l’inflation qui fixera les taux et non les banquiers centraux. Pour moi, leur objectif de 2% pourrait devenir illusoire parce que l’inflation naturelle passera de 2% à 5 ou 6%. L’objectif de la Fed sera de fixer le rapport entre la dette et le PIB en essayant d’encadrer une croissance nominale forte. Cela paraît irréaliste parce que la Fed n’est pas censée organiser une croissance inflationniste, mais elle n’est pas davantage censée organiser une récession structurelle.
Avec une faible croissance monétaire ces derniers mois, à court terme l’inflation ne paraît-elle pas maîtrisée?
A court terme, la Fed est sereine. Jerome Powell est persuadé d’un recul de l’inflation à 2%. Mais ce n’est pas mon scénario. Nous assistons à l’inverse de ce que l’on a appelé le «Conundrum» d’Alan Greenspan. A l’époque d’Alan Greenspan, faute d’intégrer dans son raisonnement les tendances structurelles à la désinflation (géopolitique, démographie, mondialisation, Chine), il peinait à comprendre le niveau très bas des taux d’intérêt. Les banquiers centraux ont trop tendance à se focaliser sur le court terme.
Les raisons structurelles se sont inversées. A l’inverse de Greenspan qui ne comprenait pas l’environnement favorable sur les taux, aujourd’hui ils ne comprendront pas pourquoi l’environnement est défavorable.
Quand et comment avez-vous réagi en comprenant ce changement de cycle?
Jj’ai compris en 2021 que nous entrions dans une longue phase d’inflation. Cela m’a permis de bien la traverser et de bien comprendre le mécanisme de désinflation. Car la hausse structurelle de l’inflation ne peut pas être représentée par une ligne droite ascendante. Elle progresse par vagues successives. La hausse des prix re-crée la cyclicité de l’économie donc la nécessité d’avoir un gérant actif pour gérer les fonds. Il doit être capable de bien comprendre le développement du cycle pour gérer les successions de hausses et de baisses des marchés. Pour y parvenir, il faut sentir correctement le cycle de l’inflation.
Quelle est la corrélation avec les actions?
La corrélation est inverse entre l’inflation et les actions durant les périodes d’inflation,. Quand l’inflation crée un pic, les actions commencent à rebondir. Quand l’inflation est au plus bas, les actions commencent à baisser. Nous verrons prochainement nâitre un marché baisser quand apparaîtront les premiers signes d’un redémarrage de l’inflation aux Etats-Unis. Cela pourrait faire très mal.
Quand les investisseurs verront apparaître une deuxième vague d’inflation cinq ans après la première, ils se croiront revenir aux années 1970. Ils pousseront à la hausse les matières premières, les swaps d’inflation. Ils vendront massivement les obligations souveraines et les actions de croissance. La première victime de la hausse des taux est en effet à chercher dans les PER élevés.
«Dans les émergents, la tendance sera plus désinflationniste et elle s’accompagnera de taux bas et d’une hausse de la valorisation des actions».
Quelle est la place de la Chine dans ce scénario inflationniste?
Le scénario me paraît limpide sur la Chine. L’Administration Trump les incite à développer la consommation interne, par exemple avec les transferts sociaux. Mais si la Chine devient consommatrice, l’inflation sera davantage poussée à la hausse dans le monde. Pendant ce temps, l’Allemagne procède à une relance budgétaire.
Et la place des Etats-Unis?
«Main Street» est la priorité de l’Administration Trump tandis que Wall Street s’occupera d’elle-même, comme Scott Bessent l’a dit lui-même. Le changement de paradigme est majeur. Nous passons d’une économie sans inflation dans laquelle les banquiers centraux pouvaient, à partir de taux 0, faire monter les actifs pour créer un effet de richesse pour les détenteurs d’actifs qui in fine créent des emplois, certes faiblement rémunérés. Aujourd’hui, Scott Bessent vise la classe moyenne et des salaires plus élevés en réponse à la réindustrialisation. Ce processus est également inflationniste. Scott Bessent essaiera de modérer l’inflation et les taux, au moins jusqu’aux élections de mi-mandat, mais cela s’avérera compliqué à plus long terme.
Les actions américaines ont représenté environ 70% de la capitalisation mondiale. Qu’en sera-t-il dans quelques années?
La part des actions américaines peut tomber à 40% dans 15 ans, mais il est compliqué de l’estimer d’ici deux ans. Une perte de 4 à 6 points de pourcentage est possible d’ici 2 ans. Depuis l’apparition de Deepseek en janvier, le doute est permis sur la capitalisation de Nvidia et de la tech américaine. J’observe que Microsoft licencie, notamment dans l’IA.
Si les Républicains perdaient les élections de mi-mandat, n’assisterions-nous pas à un blocage de la politique de Trump?
La baisse d’impôts sera mise en œuvre avant les élections, ainsi que certaines dérégulations. Les grandes décisions seront déjà prises.
Dans ce scénario, quelles classes d’actifs sont-elles intéressantes aujourd’hui?
L’investisseur qui n’a pas réagi après le Liberation Day a conservé une forte exposition aux grandes valeurs américaines. Il doit comprendre que l’exceptionnalisme américaine s’effrite, comme l’a révélé Deepseek.
Les effets des droits de douane pèseront avant tout sur les Etats-Unis parce que le reste du monde commerce plus librement entre lui et parce que les Etats-Unis essaieront de produire chez eux des produits qui ne sont plus importés parce que cela coûte trop cher.
Les taux d’intérêt américains seront donc plus élevés si bien que les actions souffriront d’un PER supérieur. Les actifs quitteront les Etats-Unis probablement pour les émergents, heureux de profiter de la baisse du dollar, et le multiple de la tech sera comprimé.
Pour le portefeuille, cela signifie moins de titres américains et davantage de reste du monde. Moins de croissance et plus de value. Et cela signifie aussi un besoin d’indexation à l’inflation avec des swaps. L’inflation à dix ans est estimée à 2,5%, ce qui n’est guère plus élevé qu’avant le covid. C’est un cadeau.
Il faut aussi profiter de la pentification de la courbe. Les taux longs vont davantage augmenter que les taux courts. Les banques en bénéficieront. L’or reste une option intéressante, ainsi que les matières premières.
En Chine, il faudra sans doute investir dans d’autres domaines que les infrastructures. Malheureusement, il existe peu de valeurs technologiques chinoises cotées. Nous assisterons donc probablement à de grosses IPO.
Les valeurs industrielles allemandes me semblent aussi attractives. Le monde développé qui cherche à se ré-industrialisera besoin de faire appel à ces grandes entreprises industrielles allemandes. Le processus prendra plusieurs années.
Qu’en sera-t-il du prix de l’énergie? La baisse du pétrole n’a-t-elle pas été surprenante?
L’Administration Trump a sans doute orchestré la baisse du cours du pétrole. Il est plutôt étonnant que le baril se maintienne au-dessus de 60 dollars (WTI) alors que l’on s’attend à un net ralentissement conjoncturel. Probablement a-t-on redéployé les investissements vers l’électricité dans des proportions excessives et délaissé les investissements susceptibles de maintenir une production de pétrole correcte. Le marché devrait se demander si l’offre de pétrole sera suffisante si nous assistons à une convergence des cycles qui se traduirait par une croissance accrue en Chine, en Allemagne et aux Etats-Unis. Le baril devrait s’apprécier à terme.
Quelle monnaie devrait le plus profiter de la baisse du dollar?
Le yen devrait s’envoler. Dans le cadre des négociations commerciale, Donald Trump exige une hausse de la monnaie japonaise. De plus, la hausse des salaires japonais nécessite une hausse des taux. L’achat de yen permet aussi de se prémunir contre les effets du dénouement du carry trade que l’on a déjà observé en août 2024.
Plutôt du yen que du franc suisse?
Le franc suisse est fort depuis longtemps et le yen faible depuis longtemps. Un transfert peut faire sens. La Suisse n’échappera toutefois pas à l’inflation européenne qui ne sera pas épargnée par la vague d’inflation américaine.
Si nous entrons dans un cycle d’inflation, la gestion de fonds ne sera-t-elle pas disruptée, notamment les fonds qui s’écartent peu des indices?
Effectivement. Nous entrons dans un nouveau régime. Il faut acheter de l’inflation, des matières premières, avoir moins d’actions américaines et davantage du reste du monde, réduire la duration et avoir une composante dynamique qui permet de bien traverser les périodes de désinflation. Comme l’ont montré les années 1970, l’inflation est cyclique. Il faudra être très actif et ne pas adopter une stratégie «Buy and hold». Ces derniers mois, à l’exception des commodities, le marché réagit déjà à ce nouveau paradigme.