Il n’est pas trop tard pour investir dans la défense

Emmanuel Garessus

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La croissance des valeurs de défense atteint 21,2% soit bien davantage que la moyenne du marché européen, selon Pierre Debru, de WisdomTree.

 

Malgré la chute des bourses, l’action du groupe de défense allemand Rheinmetall a gagné plus de 100% depuis le début de l’année. Après l’intelligence artificielle, c’est au tour de l’industrie de la défense de se hisser au rang de secteur de croissance et d’attirer les investisseurs. La raison est naturellement d’ordre géopolitique. L'UE a récemment dévoilé un plan global visant à mobiliser 800 milliards d'euros pour renforcer ses défenses. L’industrie financière n’y est pas insensible. En mars 2025, WisdomTree a lancé le WisdomTree Europe Defence UCITS ETF «pour saisir la hausse de l'expansion pluriannuelle de la défense en Europe», selon un communiqué. Lancé en mars, l’ETF gère aujourd’hui plus de 700 millions d’euros d’actifs. Pierre Debru, Directeur de la Recherche auprès de WisdomTree, répond aux questions d’Allnews:

Les actions de défense européennes sont beaucoup montées. Elles ont parfois doublé en un an. Est-ce trop tard pour investir sur ce secteur?

Non. Notre objectif porte sur un thème qui entend profiter d’un cycle d’investissement dans les actions de défense par l’Europe. Les fonds commencent à être débloqués par les gouvernements, mais ils ne sont pas encore parvenus aux entreprises. La bourse tend à anticiper les résultats futurs. L’analyse de ratios financiers révèle par exemple un multiple de bénéfices pour 2025 (PER) de 32 fois pour l’industrie de défense contre 17 pour l’ensemble du marché boursier européen. En raison des perspectives favorables, le PER 2027 de l’industrie de la défense tombe à 19,6 fois. De longs mois doivent se passer entre les décisions des gouvernements et leurs effets sur les fondamentaux des entreprises telles que Rheinmetall, Thales ou Safran. Le processus d’appel d’offre prend du temps. Cela rend la valorisation actuelle artificiellement élevée. Si on compare la situation avec l’intelligence artificielle, on s’aperçoit que le cours de Nvidia a réagi dès la fin 2022 et la hausse des bénéfices de Nvidia dès le trimestre suivant. Pour la défense, il faudra attendre un ou deux ans. 

Dans ce cas, quel critère analysez-vous?

Notre analyse porte sur la croissance bénéficiaire à long terme. La croissance des valeurs de défense atteint 21,2% contre 9,9% pour la moyenne du marché européen. Nous préférons donc regarder le PEG ratio, c’est-à-dire le rapport entre la croissance bénéficiaire et l’évaluation. Le PEG ratio est de 1,2 pour la défense contre 1,5 pour le marché. L’industrie de la défense est donc moins chère que le reste du marché. 

L’industrie de défense est donc un secteur de croissance. Mais quelle est la part spéculative de la valorisation dans la mesure où la visibilité reste faible? L’investisseur ne connaît pas les contours de la future Europe de la défense, si elle sera commune à l’UE ou si elle se déploiera différemment entre les pays?

La croissance annuelle du chiffre d’affaires des entreprises de ce secteur atteignait 8,4% entre 2019 et 2024 et elle devrait se hisser à 11% ces cinq prochaines années. Pour évaluer l’aspect spéculatif, je considérerais le ratio book/bill, c’est-à-dire entre les entrées de commandes et le chiffre d’affaires, lequel s’est nettement accru. Entre 2020 et 2024, le ratio de Rheinmetall est passé de 0,7 à 1,77, celui de BAE de 1 à 1,21, celui de SAAB  de 1,3 à 1,85. Le carnet de commandes continuera de s’étoffer. 

Dans l’analyse des bénéficiaires du plan allemand de 500 milliards d’euros, on s’aperçoit qu’une grande partie de cet effort profitera aux entreprises européennes. La tendance s’étend. Le Portugal envisage d’autres options que des F35. L’UE elle-même, à travers son European Defense Industrial Strategy (EDIS), mandate des entreprises européennes, à raison de 50% d’ici 2030 et 60% pour 2035. Les fondamentaux s’amélioreront en parallèle.

«La croissance annuelle du chiffre d’affaires des entreprises de ce secteur atteignait 8,4% entre 2019 et 2024 et elle devrait se hisser à 11% ces cinq prochaines années».

Pouvez-vous décrire le marché européen de la défense? Quels sont les pays les mieux placés?

Il est un peu tôt pour définir précisément les futurs bénéficiaire. Il est clair, au vu des récentes annonces des dirigeants européens, qu’une grande partie de l’argent ira aux entreprises européennes et que l’investissement concerne la partie industrielle, c’est-à-dire les systèmes de défense aérienne et de missile, ainsi que le remplacement des systèmes hérités qui datent de la guerre froide (tanks, véhicules blindés) et des stocks de munitions. L’UE a indiqué que les lacunes à la poitique européenne de défense proviennent surtout de ce qui est tangible, soit du matériel militaire. Il faut reconstruire le complexe de défense industriel européen. Il est trop tôt aujourd’hui pour distinguer entre les entreprises. D’où l’intérêt d’une approche passive à travers un ETF, qui investit dans toutes les actions de défense européennes.

Est-ce que ces entreprises sont très endettées?

Ce sont des entreprises de croissance qui ont globalement présenté de très bons résultats en 2023 et 2024, à l’image de BAE avec un carnet de commandes record de 77,8 milliards de livres sterling. Le niveau d’endettement varie un peu mais il est assez bas, puisque de 0,8, pour BAE. Il est plus élevé pour Airbus (1,5), en raison d’un modèle plus diversifié. Leur bilan est assez sain. 

Quel est leur pourcentage de la capitalisation boursière européenne?

À titre indicatif, l'aérospatiale et la défense représentent actuellement 4% du MSCI Europe. Dans notre indice, nous définissons la défense européenne par les entreprises dont au moins 10% des revenus issus de ce secteur. En Europe,  24 entreprises correspondent à cette description.

Quel est le risque de ce secteur dans le contexte d’un endettement étatique élevé?

L’incidence de ce problème est limitée. Les pays de presque tous les pays européens comprennent l’urgence à investir davantage dans la défense. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, répète que l’effort doit être accru. L’UE a évoqué l’activation de la clause échappatoire afin que les États membres augmentent leurs investissements militaires sans enfreindre les contraintes budgétaires. L’Allemagne a supprimé son frein à l’endettement pour lancer son investissement de 500 milliards dans la défense. La détermination collective et l’urgence géopolitique sont telles que nous ne pensons pas que le niveau d’endettement soit un frein. 

A quels facteurs macroéconomiques les valeurs de défense sont-elles sensibles? les taux, la croissance?

Le facteur le plus manifeste sera celui de la volonté politique de se réarmer et le désir de se concentrer sur l’industrie de la défense. Pour le reste, l’évolution du secteur sera dépendante de la santé économique et de la croissance. Une récession constituerait sans doute un frein. 

Qu’en est-il de l’impact des déclarations américaines à l’égard de l’OTAN?

Le secteur réagira forcément aux déclarations américaines et à l’attitude des Etats-Unis vis-à-vis de l’OTAN. Les pays membres doivent investir au moins 2% dans la défense. Cette condition n’a pas été satisfaite ces dernières années. Cette année, 23 pays européens sur 32 devraient atteindre cette barrière. Mais de plus en plus de responsables avancent l’idée que ce seuil devrait être relevé à 3%. Donald Trump parle de 5%. 
Il faut toutefois garder en tête que quelque chose s’est cassé dans la relation entre l’Europe et les Etats-Unis. La confiance envers les Etats-Unis est en baisse. Les pays européens comprennent qu’ils se sont trop reposés sur la puissance militaire américaine. Même si le langage américain devait changer, la volonté de défense européenne ne diminuera pas. Nous ne reviendrons pas à la situation qui a prévalu avant Donald Trump. 

«Il faut reconstruire le complexe de défense industriel européen».

Et si une trêve durable régnait en Ukraine, la volonté européenne de se réarmer pourrait-elle faiblir?

Je ne le crois pas. Si l’on observe le pourcentage de dépenses dans la défense par pays, il s’avère que plus un pays est proche de la Russie et plus le pourcentage est élevé. C’est le résultat de la guerre en Ukraine. Une cassure s’est opérée avec la Russie. L’Europe orientale n’est pas prête de se retrouver dans une position de confiance avec la Russie à moyen terme. Chacun se rappelle que le cessez-le feu en Crimée n’a pas conduit à une paix durable. 

Depuis son lancement en mars, votre ETF a dépassé les 700 millions de dollars sous gestion. Quels sont les investisseurs le plus intéressés?

Un ETF nous empêche de connaître exactement les acheteurs finaux. Mais il nous semble que tous les types d’investisseurs sont représentés. L’intérêt provenait dès le début des banques privées, des plateformes, des gérants de fortune, du grand public. Puis il s’est étendu aux institutionnels tels que les fonds de pension, lesquels ont besoin d’un travail de due diligence approfondi. 

L’industrie de la défense n’est guère compatible avec les critères ESG. Qu’en pensez-vous et qu’en est-il de votre fonds?

Plusieurs institutionnels se posent la question après avoir interdit ce secteur à leurs investissements. Il ne nous appartient pas de répondre à leur place. Pour notre part, un fonds sur le défense n’est pas un fonds ESG - l’ETF est un «article 6 SFDR» -, mais il y a des considérations à prendre en compte que je qualifierais de responsables. Nous excluons de notre fonds les armes controversées, comme des armes à sous-munitions ou mines antipersonnel. Par ailleurs, nous n’avons pas d’actions turques en raison des sanctions  appliquées par les Etats-Unis sur leur secteur de la défense. Nous pouvons donc inclure un filtre à notre fonds de défense afin d’en faire le plus possible un investissement responsable. Il appartiendra ensuite à chaque investisseur de se positionner sur ce sujet. De plus en plus d’institutionnels et de fonds souverains sont en train d’en discuter. 

Existe-t-il d’autres fonds sur la défense?

Il existe d’autres ETF européens sur la défense, mais aucun ne se concentre sur la défense européenne. Il s’agit de fonds globaux, avec une domination de titres américains. 

Est-ce que vous avez une limite de concentration de votre exposition sur les différentes entreprises?

Nous respectons les contraintes UCITS, mais celles-ci ne comprennent pas une limite à 10% du fonds dans une société. Pour un fonds indiciel de suivi d’OPCVM, la règle de diversification peut être assouplie à « 20/35 », ce qui signifie qu’une composante peut aller jusqu’à 35%, et que le reste doit être plafonné à 20%. Notre ETF a mis un plafond à 12,5% de sociétés ayant une exposition de plus de 50% aux activités de défense au moment du rééquilibrage du portefeuille. Lors du dernier rééquilibrage, nous avions 12,5% dans BAE, Leonardo, Rheinmetall et Thales. 

Au niveau de la concentration, il faut savoir que notre fonds n’est pas basé uniquement sur la capitalisation boursière. Dans un indice pondéré en fonction de la capitalisation, Airbus aurait 22%, Safran 20%. C’est pourquoi, outre la taille de l’entreprise, nous prenons aussi en considération la proportion de ses revenus issus de la défense. 

L’univers d’investissement comprend les sociétés d’au moins 200 millions de dollars de capitalisation  et au moins 10% provenant de la défense. Il en résulte un panier de 24 sociétés. Nous les plaçons ensuite en trois groupes, avec les sociétés dont le revenu issu à plus de 50% (Exposure Score 3) de la défense, celles entre 25 et 50% (Exposure Score 2) et celles entre 10 et 25% (Exposure Score 1). Lors de la pondération d’un titre, nous utilisons la capitalisation de la société multiplié par le score de l’exposition à la défense. C’est pourquoi Airbus se retrouve avec 7,5% et Rheinmetall avec 12,5%. Cela nous permet d’offrir une plus grande diversification et de nous exposer essentiellement à des revenus provenant de la défense.  

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