Crowdfunding réinventé

Anna Aznaour

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La récolte des dons ou des prêts en ligne, expliquée par Vincent Pignon, pionnier du domaine en Suisse et CEO de la startup WeCan.Fund.

Saviez-vous que la statue de la Liberté, cadeau de la France aux États-Unis, fut construite grâce au financement participatif (crowdfunding)? Et ce, au 19e siècle déjà. C’est dire que l’idée de mettre monsieur et madame Tout-le-Monde à contribution n’est pas nouvelle. Au 21e siècle, la démarche persiste, mais avec les moyens de son époque. Ainsi, quelque 400 millions de francs ont été récoltés en Suisse en 20171 pour les projets culturels via les plateformes numériques de financement participatif, remplaçant de sorte les banquets et loteries d’antan. Un potentiel financier énorme, souligné lors de Créa Digital Day 2019, sachant que la technologie à l’origine de cette récolte de fonds fut commercialisée dans le pays en 2017 seulement. Vincent Pignon, l’un de ses créateurs, revient sur cette aventure qu’il a lancée en 2015 en fondant au passage Swiss Crowdfunding Association2, puis la startup WeCan.Fund3 spécialisée en développement de logiciels informatiques pour financement participatif, entre autres.

Chercheur universitaire, d’où vous est venue l’idée de créer des logiciels informatiques pour le crowdfunding?

C’est la crise financière des années 2008-2009 qui est à l’origine de cette idée. Parmi les problématiques qui freinaient, dans ce contexte tendu, le développement et surtout la survie des petites et moyennes entreprises (PME) il y avait celle du manque de liquidités. Tandis que d’un autre côté, tout le monde était confronté à la baisse de rendement de ses avoirs bancaires. Ces constats ont été les inspirateurs du concept de crowdfunding, qui permettait finalement de créer un modèle d’économie circulaire. Ainsi, grâce au logiciel sur lequel nous avons commencé à travailler en 2015, les PME pouvaient trouver des fonds, et le public, obtenir un rendement allant jusqu’à 7% d’intérêt sur son investissement. Les Services industriels de Genève4 et de Lausanne5, premiers bénéficiaires de notre technologie, l’ont utilisée pour récolter des fonds destinés au financement des travaux de rénovation énergétique des PME locales.

On peut tokeniser n’importe quel bien par exemple un fonds
d’investissement, une œuvre d’art, une voiture.
Quelles ont été les évolutions les plus marquantes du crowdfunding en Suisse?

La plus importante est d’ordre législatif. Le 1er août 2017, la loi appelée «bac à sable» débloque la situation en retirant aux banques le monopole des prêts aux entreprises et aux particuliers. Grâce à cette réglementation, le crowdfunding a enfin pu prendre son essor en Suisse, puisque, dans la limite d’un million de francs, un porteur de projet pouvait désormais avoir un nombre illimité de prêteurs, et non plus juste 20 comme auparavant. Une autre avancée majeure a été la licence «Fintech light», entrée en vigueur en janvier 2019 et qui autorise ses titulaires à accepter des dépôts du public d’un montant supérieur à un million de francs.

En tant qu’enseignant de la stratégie de chaîne de blocs (blockchain) à l’école CREA, pouvez-vous donner un exemple concret de son utilisation dans le crowdfunding?

Prenons l’exemple de l’acquisition d’un bien immobilier. Sans blockchain, si l’on devait faire du crowdfunding, on avait deux options. La première – le crowdinvesting – consistait à acquérir des actions d’une société qui, elle, allait détenir le bien immobilier pour l’ensemble des acheteurs potentiels. Dans la seconde option – le crowdlending – au lieu de devenir actionnaire, on pouvait prêter de l’argent via le crowdfunding à quelqu’un désireux d’acheter, voire de construire un logement, et qui allait rembourser sa dette au prêteur. La limite de ces options est la liquidité, que la blockchain résout. Dans le premier cas de figure, tant que la société détient le bien immobilier, l’actionnaire conserve sa part d’investissement dont il doit se séparer si la société vend ce bien. Avec la blockchain, il ne s’agit plus d’une action, mais d’un jeton numérique (token), inscrit dans une place de marché secondaire, et qui peut être revendu à tout moment.

La blockchain permet donc de tokeniser n’importe quelle valeur?

Oui, comme notre bouteille de vin tokenisée, c'est-à-dire rendue unique grâce au jeton, présentée au CREA Digital Day cette année. Ce qui ne veut pas nécessairement dire que l’on va l’acheter avec un jeton. Tokeniser veut dire rendre unique de par son numéro (ex. 12e bouteille sur 100) tout en l’inscrivant dans une chaîne de valeur où le produit sera traçable. Potentiellement, on peut donc tokeniser n’importe quel bien par exemple un fonds d’investissement, une œuvre d’art, une voiture, etc. Pour résumer, le grand changement que la blockchain introduit dans le crowdfunding, c’est de pouvoir acquérir un bien à plusieurs et de pouvoir se séparer de sa part à tout moment.

Mais cette grande liberté de mouvement, n’ouvre-t-elle pas la porte à des abus de toutes sortes?

Oui et non. Avec les ICOs, en 2018, on a eu de nouveaux jetons pour plus de 21 milliards de dollars. Ce qui veut dire qu’il y a eu des arnaques, puisque des gens malintentionnés n’ont pas délivré ce qu’ils avaient vendu. L’enjeu aujourd’hui, c’est d’éviter la répétition de ce genre de dérive. D’où l’importance d’avoir en Suisse des certificateurs de confiance qui, à l’instar des maisons de vente aux enchères, vont garantir aux consommateurs la valeur des produits proposés.