Comment gérer un portefeuille à l’aide de l’IA

Emmanuel Garessus

6 minutes de lecture

Unigestion utilise l’IA pour disposer d’une meilleure prédiction du rang des performances futures des actions internationales, indique Xavier Marconnet.

L’intelligence artificielle (IA) n’est pas seulement le moteur de la hausse des actions de la Big Tech. Elle s’intègre de plus en plus dans les processus financiers et la sélection de titres Unigestion utilise l’IA afin de créer de l’alpha au sein de ses stratégies d’actions, indique Xavier Marconnet, responsable de l’équipe «AI core equities», composée de six personnes, qui gère environ 1,2 milliard de dollars d’actifs. Unigestion emploie l’IA dans 5 stratégies destinées à surperformer les indices et entendcréer deux nouveaux compartiments ces prochains mois. Xavier Marconnet répond aux questions d’Allnews:

Depuis quand et de quelle façon utilisez-vous l’IA dans la gestion d’actions?

Unigestion a toujours été un précurseur en matière d’innovation financière, à l’image de ses stratégies défensives dites «minimum variance» lancées vers la fin des années 1990.  Celles-ci proposent de réduire les baisses pour protéger le capital et donc surperformer à long terme. Nous avons débuté nos projets de recherche en IA en 2017 avec pour objectif initial de mieux prédire la participation à la baisse de titres. Ces premiers pas, basés sur l’analyse de la volatilité historique, étaient un peu décevants pour être honnête. A ce moment-là, nous avions aussi diversifié notre clientèle, avec une partie au profil défensif et une autre voulant réduire le risque de sous-performer les indices, nous avons décidé d’utiliser l’IA pour disposer d’une meilleure prédiction du rang des performances futures des actions internationales. Depuis 2020, nous gérons effectivement nos mandats dits «Equities Core AI» avec l’aide de l’IA.

Qu’appelez-vous intelligence artificielle dans la gestion?

L’IA s’inscrit dans le domaine de l’analyse des données (Data Science), celui dans lequel Unigestion assoit sa crédibilité. Le terme d’IA est assez global et il intègre entre autres le Machine Learning, ce qui nous occupe ici. Nous cherchons à créer des algorithmes qui entraînent les machines à disposer d’un meilleur pouvoir prédictif. Concrètement, il s’agit de donner un rang à chaque titre de l’indice MSCI Monde en termes de capacité à sur ou sous-performer. Nous ne voulons pas savoir si Apple va gagner 5% ces 3 prochains mois, mais si la société va sur ou sous-performer l’indice. Ces modèles sont supervisés dans le sens où nous leur disons que nous recherchons à déterminer le rang du titre en terme de performance ces 3 prochains mois. Il existe d’autres types de modèles qui, eux, ne sont pas supervisés, et que nous n’adoptons pas pour le moment, avec lesquels la machine définit par exemple des clusters de titres similaires pour en attendre une performance similaire. 

«Concrètement, il s’agit de donner un rang à chaque titre de l’indice MSCI Monde en termes de capacité à sur ou sous-performer».

Pouvez-vous présenter ces modèles prédictifs?

Il faut découpler deux choses. Il y a la génération du signal, le rang du titre de 0 à 100 (plus le nombre est élevé et plus il devrait superformer). La machine utilise des éléments de capitalisation, de nombreux éléments fondamentaux (valorisation, rentabilité), des facteurs techniques (momentum, sentiment) des facteurs de risque (corrélation, volatilité). La machine est ainsi nourrie d’une centaine indicateurs clés pour faire une prédiction. Elle cherche des relations non-linéaires entre ces données. Une fois le signal généré, nous appliquons un processus de «portfolio Construction» qui nous permet de surpondérer les titres avec un score de signal élevé, et de sous-pondérer les titres avec un score de signal faible. La couverture humaine du processus demeure toutefois très importante. 

Quel est le rôle de l’humain?

L’humain est un élément déterminant. Chez nous, l’IA assiste l’humain et l’aide à corriger des biais humains. 

Prenons l’exemple de la Russie en 2021. La machine appréciait les valeurs russes au troisième trimestre 2021. C’est l’humain qui a compris que l’horizon était en train de s’assombrir et que le marché n’offrait plus de potentiel haussier. Nous avons donc décidé de contredire la machine et de vendre, en décembre 2021. Les décisions discrétionnaires peuvent être sur un titre, un secteur ou un pays.

Quels biais humains sont ainsi évités?

Il s’agit du biais dogmatique tel qu’il pourrait apparaitre chez un gérant «Value» qui ne définit la valeur que de façon statique, par exemple en fonction de combinaisons figées entre Book/Price, Sales/Price et Earnings/Price. Nous préférons laisser l’IA choisir la métrique, qu’il s’agisse de la valeur intrinsèque par rapport au bénéfice d’exploitation, du cours par rapport au free cash-flow ou d’autres. C’est la machine qui, au vu des derniers développements, définit la «Value». Le modèle tente constamment d’améliorer la définition de facteurs, comme la Qualité, la Value, le Risk ou le momentum. 

Deuxième biais: l’humain a souvent tendance à corriger ce qui a moins bien fonctionné dans le passé récent. La «qualité» est par exemple perçue comme la profitabilité de la société. Lorsque la profitabilité est un élément qui marche moins bien, un analyste est tenté de changer et de privilégier la stabilité et/ou le faible levier. Un tel changement ne garantit naturellement pas une meilleure performance dans le futur. Nous préférons laisser la machine travailler elle-même à améliorer ces métriques continuellement. Le comportement de la machine est plus systématique.

Qui décide en cas de conflit entre l’IA et l’humain?

Le processus est collégial. En plus du soutien de l’équipe Quantitative, trois gérants composent l’équipe d’investissement pour les stratégies «Equities Core AI» pour se pencher sur les changements proposés par la machine, et prendre les décisions discrétionaires si nécessaire. Lors du rebalancement de la stratégie début mars 2023, les banques américaines étaient sur le point d’être surpondérées de 5% car les financières profitaient d’un bon momentum et d’une valorisation attrayante. Mais au vu des mauvaises nouvelles qui sont alors apparues avec SVB, l’humain a refusé et exigé d’être équipondéré au maximum parce que le modèle n’avait pas encore intégré les mauvaises nouvelles. 

«Chez nous, l’IA assiste l’humain et l’aide à corriger des biais humains.» 

Quelle est votre décision sur Nvidia et les 7 magnifiques?

Notre pondération est très proche de celle de l’indice pour notre mandat «actions monde», lequel superforme de 2% depuis le début de l’année. Microsoft est pour nous le plus surpondéré des 7 magnifiques. Nous sommes plus pessimistes sur Amazon et Tesla. 

Est-ce que votre processus a bien fonctionné?

Le système d’IA dans lequel l’humain a la possibilité de modifier le portefeuille final fonctionne bien. Sur le mandat «émergents», la surperformance est de 2,3% sur un an avec une tracking error de 3,2%. Sur les trois dernières années, l’Information Ratio est de 1,3 (ndlr. la surperformance divisée par la tracking error), ce qui représente une surperformance annualisée de 5,2% après les frais avec une tracking error de 3,9%.

Chaque fois que l’humain prend une décision, ses décisions font l’objet d’un «monitoring». Ces dernières ont une durée de vie est habituellement de six mois et peuvent être renouvelées. 

Preuve de la contribution humaine: L’an dernier, la performance stratosphérique de la Tech Taiwanaise sur des titres tels qu’Inventec, Lite-On Technology et Compal Electronics, résultaient d’une décision fondamentale. Ce choix discrétionnaire sur quelques titres a ajouté plus de 35 points de base à la performance du fond, ce qui n’est pas négligeable. Après une forte hausse l’été dernier, nous les avons vendu. Et nous venons de les racheter.

Quelle est l’approche des facteurs de risque?

Sur les facteurs de risque, notre approche est dynamique. Même au sein de value ou de «qualité», les indicateurs sont cycliques. Le risque, en terme statistique, est grossièrement défini comme une combinaison de volatilité et de corrélation. Il y a 10 ans, les deux métriques conduisaient à un facteur de bas risque qui performait bien. Aujourd’hui, la corrélation a pénalisé le facteur risque alors que la volatilité reste un très bon facteur. Les marchés se baseraient donc plutôt sur la volatilité que la corrélation. Nous laissons le Machine Learning nous dicter ce choix, sur la base des trends que reconnaît l’IA.

En cas d’événements majeurs, comme un virage de la Fed, est-ce que l’inertie des modèles pénalise la performance?

Comme pour tout modèle statistique, les changements de tendance sont difficiles à gérer. Mais à partir de «forêts d’arbres décisionnels», nous nourrissons le modèle de données macro (taux d’intérêt, volatilité). Cette nouveauté a été introduite l’an dernier. 

Comme nous nourrissons la machine de 120 mois de données, nous aurons tout de même des données différentes à travers le temps. La macro devient un élément important de prédiction des rendements futurs. Le modèle peut donc s’adapter très vite à un changement macro. 
La macro s’intègre bien aux modèles «random forest» parce que ce sont des arbres décisionnels aisés à suivre. Par contre sur un modèle de réseau neuronal, on ne peut pas l’appliquer. Il faut comprendre les limites de l’outil. 

Le facteur de qualité était défini par le rendement des fonds propres il y a quelques années. Aujourd’hui et depuis 2017, il l’est par la génération de free cash-flow. Avec des taux d’intérêt plus élevés qu’avant, on comprend la raison de ce changement induit par l’IA. Il n’a pas été nécessaire de dire à la machine que les taux étaient plus élevés.

Est-ce que la contribution de l’IA va s’accroître ces prochaines années dans la composition finale du portefeuille?

Nous allons dans ce sens. Nos modèles sont innovants, puisque nous intégrons par exemple la macro dans un modèle de Machine Learning. Le «data mining» reste aussi naturellement un risque important dans l’application d’IA dans l’industrie. Mais les bases resteront inchangées. C’est la raison et la machine qui, ensemble, conduisent à une surperformance. Il faut faire appel à des analystes fondamentaux qui revoient les titres. Chaque fois qu’un titre est ajouté au portefeuille, un humain revoit le titre.

La pondération des Etats-Unis dans l’indice MSCI Monde est toujours plus forte. Comment réagissez-vous?

Nous avons introduit des contraintes. Aucune région ne peut dévier de plus ou moins 10% par rapport au poids dans l’indice. Dans la stratégie sur les émergents par exemple, la Chine représente 25% de l’indice et son poids dans le portefeuille est de 26%. Il pourrait au maximum monter à 35%. Sur Taiwan, après avoir pris des profits l’an dernier, nous sommes montés à 25%, donc une surpondération de plus de 7%, la machine nous a demandé d’augmenter la part, ce que nous avons fait au dernier rebalancement. 

«Nous sommes positionnés dans les 7 magnifiques avec un biais positif sur Microsoft, négatif sur Amazon et Tesla, et plutôt neutre sur le reste»

Quel est votre outil informatique? 

L’IA fonctionne si elle s’appuie sur trois éléments: la donnée, les algorithmes et la puissance de calcul. Nous utilisons donc beaucoup de données techniques et fondamentales. Nous employons nos propres algorithmes, de «random forest» aux réseaux neuronaux. La puissance de calcul est assurée par nos servers internes et sur le cloud. 

Assiste-t-on à une concurrence fondée sur la puissance de calcul?

Nous ne sommes pas dans ce jeu-là. Nous construisons des portefeuilles diversifiés que nous rééquilibrons tous les 3 mois afin de générer de l’alpha à moyen terme, sur les prochains 2 ou 3 mois. Nous ne nous battons pas contre des hedge funds qui se limitent au très court terme et avec du levier. Nos clients ont un profil institutionnel avec des vues moyen terme. 

Quelle est la prochaine étape?

Nous voulons proposer notre modèle sous la forme de fonds de placement ces prochains mois.  

Quelle est la barrière d’entrée?

Elle dépend de l’expérience de l’équipe, de l’IA et du dialogue avec la machine. Nous prenons des données historiques et nous les testons. 
La qualité des données est plus importante que leur quantité. Il ne sert à rien d’avoir 5000 indicateurs. Avec Random Forest, on construit plusieurs arbres décisionnels. Si l’on donne à chaque arbre les mêmes données et les mêmes algorithmes, il fera les mêmes prédictions. Il est plus intéressant d’avoir une forêt avec des arbres différents. Avec 5000 indicateurs, beaucoup aussi risquent de n’avoir aucun pouvoir prédictif.

Quelle est la composition de votre portefeuille actuellement?

A la fin janvier, le modèle aime bien les titres moins risqués, le momentum et les titres de qualité. A l’envers, il est assez neutre, voir un peu négatif sur les titres Value et nous n’aimons pas du tout les petites et moyennes capitalisations. C’est pourquoi nous sommes positionnés dans les 7 magnifiques avec un biais positif sur Microsoft, négatif sur Amazon et Tesla, et plutôt neutre sur le reste. Les petites sociétés sont plus à risque lors du refinancement avec des taux plus élevés. Nous aimons la qualité «large cap». La machine nous dicte ces choix, et je les partage volontiers.

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