Travail, capital, à qui perd gagne

Valérie Plagnol, Vision & Perspectives

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Limiter les rachats d’actions et le montant des dividendes. Est-ce la bonne idée?

Il y a quelques jours, les sénateurs Chuck Schumer, leader des Démocrates au Sénat, et Bernie Sanders, candidat du Parti à la dernière présidentielle américaine, publiaient une lettre ouverte dans le New York Times. Ils y annonçaient leur intention de présenter une loi visant à interdire le rachat d’actions par les entreprises, et même limiter le montant des dividendes qu’elles pourraient verser,  à moins qu’elles n’aient au préalable investi dans la communauté et les revenus de leurs employés, notamment en garantissant un salaire minimum de 15 dollars l’heure, des congés maladie minimum, une couverture santé et d’autres bénéfices sociaux.

Pour les deux sénateurs la menace est double. D’une part, le rachat d’actions aggrave les inégalités de revenus, en ne distribuant qu’aux plus aisés c’est-à-dire ceux qui détiennent des actions1. D’autre part, ces procédés favorisent une stratégie d’entreprise de court terme qui compromet, à plus longue échéance, leurs investissements et donc leur compétitivité comme celle du pays tout entier.

Les rachats d’actions s’inscrivent dans la stratégie globale d’une entreprise,
non au détriment mais parallèlement à l’investissement.

Et les auteurs de la lettre de rappeler qu’entre 2008 et 2017, 466 des entreprises du S&P 500 ont dépensé près de 4 000 milliards de dollars en rachats d’actions, et que, pour la seule année 2018, le montant de ces rachats est de 1 000 milliards. Une tendance qui se retrouve aussi en Europe, où d’importantes opérations de rachats d’actions ont été annoncées, bien que leur encours soit encore loin des sommets américains. Dans la même veine, le japonais Softbank vient aussi d’annoncer une opération de rachat de ses actions, opération qu’il entend financer par l’introduction en bourse d’une de ses filiales.

Pour la direction d’une entreprise, racheter ses actions revient à signaler au marché que les dites-actions sont sous-évaluées. C’est la baisse des taux d’intérêt de ces dernières années qui a permis de financer ces opérations à moindre coût, tout en restituant du cash aux actionnaires. Des études concluent que les rachats d’actions s’inscrivent dans la stratégie globale d’une entreprise, non au détriment mais parallèlement à l’investissement. Aux yeux des investisseurs, ces rachats constitueraient donc des preuves de solidité et de bonne gestion2. De nombreux dirigeants affirment aussi que ces arbitrages, permettant d’accroître les revenus distribués, sont les effets – et non la cause – d’un environnement économique qui ne justifie pas d’investir davantage pour accroître la production ou augmenter la productivité.

Au-delà de ces considérations techniques, la question posée est celle de la meilleure manière d’user des bénéfices accumulés. Et cette question en appelle une autre: comment expliquer la baisse constante de la part des salaires dans les revenus globaux? Cette tendance n’est pas nouvelle et elle concerne tout autant les économies avancées que les grands pays émergents3. Ce sujet est particulièrement sensible dans le contexte actuel de décélération de la productivité.

Plusieurs explications sont avancées. Qui tendent toutes vers le même constat. Depuis plus de 25 ans – donc bien avant la crise de 2008 – les travailleurs les moins qualifiés ont subi la plus forte détérioration de leurs revenus. Ce mouvement, et la concentration concomitante de la propriété du capital dans les tranches de revenus les plus élevés, accroît de fait les inégalités.

La baisse du taux de syndicalisation a amoindri
le pouvoir de négociation des salariés.

Si ces évolutions sont plus ou moins accentuées selon les pays, leurs  déterminants communs touchent un très grand nombre d’économies et une majorité de secteurs à travers le monde. Dans les économies avancées, la révolution technologique et la mondialisation commerciale et capitalistique, ont provoqué la baisse de la part relative des salaires. Ce auquel il convient d’ajouter la baisse tendancielle du coût du capital qui a incité à automatiser les tâches les plus routinières. Pour les économies émergentes, c’est l’intégration dans la chaîne de valeur mondiale qui a provoqué le recul de la part des salaires dans le revenu total.

Ces phénomènes ont tout à la fois induit un formidable élan de prospérité et une convergence des revenus entre économies avancées et pays en développement, au détriment d’un déplacement des compétences et des emplois. A noter, tant que la productivité accélérait, la croissance moindre des revenus n’engendrait pas le mécontentement. Ajoutons que, par ailleurs, la baisse du taux de syndicalisation a amoindri le pouvoir de négociation des salariés. Enfin, une baisse de l’imposition des entreprises (comme celle décidée en 2017 aux Etats-Unis), en accroissant artificiellement le rendement du capital, peut induire une réduction supplémentaire de la part relative du travail.

Avec l’accroissement des inégalités de revenus, le débat sur une «meilleure redistribution» des fruits de la production n’est pas près d’être clos, et ses mérites sont évidents. Mais les arguments avancés de part et d’autre ne se situent pas exactement sur le même plan. D’un côté, la question de la pertinence de telles décisions de management répond à celle de la création de valeur pour l’entreprise mais aussi à son objet social. De l’autre, c’est le pourquoi et le comment de la répartition des fruits de la croissance… Vers les infrastructures? L’environnement? L’éducation? La consommation? Et surtout, qui est le plus à même d’allouer efficacement ces fonds à ces besoins?

Une loi interdisant le rachat des actions ou la libre distribution des dividendes ne répondrait que bien mal à de tels enjeux.

 

1 Selon les analystes de Goldman Sachs, cités par CNBC, les 1% les plus riches américains détiennent 50% des actions des entreprises et les 0,1% les plus riches 17%; contre respectivement 39% et 13% au début des années 1980.
2Taking Stock: Share Buybacks and Shareholder Value” Posted by Ric Marshall, Panos Seretis, Agnes Grunfeld, MSCI Inc., on Sunday, August 19, 2018;

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