Sommes-nous bloqués sur une bulle de carbone?

Silvia Helbling et Cyril Pasche, Swiss Finance Institute

5 minutes de lecture

Tour d’horizon sur la tarification bancaire des risques liés à la politique climatique avec le Professeur Steven Ongena du SFI.

Avec l'Accord de Paris sur le climat de 2015, la communauté internationale s'est fixé pour objectif de limiter la hausse du réchauffement climatique à 2 degrés Celsius d'ici 2100. Pour atteindre cet objectif, les sociétés doivent repenser et transformer leurs modes de fonctionnement, notamment en ce qui concerne les émissions de dioxyde de carbone. Le secteur de l'énergie, en particulier les compagnies pétrolières, gazières et charbonnières, doivent s'adapter rapidement. La finance peut-elle aider le monde à relever le défi?

Dans un numéro spécial des «SFI Practitioner Roundups», le Swiss Finance Institute met en lumière les passionnantes évolutions récentes dans le domaine de la finance verte. S'appuyant sur l'expertise des chercheurs du SFI et des experts du secteur, il aborde des questions cruciales: les signaux de prix provenant des marchés financiers peuvent-ils créer des mesures incitatives pour le développement durable? Comment les politiques gouvernementales et la finance verte se complètent-elles? Quels sont les pièges à éviter dans la transition vers une économie décarbonisée et comment gérer le rythme de cette transition? Le coût de la transition énergétique est-il déjà intégré ou nous trouvons-nous actuellement dans une bulle de carbone?

En deuxième partie, quelques questions au Professeur Steven Ongena sur les risques liés à à la politique climatique pour les banques. 

Qu'est-ce qu'une bulle de carbone et comment les entreprises à forte intensité de carbone y réagissent-elles?

La notion de bulle de carbone reflète une possible surévaluation des entreprises qui dépendent largement des combustibles fossiles pour leur fonctionnement, comme c’est le cas pour les entreprises actives dans les secteurs du pétrole, du gaz et du charbon. Pour rester en-dessous du seuil de réchauffement planétaire de 2 degrés Celsius d’augmentation supplémentaire de la température de la planète, les émissions mondiales totales de dioxyde de carbone entre aujourd’hui et la fin du XXIe siècle doivent rester bien en dessous de 1’000 gigatonnes. Pour mettre en perspective ce chiffre qui paraît à première vue difficile à cerner, la combustion de toutes les réserves actuelles prouvées et probables de pétrole, de gaz et de charbon entraînerait le rejet de 2’900 gigatonnes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, une quantité évidemment fort peu souhaitable. La combustion de toutes les ressources restantes de pétrole, de gaz et de charbon – soit les ressources prouvées, probables et possibles – entraînerait l’émission de 11’000 gigatonnes de dioxyde de carbone. Limiter les émissions de carbone nécessitera donc de garder enfouies sous terre de grandes quantités de combustibles fossiles et de considérer ces ressources comme des «actifs échoués» [stranded assets]. Des études scientifiques indiquent que jusqu’à 35% des réserves prouvées et probables de pétrole, 50% de ces réserves de gaz et 90% de ces réserves de charbon risquent de devenir des «actifs échoués» au cours des prochaines décennies. Une telle perspective représente un défi majeur pour l’industrie du pétrole, du gaz et du charbon, qui a investi des milliards de dollars dans l’exploration et la découverte de ces réserves de combustibles. Néanmoins, l’industrie de l’énergie continue de dépenser de l’argent pour explorer et découvrir de nouveaux gisements, malgré le risque toujours croissant de voir de tels actifs demeurer sous la surface de la Terre. Cela pose toute une série de questions concernant les risques liés à ces « actifs échoués « ainsi que le financement des entreprises du secteur de l’énergie.

Les données qui se concentrent sur la période depuis 2015 font état
d'une modeste tarification des risques liée aux politiques climatiques.
Qui pourrait décider de bloquer l’exploitation de ces réserves de combustibles fossiles?

Abandonner ces actifs représente une décision politique qui dépend de l'ambition politique de chaque pays et de sa volonté de lutter contre le changement climatique. Pour évaluer l'impact d'une telle décision, on a élaboré une mesure de risque: l’exposition aux politiques climatiques. Elle est basée sur la quantité de combustibles fossiles qu'une entreprise détient dans un pays donné et sur la volonté potentielle de ce pays d'appliquer des politiques plus strictes en matière de protection du climat. Par exemple, le Canada et la Norvège sont des pays qui possèdent tous deux d'importantes quantités de combustibles fossiles, mais comme la Norvège est davantage disposée à entreprendre des efforts en matière de politique climatique, une société énergétique qui possède des champs de pétrole dans les deux pays est exposée à un risque global plus élevé en Norvège. En effet, la probabilité que l’Etat norvégien bloque les actifs de cette société pour atteindre son propre objectif en matière d'émissions de dioxyde de carbone est supérieure à celle du Canada. Il est intéressant de noter qu'en avril de cette année, le parlement norvégien a décidé de retirer le feu vert qu’il avait accordé à des activités exploratoires de forage pétrolier au large des îles Lofoten, situées au nord du cercle polaire arctique, pour des raisons environnementales. Bien qu'il ne s'agisse pas d'une décision directe de bloquer des actifs, cet exemple montre que certains politiciens sont prêts à sacrifier des revenus financiers par respect pour l’environnement. On estime que la région de Lofoten contient environ 1,3 milliard de barils de pétrole, soit l’équivalent d’environ 90 milliards de dollars sur le marché énergétique actuel.

Comment les banques prennent-elles adéquatement en compte les risques liés à la politique climatique?

Les entreprises du secteur de l'énergie sont traditionnellement fortement endettées. Si l’on considère que le marché financier est efficace, les banques devraient imposer aux entreprises exposées au risque climatique des taux d’intérêt plus élevés. Examiner les données sur les prêts syndiqués permet de déterminer si les banques intègrent correctement les risques liés à la politique climatique. Les résultats empiriques, qui couvrent la période de 2007 à 2016, montrent que les entreprises du secteur des combustibles fossiles qui sont plus exposées aux risques liés à la politique climatique ne doivent en moyenne pas payer des taux d’intérêt plus élevés que des entreprises similaires du secteur des combustibles non fossiles ou des entreprises comparables du secteur des combustibles fossiles. Des résultats similaires ont été obtenus en effectuant des estimations de robustesse qui tiennent compte du type de prêt, de l'objet du prêt, de la banque, de l'année, du pays et des effets d’entreprise. Les données qui se concentrent sur la période depuis 2015 – période durant laquelle les questions climatiques sont devenues plus pressantes et les politiques de protection de l’environnement plus strictes – font état d'une modeste tarification des risques liée aux politiques climatiques. Toutefois, la tarification imposée par les banques ne représente que quelques points de base, ce qui ne couvre pas les pertes potentielles liées au risque climatique. Cette mauvaise évaluation des risques liés à la politique climatique conduit à deux possibilités: soit les banques négligent la probabilité que les politiques environnementales conduisent à l'immobilisation d'actifs, soit il existe une bulle de carbone due à une mauvaise évaluation par les banques des risques liés à la politique climatique. Les deux cas de figure sont préoccupants.

Quelle est la probabilité d’un scénario de blocage des actifs carbone? Quelles en seraient les conséquences pour l'économie?

Un blocage partiel des actifs pétroliers, gaziers et charbonniers est de plus en plus probable. Il y aura, bien sûr, d’énormes pressions sur les Etats pour atténuer les effets de ce type de blocage. Néanmoins, il faut s’attendre à ce qu’un tel scénario se produise, étant donné les engagements internationaux actuels et futurs en matière de changement climatique. Des recherches récentes portant sur six grands groupes pétroliers et gaziers européens (Shell, BP, Total, Statoil, ENI et BG) révèlent qu’une situation d’«actifs» échoués combinée à une réduction modérée de la demande des consommateurs réduirait de 40 à 60% la capitalisation boursière de ces entreprises. Si les sociétés du secteur de l’énergie faisant partie de l’indice S&P 500 perdaient 50% de leur capitalisation boursière, l’indice, sur la base des chiffres de 2018, chuterait de 2% et 560 milliards de dollars d’actions s’évaporeraient. Cette baisse de capitalisation boursière affecterait les acteurs financiers ayant prêté des fonds aux entreprises du secteur de l’énergie et la contagion se propagerait probablement à l’ensemble du marché et de l’économie internationale.

La transition doit être ciblée
et compatible avec le marché.
Comment les gouvernements peuvent-ils atténuer le risque d'un effondrement de l'économie mondiale causé par une crise écologique mondiale?

Dégonfler la bulle de carbone dépend de plusieurs facteurs. Tout d’abord, la transition doit être ciblée et compatible avec le marché: il s’agit de réduire les émissions de carbone tout en maintenant des quantités suffisantes d'énergies alternatives à un prix raisonnable. Ensuite, ces actions doivent être mises en oeuvre progressivement: les entreprises du secteur de l'énergie sont de taille importante et détiennent des parts importantes d'investissements illiquides et à long terme. Pour autant, le changement doit être rapide, car le temps presse. L'enjeu principal de la mise en oeuvre d'une telle transition en douceur est d'ordre politique. En effet, dans de nombreux pays, les entreprises du secteur de l'énergie carbone contribuent de manière substantielle au PIB, à l'emploi et aux revenus publics.

Le Congrès américain votera bientôt sur le Green New Deal. Quelles sont les spécificités de cette résolution et en quoi est-elle différente de ce qui a été fait précédemment?

Le plan de relance du Green New Deal proposé par les démocrates américains aborde à la fois les questions d'inégalités environnementales et économiques. Il est très différent de ce qui a été fait dans le passé, en ce sens qu'il met l'accent sur la stimulation et les incitations économiques plutôt que sur des contraintes telles que la taxation du carbone et l'échange de droits d'émission.

Rédigé par le Dr Cyril Pasche et la Dr Silvia Helbling sur la base d'un entretien avec le Pr Steven Ongena.

Publié en juillet 2019 dans le Practioner Roundup du Swiss Finance Institute.

Copyright: Swiss Finance Institute, 2019

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