A la longue – Weekly Note de Credit Suisse

Burkhard Varnholt, Credit Suisse

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L’essor de l’Asie continuera à offrir de grandes possibilités sur le long terme, tandis que les craintes inflationnistes actuelles devraient se dissiper.

Après le début capricieux de l’année boursière 2021, les investisseurs se posent actuellement de nombreuses questions: où faut-il encore investir? Où se présentent de nouvelles opportunités? Et de manière plus pressante peut-être: le cocktail du siècle – composé de puissants stimulants pour les revenus et les liquidités, de transactions vertes, de numérisation et d’une hausse des actifs de nature inflationniste – va-t-il entraîner un renchérissement des prix? Portant le regard loin dans l’avenir, nous pensons que l’essor de l’Asie continuera à offrir de grandes possibilités sur le long terme, tandis que les craintes inflationnistes actuelles devraient se dissiper. Le Credit Suisse a converti ces évolutions en orientations stratégiques dans sa House View la plus récente.

1. Inflation: pourquoi les craintes récentes sont exagérées

Ces dernières semaines, des composantes de prix à la consommation et à la production ont montré des signes de redressement. Bien que cette évolution soit bien entendu liée à la reprise économique mondiale, elle fait craindre à certains investisseurs le retour de l’inflation. Nous tenons déjà compte de la pentification des courbes de rendement en sous-pondérant les obligations d’État. Néanmoins, nous estimons que les risques d’inflation sont temporaires, car les effets de base faussent le tableau. Par exemple, l’élévation des prix du pétrole en comparaison annuelle induit une exagération du potentiel d’inflation sur le plan économique. En Allemagne notamment, le renchérissement dû au relèvement de la TVA est également temporaire puisque ce dernier est ponctuel. L’augmentation actuelle des tarifs du transport par conteneurs ou des puces électroniques devrait être de courte durée elle aussi. L’expérience montre que ces hausses ponctuelles des prix permettent de mettre en place une nouvelle offre mais ne se poursuivent pas l’année suivante.

Pour déclencher une spirale inflationniste durable, comme ce fut le cas dans les années 1970, il faut généralement une indexation des salaires, car elle accélère l’inflation dans l’ensemble de l’économie. À l’heure actuelle toutefois, le pouvoir de négociation des syndicats est faible et le chômage élevé. En outre, le vieillissement démographique, la numérisation et le niveau record de l’épargne-retraite ont un effet déflationniste. Les consommateurs de plus de 75 ans sont généralement moins dépensiers que les personnes se trouvant dans la force de l’âge. La croissance de l’épargne pèse sur les rendements du marché des capitaux. L’amélioration de la qualité attribuable à la numérisation et au progrès technologique n’est pas prise en compte dans les statistiques d’inflation hédonistes. La crainte que le gonflement rapide des bilans des banques centrales n’entraîne inéluctablement de l’inflation découle d’une vieille idée erronée. Si l’inflation est un phénomène monétaire, comme l’affirme Milton Friedman, elle ne devient inévitable que lorsque la politique monétaire perd son indépendance et que les piliers de l’État de droit vacillent. Cependant, en dépit de la pandémie et de la récession, l’État de droit et la séparation des pouvoirs sont fortement ancrés et crédibles dans le monde occidental. La minime influence directe qu’exercent les bilans des banques centrales sur les prix à la consommation explique le fait que les marchés n’anticipent guère d’inflation.

Quoi qu’il en soit, nous prenons bien entendu au sérieux les craintes inflationnistes. Premièrement, elles font évoluer les rendements des marchés des capitaux et, deuxièmement, les mesures actuelles de stimulation de l’économie induisent sans aucun doute certaines pénuries et hausses de prix. Nous constatons également que le changement climatique et les confinements font augmenter les prix des denrées alimentaires, en particulier dans l’hémisphère sud. Mais, de manière générale, les taux d’inflation devraient rester dans les fourchettes ciblées par les banques centrales. Dans cette «zone de confort», les actions sont généralement les bénéficiaires involontaires de la hausse des prix ou des rendements du marché des capitaux. Nous tenons compte de ce facteur dans notre approche de placement en augmentant la pondération stratégique des actions dans le cadre de nos mandats. En outre, nous sommes convaincus que les grandes banques centrales ne vont pas durcir leur politique monétaire avant que les perspectives des marchés de l’emploi et de l’ensemble de l’économie ne se soient normalisées. Et même si cela devait se produire d’ici à 2022, la politique monétaire mondiale constitue davantage un soutien qu’une menace pour les investisseurs en 2021 selon notre appréciation. Et à long terme, l’âpreté de la concurrence, le progrès technologique, la politique monétaire souveraine, l’absence d’indexation des salaires et les chiffres démographiques devraient prévenir le risque d’une inflation galopante. Nous pensons que les menaces actuelles sont de nature temporaire.

2. Asie et pays émergents: évolution de leurs marchés boursiers

La surperformance enregistrée depuis l’été dernier par les placements sur les marchés émergents en comparaison de ceux des marchés développés n’est pas tombée du ciel. Pourtant, de nombreux investisseurs se demandent s’il s’agit juste d’une hirondelle qui ne fait pas le printemps ou si les prévisions optimistes marquent le début d’une nouvelle ère.

Divers signes laissent penser que les marchés boursiers asiatiques, et plus généralement ceux des pays émergents, pourraient reprendre la tête du classement après quatorze années de sous-performance relative. En effet, il ne faut pas oublier que la part de la Chine dans la capitalisation boursière mondiale n’est que de 5%, contre 50% pour les États-Unis. Une rétrospective met en évidence que la répartition de cette capitalisation a fluctué au fil des décennies, notamment lors de pauses occasionnelles. Or, pareille pause serait tout à fait normale après le récent rallye boursier enregistré par la Chine. Le début d’une telle ère revêtirait une grande importance pour les placements, en particulier parce que la plupart des investisseurs privés suisses sont sous-investis sur ces marchés.

Examinons de plus près les trajectoires de développement économique suivies par les hémisphères nord et sud. La récente récession a contraint les pays développés et émergents à mettre en place des politiques budgétaires évoluant dans des directions opposées. Ce phénomène a des conséquences qui risquent de se répercuter longtemps sur les marchés financiers. Alors que les pays occidentaux sont parvenus, pour la première fois, à s’entendre sur une politique budgétaire axée sur la demande, les pays émergents se concentrent globalement sur l’offre par nécessité, en réponse à la pandémie. En effet, ils ne peuvent tout simplement pas se permettre l’imposant cocktail de mesures de relance concocté par les États-Unis, ni la version allégée élaborée par l’Europe. Leurs banques centrales ne remplissent pas les conditions requises pour émettre de la monnaie hélicoptère. En outre, leur population est trop importante, leur capacité d’endettement trop faible et leur économie encore trop peu structurée pour octroyer des revenus de remplacement d’une telle ampleur.

Mais l’austérité des marchés émergents, motivée par la nécessité, pourrait se révéler être une bénédiction à long terme. En effet, l’Asie du nord a maîtrisé relativement vite la pandémie de coronavirus. Elle a traversé l’année 2020 sans contraction économique ni fortes mesures de relance, et elle disposera à l’avenir d’une plus grande marge de manoeuvre en matière de politique monétaire et budgétaire. En outre, les mesures de confinement ont induit un changement structurel constructif dans l’économie, la technologie et la société. Parallèlement, les pays industrialisés sont nombreux à avoir mis des chaînes à leur future politique économique et monétaire. En effet, beaucoup d’entre eux éprouveront un jour des difficultés à se défaire des taux d’intérêt nuls, de la monnaie hélicoptère et de la stimulation de la demande. S’ils induisent actuellement une hausse presque euphorique des actifs, ils creusent davantage les fossés économiques séparant les riches et les pauvres, les jeunes et les plus âgés. Voilà qui posera de grands défis à la longue.

Le contexte de départ favorise-t-il donc les perspectives des marchés boursiers agiles des pays émergents, dont les valorisations sont relativement attrayantes et qui sont moins influencés par la politique monétaire? C’est fort possible. Voici les arguments exposés dans une récente interview par Stanley Druckenmiller, un vétéran des investissements aux États-Unis1:

  • Récession la plus courte et la plus forte: le récent repli de la croissance dans les pays industrialisés a été environ cinq fois plus important que celui de la moyenne des récessions de l’après-guerre, mais il a été beaucoup plus court (un quart de la durée environ).
  • Croissance des revenus la plus marquée: la récession américaine écourtée est attribuable aux mesures exceptionnelles de relance budgétaire qui financent la plus forte croissance des revenus privés que les États-Unis aient connue depuis vingt ans. Et ce, malgré un taux de chômage record, lequel exige à son tour le maintien de ces mesures.
  • Élévation la plus rapide de la dette publique: en l’espace de trois mois seulement, le déficit public américain a augmenté en 2020 plus fortement que durant les cinq dernières grandes récessions additionnées (1973–1975, 1982–1984, 1990–1992, 2001–2003, 2007–2009).
  • Dette des entreprises en hausse, non en baisse: alors que la dette des entreprises américaines a généralement diminué après les récessions précédentes, elle a augmenté de 400 milliards de dollars dans le cas présent, du fait du niveau extrêmement bas des taux d’intérêt et des achats massifs d’obligations par la Réserve fédérale (Fed).
  • Monétisation record: pour financer le premier plan de sauvetage, la Fed a acheté en six semaines plus de bons du Trésor américain qu’elle ne l’avait fait pendant les dix années de mandat de Janet Yellen et de Ben Bernanke, ses présidents antérieurs.
  • Évolution qui hypothèque l’avenir? Le gonflement de la masse monétaire M2 aux États-Unis dépasse la croissance économique de 25% depuis 2018. S. Druckenmiller y voit une évolution qui hypothèque l’avenir des États-Unis et dégrade les perspectives relatives des marchés financiers et du dollar. En revanche, il salue la performance économique de la Chine, laquelle a évité une récession sans recourir à la monnaie hélicoptère.
  • Inversion des rôles: alors que les pays occidentaux s’emploient avant tout à stimuler la consommation privée, la Chine, la Corée du Sud, Taïwan et Singapour investissent dans les infrastructures de demain, c’est-à-dire dans la mobilité, l’énergie, l’eau, la protection du climat et la numérisation. Il y a vingt ans, on se serait probablement attendu à ce que les rôles soient inversés. Alors que les économies de marché occidentales étaient autrefois «orientées sur l’offre», la politique influencée par le socialisme était considérée comme étant «axée sur la demande». Une époque révolue. Le changement des valeurs est universel.
  • La nécessité rend flexible: la Corée du Sud et Singapour démontrent que l’austérité peut aussi stimuler l’innovation. Ces deux économies les plus innovantes d’Asie se retrouvent en tête du Bloomberg Innovation Index2 récemment publié, suivies par la Suisse en troisième position. Les États-Unis ont été rétrogradés de 11 places depuis 2013, année où ils ont occupé le haut du podium pour la dernière fois, tandis que la Chine est passée de la 31e à la 16e place. À noter également que l’Europe du nord et Israël prennent les 7 places suivantes dans le top 10, derrière la Suisse.
  • Potentiel de l’Asie: il est possible que sur le plan économique, la Chine et l’Asie doivent encore aborder certaines étapes que l’Occident a déjà franchies. Bien que l’économie chinoise ait une taille similaire à celle des États-Unis, son PIB (16'000 dollars américains par habitant) ne représente que 20% de celui de ces derniers (76'000 dollars par habitant). Ce retard souvent sous-estimé l’incite également à croître. La dette publique chinoise, qui s’élève à quelque 6000 dollars américains par habitant, est également bien inférieure à celle des États-Unis, qui est de 85'000 dollars par habitant. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’Empire du Milieu n’entre aujourd’hui qu’à hauteur de 5% dans la capitalisation boursière mondiale, soit un dixième du poids des États-Unis. Voici quelques valeurs comparatives:

  • Renaissance des marchés boursiers des pays émergents? Sommes-nous au début d’une reprise dans ces pays? C’est possible, en Asie surtout et en Chine en particulier. Le graphique ci-dessous montre les principaux mouvements opérés par les places boursières des pays émergents depuis 1995. Après avoir enregistré de mauvais résultats pendant quatre ans, dans le sillage de la crise asiatique, ces places ont été les plus performantes au cours de la décennie 2010. Mais après la crise financière, la Silicon Valley et Wall Street ont pris la tête du marché mondial, jusqu’à l’année dernière. La tendance s’inverse-t-elle à présent? Les investisseurs devraient envisager cette possibilité.

3. House View: orientations du Comité de placement du Credit Suisse

Bien que les manoeuvres spéculatives des petits porteurs aux États-Unis et la confiance des stratèges nous déplaisent, nous observons plusieurs vagues puissantes auxquelles les investisseurs ne devraient pas s’opposer, à savoir: le maintien des mesures exceptionnelles de relance monétaire et budgétaire (surtout aux États-Unis), les campagnes de vaccination actuelles, le report des dépenses des consommateurs (lequel stimulera plus particulièrement le secteur des services au cours de l’été) et les niveaux records de liquidités. Parallèlement, nous estimons que nous sommes peut-être au début d’une rotation majeure des marchés développés vers les marchés émergents.

En résumé, nous conservons la surpondération des actions (en Asie et en Europe) et nous anticipons une poursuite de la pentification des courbes de rendement, en particulier aux États-Unis. Dans ce contexte, nous ramenons à un niveau neutre les obligations investment grade précédemment surpondérées. Leur avantage en termes de rendement s’est tout simplement trop affaibli, et le redressement économique risque de faire baisser leur performance en raison de la hausse des rendements sur les marchés des capitaux. Nous estimons que ce sont surtout les valeurs financières, les titres du secteur minier et les placements thématiques qui devraient profiter particulièrement de la reprise attendue.

Nous ramenons à notre niveau d’allocation stratégique les emprunts des pays émergents en monnaie forte, auparavant surpondérés dans un contexte de portefeuille, notamment en prévision d’un affaiblissement du dollar américain. À l’heure actuelle, les investisseurs sont susceptibles de trouver des obligations en monnaie locale plus intéressantes sur ces marchés.

 

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