L’effet des investisseurs verts sur les actions brunes

Emmanuel Garessus

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La taille de l’investissement vert est cruciale pour en déterminer les conséquences sur les bourses et sur les stratégies d’engagement ou de désinvestissement.

L’investissement durable est à la peine. D’abord parce que la performance a déçu trop d’investisseurs. Mais il faut ajouter que les événements géopolitiques ont modifié la donne. Face à la guerre en Ukraine et à ses conséquences, les principes de durabilité sont mis à mal. Les restrictions nécessaires au respect des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance demandent à être revus dans un sens plus pragmatique. Pourtant les capitaux investis dans les fonds durables restent soutenus, en premier lieu sous l’effet des réglementations et des besoins de nombreuses catégories d’investisseurs. Selon Bloomberg Intelligence, les actifs ESG devraient atteindre 40'000 milliards de dollars en 2030 (contre 30 000 milliards à la fin 2022), soit le quart des investissements globaux.

La question consiste à évaluer les effets de ces «investisseurs verts» sur les actions et, pour les investisseurs durables, à se demander s’il est préférable de sortir des actions de sociétés «non durables» ou de s’y engager pour peser sur leurs décisions.

Un travail de recherche vient précisément d’analyser l’effet boursier de l’investissement durable à travers une situation comprenant des investisseurs verts, passifs et actifs (The Impact of Green Investors on Stock Prices Gong Cheng, Eric Jondeau, Benoit Mojon, and Dimitri Vayanos NBER Working Paper No. 32317, April 2024).

Les investisseurs verts se demandent s’il est préférable de vendre les actions des sociétés qui respectent le moins les critères de durabilité, ce qui accroît le coût de leur capital et leurs décisions d’investissement. Les conséquences de cette stratégie dépendent du poids des investisseurs ESG sur les marchés. Si leurs investissements sont négligeables, ils n’influenceront pratiquement pas le coût du capital des actions dites «sales». Or l’investissement ESG ne peut plus être ignoré. Pour les auteurs de l’étude, si les capitaux «verts» sont abondants, les autres investisseurs, ceux qui ne son pas intéressés par les critères ESG n’achèteront les titres «non durables», appelés aussi actions «brunes», qu’à condition d’obtenir un prix suffisamment bas. L’originalité de l’étude consiste à développer un modèle qui évalue quantitativement l’impact de ces investisseurs «verts» sur les actions.

«Plus la part des investisseurs verts augmente et plus la perte relative est significative pour les  titres bruns».

Les auteurs prennent en considération trois catégories d’investisseurs, actifs, passifs et verts (à travers le principe d’exclusion). Les investisseurs verts utilisent un indice qui exclut progressivement les entreprises «brunes». L’indice vert réplique donc un portefeuille dont l’empreinte carbone diminue. Du fait de l’exclusion progressive des titres «bruns» de l’indice vert, les investisseurs actifs les achètent avec une décote qui implique un rendement attendu supérieur. Les investisseurs passifs restent eux exposés à l’ensemble du marché. Les auteurs émettent des hypothèses de rendement pour différents scénarios. 

Le scénario de base comprend 30% d’investisseurs verts, 50% de passifs et 20% d’actifs, ce qui correspondrait, selon les auteurs à la répartition actuelle. L’indice vert exclut progressivement les 10% les plus bruns sur 10 ans (le 1% le plus brun la 1ère année etc). La conclusion est intéressante: après 10 ans, il en résulte une baisse moyenne de 5,61% des actions les plus brunes et par une hausse de 0,71% des valeurs non exclues. 

Au total, le coût du capital des sociétés les plus brunes augmente de 20 points de base relativement à celles qui ne sont pas exclues. En utilisant le même raisonnement au sein d’autres scénarios, il en ressort que plus la part des investisseurs verts augmente et plus la perte relative est significative pour les  titres bruns. L’étude souligne l’avantage du pionnier en matière de durabilité. Par ailleurs une stratégie qui n’investit qu’en actions vertes surperforme sur 10 ans celle qui n’investit qu’en actions brunes.

Privilégier l’engagement

Les investisseurs ESG hésitent parfois à faire confiance dans les autorités pour décarboner l’économie. Afin d’aller plus vite, les activistes préfèrent parfois accroître la pression sur les sociétés pour qu’elles réduisent leurs émissions. Mais le débat fait rage sur la stratégie verte la plus efficace, entre ceux qui entendent vendre les actions brunes et ceux qui préfèrent une stratégie d’engagement pour peser sur les décisions du management.

Divers sondages révèlent qu’une grande partie des investisseurs ESG préfèrent l’engagement au désinvestissement. Plusieurs caisses de pension publiques américaines (New-York, Californie) prennent la voie du désinvestissement. A l’inverse, des Républicains de plusieurs Etats proposent de mettre fin à leurs relations avec des banques et des sociétés d’investissement qui mettent en oeuvre une stratégie de désinvestissement.

«Il en résulte qu’une augmentation de 1 point de pour-cent des investisseurs verts est associée à une diminution de 3% des émissions sur 4 ans».

Les auteurs du travail de recherche (The Effect of Green Investors on Corporate Carbon Emissions, Matthew E. Kahn, John G. Matsusaka, and Chong Shu; Cato Research Briefs in Economic Policy, 3.4.2024) se demandent, en se focalisant sur les caisses de pension publiques, si les émissions d’une entreprise augmente ou diminue en fonction du poids croissant ou non des investisseurs verts. Les préférences des caisses de pension sont identifiées ici selon le parti du gouverneur (démocrate ou républicain) dans un Etat ou en vertu de la composition du conseil de fondation.

Il en résulte qu’une augmentation de 1 point de pour-cent des investisseurs verts est associée à une diminution de 3% des émissions sur 4 ans. A l’inverse, plus la part des caisses de pension non vertes est élevée et plus les émissions sont fortes. Les auteurs précisent qu’il n’est pas impossible que cette relation soit le fruit du hasard. Mais leur étude plaide tout de même en faveur de l’engagement et non du désinvestissement.

Les raisons d’une réaction positive de l’entreprise aux positions des investisseurs verts sont potentiellement au nombre de trois: un alignement de la stratégie aux intérêts des actionnaires, l’engagement actif des investisseurs (exercice du droit de vote) et enfin une coopération entre les deux sur la base des connaissances respectives.

Ces récents travaux académiques souligne l’importance de la taille des investissements verts dans la performance relative des actions vertes et dans le comportement du management. Après des années de forte croissance, l’univers ESG est entré dans une phase de consolidation dont sa sortie dépendra à la fois de la performance des actions vertes et des préférences politiques des électeurs. La situation est plus incertaine que jamais.

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