Une longue stagnation et une inflation de 4 à 5%

Emmanuel Garessus

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Thierry Malleret, co-auteur avec Klaus Schwab, du Great Reset, présente son scénario et ses propres choix d’investissement.

© Pierre Augier / Global Investment Foundation

Thierry Malleret, co-auteur avec Klaus Schwab, du bestseller The Great Reset (2021), estime qu’avec le covid les mutations structurelles se sont accélérées dans d’innombrables domaines. L’économiste, auteur du Monthly Barometer, qui était récemment l’hôte du Global Investment Forum, à Genève, privilégie une approche pluridisciplinaire. La métadiscipline par excellence, révèle-t-il, c’est le roman, lequel embrasse toutes les disciplines. A l’égard de l’environnement, rien ne vaut, à son avis, The Ministry for the Future de Kim Stanley Robinson. Thierry Malleret répond aux questions d’Allnews sur son scénario macroéconomique et ses convictions en termes d’investissement:

Deux ans après The Great Reset, est-ce que l’économie mondiale, plutôt que d’être réinitialisée, n’entreprend-elle pas un retour à la normale, avec des bourses au plus haut et un tourisme plus développé qu’avant le covid?

La reprise profite effectivement les bourses et le tourisme. Elle traduit des effets immédiats d’un redémarrage de l’économie. Mais il faut distinguer entre le court et le long terme. Beaucoup d’éléments vont fondamentalement changer qui sont d’ordre géopolitique, sociétal, technologique, environnemental. Les effets du choc qu’a été le covid ne peuvent se faire sentir que progressivement et dans la longue durée, comme indiqué dans notre livre. En anglais, on parle de «slow rolling». A l’image d’un enfant qui grandit, son développement est difficile à observer au quotidien, mais il saute aux yeux d’une année à l’autre. On ne se rend pas compte au quotidien des bouleversements qui s’opèrent.

La pandémie a exacerbé les changements géopolitiques, la numérisation, les inégalités sociales et notre relation au travail. Il est trop tôt pour juger aujourd’hui ce qui était correct dans notre livre. Il est vrai que nous avons peut-être sous-estimé l’étendue des mesures de soutien gouvernementales.

La finance est le catalyseur des changements. Ces derniers mois, elle a subi une crise des banques régionales américaines et la fin de Credit Suisse. Comment la finance va-t-elle se développer?

Nous vivons dans un monde dans lequel les impératifs et les instruments économiques sont soumis aux objectifs politiques et géopolitiques. On s’en aperçoit à travers la rivalité stratégique entre les Etats-Unis et la Chine. Les autres pays sont priés de choisir leur camp. Le dollar est l’un de ces instruments. La finance est ainsi subordonnée à la géopolitique.

La science montre qu’il faudrait accélérer les efforts en faveur du climat et de la biodiversité. Ces oppositions à l’ESG sont des combats d’arrière-garde.
Sommes-nous dans un monde bipolaire ou restons-nous dans le cadre d’un système de coopération internationale?

Il n’y a plus de véritable coopération internationale. Ce système porte un nom: le G-Zero, par opposition au G7. Il n’y a plus de gouvernance globale, mais plutôt de fortes rivalités géopolitiques entre les deux grandes puissances. Le système a pris ses distances avec les 30 années qui ont succédé à la guerre froide et marquées par une grande stabilité. Nous sommes entrés dans un monde caractérisé par de multiples alignements transactionnels en fonction des opportunités du moment.

A partir des hauteurs de Chamonix, comment voyez-vous le rôle de la Suisse?

En tant que Français, je ne tiens pas à me prononcer sur les choix de la Suisse. Mais je trouve la Suisse admirable parce que c’est un pays - il y en a très peu dans le monde- où le capital social est très résilient. C’est un pays riche, mais sa cohésion sociale est forte. Mes nombreux voyages me permettent d’observer que ce sont souvent les petits pays, parfois isolés, qui se révèlent les plus innovants et les plus résilient face au chaos international. Citons la Suisse, Israël, l’Arménie, Singapour. Leur capacité d’adaptation est étonnante.

Comment réduire les inégalités sociales?

Comme nous l’écrivions dans le Great Reset, nous développions deux thèses, la nécessité d’un monde à la fois plus équitable et plus respectueux de la nature. Les inégalités au sein des pays augmente inexorablement. Les solutions politiques sont nombreuses. Mais elles doivent exprimer un choix de société. L’exemple des infirmières est frappant. Leur courage a été célébré durant le confinement. Mais aucun pays n’a relevé significativement le salaire des infirmières. Chaque pays devrait favoriser des fonctions vitales de son développement à long terme. Pourquoi n’y sommes-nous pas parvenus? C’est un choix de société et non pas une fatalité. Il faut que les politiques changent parce que les sociétés veulent qu’elles changent.

En finance, sur l’environnement, comment jugez-vous les tensions croissantes à l’égard de l’ESG et la montée du Greenhushing (éco-silence )?

Nous observons une vraie polarisation, surtout aux Etats-Unis, à l’égard des questions climatiques et de biodiversité, lesquelles sont récupérées par la politique. Beaucoup d’acteurs politiques et financiers favorisent le statu quo. Ne rien faire conduit pourtant à courir à la catastrophe. Ce danger risque de gagner l’Europe.

La science montre qu’il faudrait accélérer les efforts en faveur du climat et de la biodiversité. Ces oppositions à l’ESG sont des combats d’arrière-garde. Il existe certes des questions de mesure de l’ESG, mais des progrès majeurs sont en cours. Il est fondamental d’accélérer nos efforts en faveur de la transition énergétique et de la diversité. Il est temps d’investir dans ce domaine, d’autant que le retour de l’investissement est tout à fait décent.

Les économistes proposent de mettre un prix au carbone. Pourquoi ne sont-ils pas entendus?

C’est très compliqué parce que c’est un problème d’action collective. Si l’UE met un prix et si les autres régions ne le font pas, cela ne peut pas être mis en place. Il existe une autre voie, celle entamée par Joe Biden, qui consiste à forcer les entreprises à devenir vertueuses en les subventionnant. Cette solution est coûteuse, mais elle fonctionne, comme le montre l’Inflation Reduction Act.

Depuis 3 à 4 ans, nous avons pris conscience que le climat et la nature ont les deux facettes de l’environnement. On ne peut résoudre l’un sans considérer l’autre.
Au plan macroéconomique, à court terme, le risque majeur est celui de l’inflation, lequel est aggravé par la pénurie de main d’œuvre. Quel est votre scénario sur l’inflation?

L’inflation est en train de se réduire dans les principales économies, mais elle semble incompressible.  Le retour à l’objectif de 2% est très compliqué à cause de l’inflation des services, où la hausse des taux d’intérêt n’exerce pas l’effet escompté. Mais les banques centrales paraissent déterminées.

Je m’attends à une inflation un peu plus basse qu’aujourd’hui, mais aussi à des taux d’intérêt plus élevés que dans le passé en raison du vieillissement démographique dans le monde. Le paysage économique en sera profondément affecté. Sur le marché du travail, les personnes à la recherche d’un emploi sont en position de force. On mise beaucoup sur l’automatisation et l’intelligence artificielle, mais il n’est pas sûr que la productivité augmente davantage. Le potentiel de croissance à long terme est défini par l’addition de la force de travail et de la productivité. On risque donc de s’acheminer vers un monde dont la croissance sera nettement plus faible parce que la population vieillit.

Donc, vous attendez-vous à une stagnation et une inflation de 4%?

Oui, je m’attends à une faible croissance et à une inflation entre 4 et 5%, d’autant plus que le découplage des économies et le resserrement des chaînes de valeur vont générer davantage d’inflation.

Dans ce contexte, comment construiriez-vous votre propre portefeuille?

Chacun a son propre profil de risque et ses convictions. Mon portefeuille est investi dans l’économie de la vie, c’est-à-dire dans tout ce dont nous avons besoin pour vivre «bien». J’investis dans la nature. Je crois à la croissance exponentielle de toutes les solutions basées sur la nature, à toutes les sociétés et les technologies qui répondent aux problèmes monumentaux de la biodiversité, de la gestion des déchets, de la protection des forêts et des eaux. J’investis aussi dans la santé et l’éducation, dont nous avons besoin pour vivre en société et pour croître.

Concrètement, comment répartir les avoirs en actions, obligations et immobilier?

A Genève, il n’y a sans doute plus une banque qui ne puisse proposer des fonds dédiés à la protection de la biodiversité et de la nature. Je pense qu’ils devraient surperformer ces prochaines années en raison du décalage monumental entre le capital alloué au climat et celui à la nature. Le deux sont interdépendants. Pourtant, il y a 17 fois plus de capitaux investis dans le climat que dans la nature. Cet écart va diminuer à la suite de la prise de conscience intervenue lors des grandes réunions sur la biodiversité. Cette explosion d’investissements pour la biodiversité s’effectuera à l’aide de produits de dettes, des actions, du private equity. Il est également vrai que ces montants en hausse ne garantissent pas nécessairement un rendement élevé.

Comment distinguer entre les investissements sur le climat et sur la nature?

L’environnement s’est jusqu’ici résumé au réchauffement climatique. Depuis 3 à 4 ans, nous avons pris conscience que le climat et la nature ont les deux facettes de l’environnement. On ne peut résoudre l’un sans considérer l’autre. Nous avons compris que les grandes forêts primaires sont de vraies machines à séquestrer le carbone. Nous avons compris pourquoi il faut laisser les mangroves se développer. Il existe par exemple des instruments de dette souveraine très innovants liés à la biodiversité. Des projets publics et privés vont se multiplier en ce sens.