Marché actions en baisse, marché du crédit en baisse, devise en baisse…mais hausse des rendements obligataires souverains: une combinaison inhabituelle récemment vécue aux Etats-Unis qui rappelle l’épisode Liz Truss au Royaume-Uni, et dont les marchés émergents sont coutumiers lorsqu’un climat général de défiance s’installe. Si cela devait durer, l’aversion des investisseurs pour les actifs américains constituerait un risque majeur pour le dollar et les bons du Trésor, principales valeurs refuges mondiales sur lesquelles une grande partie du système financier repose.
Heureusement, le prophète Trump s’est montré rassurant vis-à-vis des marchés financiers, affirmant que «le marché obligataire va bien. Il a connu un petit moment de fragilité, mais j’ai très vite réglé le problème. Je suis très doué pour ça.» Plaisanterie mise à part, la question se pose de savoir quelle direction les marchés vont prendre. Il serait bien audacieux de donner une réponse définitive aujourd’hui. Mais au-delà du bruit, la clé de l’énigme réside dans un seul actif: les bons du Trésor américain.
Monsieur Bond est le nouveau président
Oublions Trump, JD Vance, Musk et la Maison Blanche. C’est désormais le marché obligataire («Bond Market») qui tient les rênes. Si le rendement des obligations du Trésor américain continue de grimper, soit l’administration Trump devra renoncer à sa guerre commerciale (éliminant ainsi la possibilité de futures baisses d’impôts), soit la Fed sera forcée d’intervenir. Les Etats-Unis vivent au-dessus de leurs moyens. En témoignent une dette publique colossale supérieure à 110% du PIB et un déficit budgétaire attendu à plus de 7% cette année. Concrètement, les Etats-Unis doivent refinancer près de 8'000 milliards de dollars de bons et d’obligations du Trésor arrivant à maturité, verser 500 milliards de dollars d’intérêts sur la dette existante et émettre près de 2'000 milliards de dollars de nouvelles obligations dans le courant de l’année. Si, au cours des cinquante dernières années, les Etats-Unis ont pu générer de la croissance tout en masquant la baisse du niveau de vie, c’est principalement grâce à la dette obligataire. Avec la baisse continue des taux obligataires depuis les années 1980, les Etats-Unis ont pu émettre toujours plus de dette et injecter du crédit dans le système financier.
Monsieur Trump, première victime de la guerre commerciale
Pourquoi soulever (de nouveau) la question de la dette américaine? Parce que Monsieur Trump a décidé de mettre fin à la mondialisation, dans sa volonté de raviver le tissu industriel américain (même si les annonces récentes sur les semi-conducteurs sèment le doute sur cette ambition) et de rééquilibrer les comptes publics. Pour atteindre ces deux objectifs, il mise sur une seule arme : les droits de douane. Le problème est que le marché obligataire n’y croit pas. Ces dernières semaines, le rendement de l’obligation du Trésor américain à 10 ans est passé de 3,9% à 4,5%, faisant grimper le coût de la dette. Si les niveaux d’alerte (plus proches de 5,5/6,0%) n’ont pas encore été atteints, c’est la rapidité du mouvement qui interpelle et inquiète.
Les rendements à 10 ans n’étaient-ils pas au-dessus de 5% il y a à peine quinze ans? Oui, mais la situation est aujourd’hui différente. En quinze ans, les Etats-Unis ont accumulé plus de 20'000 milliards de dollars de dette supplémentaires. Sachant qu’ils devront renouveler 10'000 milliards au cours des douze prochains mois, l’administration Trump cherche désespérément à le faire par le biais d’une dette à long terme plutôt qu’une dette à court terme. Mais si les taux d’intérêt sont prohibitifs, l’administration se retrouvera dos au mur. Compte tenu de l’ampleur de l’endettement américain (les paiements d’intérêts sont désormais le premier poste de dépense du budget fédéral), une flambée des rendements obligataires engendrerait à coup sûr à une récession. Une telle situation aurait de nombreux effets négatifs: hausse des taux de défaut, baisse drastique de la consommation par manque d’épargne et impossibilité d’avoir recours au crédit à des taux exorbitants, perte de confiance des ménages en raison de la baisse des actifs financiers et de la valeur de l’immobilier, les deux piliers de l’effet richesse américain.
Qui se cache derrière Monsieur Bond?
Le secrétaire au Trésor américain Scott Bessent, autoproclamé meilleur vendeur d’obligations du pays, dispose de peu de leviers pour faire baisser les taux longs et éviter à Monsieur Trump de perdre la partie. Première option: réduire le déficit américain afin de rassurer les investisseurs sur le statut «sans risque» des bons du Trésor. La probabilité que cela se produise est faible, d’autant que les économies réalisées dans l’administration américaine (DOGE) sont loin d’être suffisantes pour compenser une l’envolée des dépenses publiques. Deuxième option: vendre des actifs physiques (principalement des ressources minières inexploitées) pour rembourser la dette, mais cela ne se produira pas à très court terme. Troisième option: privatiser Fannie Mae et Freddie Mac, ce qui pourrait entraîner une détente des taux longs. Le risque, en revanche, serait une explosion à la hausse les taux hypothécaires, impactant la confiance des ménages et leur consommation. Quatrième option: exclure les bons du Trésor du calcul du ratio de levier supplémentaire (SLR) de la Fed, qui oblige les plus grandes banques américaines à détenir des fonds propres équivalents à au moins 5% de leurs actifs totaux, quel que soit le niveau de risque de ces actifs. Cette dernière mesure pourrait être mise en œuvre rapidement.
Monsieur Powell pourrait également jouer un rôle central dans le sauvetage des taux longs, la Fed ayant acquis une crédibilité importante dans sa capacité à gérer des situations de panique. Si Monsieur Trump ne peut pas imposer un «Fed Put», Monsieur Powell peut de son propre chef décider d’acheter de la dette américaine à long terme. La Fed détient actuellement 14% des obligations souveraines américaines, et rien ne l’empêche d’en détenir 100%. Le mécanisme est connu, c’est le fameux assouplissement quantitatif (Quantitative Easing). Les autorités américaines pourraient aussi choisir d’aller plus loin et de fixer formellement les rendements obligataires, comme l’a fait le Japon en 2016 avec le «contrôle de la courbe des taux».
Nous parions sur la solidité des institutions américaines pour préserver la confiance des investisseurs
Le scénario du pire serait celui d’une incertitude commerciale qui se maintiendrait durablement à un niveau élevé. Cela entraînerait une hausse des rendements obligataires, ce qui pèserait davantage sur les perspectives de croissance, aggravant encore le déficit budgétaire et affaiblissant davantage le dollar. Un tel scénario importerait aussi de l’inflation, ce qui entraînerait de nouvelles ventes d’obligations souveraines américaines. Pour qu’un tel enchaînement se produise, il faudrait que le dollar perde son statut de devise de réserve et de valeur refuge. C’est le souhait de l’économiste en chef de Monsieur Trump, Stephen Miran. Mais au-delà de cet idéal utopique, un effondrement du dollar provoquerait des déséquilibres mondiaux dont bien peu de pays sortiraient gagnants. Heureusement, certains garde-fous limitent le risque d’apparition d’un tel scénario. Les marchés anticipent toujours un assouplissement monétaire significatif (trois baisses de taux de 25 points de base en 2025). Par ailleurs, les anticipations d’inflation long-terme restent relativement stables à ce stade, ce qui réduit la probabilité d’un durcissement du ton de la Fed.
Enfin, les pays en excédent commercial avec les Etats-Unis (autrement dit, presque tous!) n’ont pas réellement d’autres choix que de réinvestir leurs excédents en dollar en bons du Trésor américain. C’est pourquoi nous n’adhérons pas au scénario du pire, qui entrainerait un rejet massif des actifs américains.
Comment se positionner?
Taux américains: ces derniers jours, les maturités courtes (deux ans) sont restées relativement stables, contrairement aux maturités longues (10 ans et 30 ans), qui ont été particulièrement affectées. Le statut de valeur refuge de la dette américaine commence à être remis en question.
Le Canada Pension Plan (504 milliards de dollars d’encours) fait partie des investisseurs qui envisagent de redéfinir leur exposition aux Etats-Unis.
Parallèlement, l’un des plus grands fonds de retraite danois a suspendu ses investissements dans le Private Equity américain. Cette situation justifie une prime de risque plus élevée pour les bons du Trésor américains. Mais cela signifie aussi que cette prime pourrait attirer des investisseurs étrangers, et que le ralentissement économique à venir fera probablement baisser les rendements américains, plutôt que l’inverse. Dans ce contexte, il est logique de privilégier la partie courte de la courbe afin de se prémunir contre d’éventuels mouvements vendeurs sur la partie longue.
Taux européens: à court terme, les craintes liées à la croissance pourraient peser davantage sur l’évolution des taux que l’impact inflationniste des droits de douane. Par conséquent, nous rallongeons légèrement la duration sur les pays Core de la zone euro (Allemagne notamment), tout en restant prudents sur les pays périphériques. Compte tenu des effets inflationnistes à long terme des programmes de relance et des droits de douane, nous privilégions les échéances intermédiaires (5-7 ans) plutôt que la partie longue.
Crédit: nous restons prudents vis-à-vis du risque de crédit, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. Les niveaux de spreads restent bas en valeur absolue, et n’offrent pas une rémunération suffisante pour compenser l’incertitude accrue, la volatilité des marchés et le risque de récession. Nous restons particulièrement à l’écart du High Yield à duration longue. À l’inverse, les segments Investment Grade et High Yield à duration courte devraient continuer à profiter de rendements attractifs.
Actions: si les bons du Trésor sont vendus en raison de l’instabilité persistante, le taux «sans risque» utilisé pour valoriser les actions américaines devra être révisé à la hausse, ce qui augmentera progressivement le coût du capital, un facteur défavorable pour les actions. Par conséquent, nous maintenons une légère sous-pondération sur les actions américaines. Toutefois, la correction marquée des valorisations rend certaines sociétés attractives dans une perspective de long terme. Dans ce contexte, et compte tenu du plan de relance en Allemagne, nous pensons que les actions européennes offrent une meilleure opportunité relative.
Conclusion: éviter le MIQA (Make Investors Queasy Again) à tout prix
Ces derniers jours ont montré que les secousses sur le marché obligataire américain constituaient peut-être le seul levier capable d’exercer une réelle influence et pression sur l’administration Trump. Comme l’a déclaré Monsieur Trump à quelques heures de l’annonce d’une trêve de 90 jours sur les droits de douane réciproques: «Les gens commençaient à se sentir un peu mal. Le marché obligataire est très compliqué.» Personne ne lui a répondu «C’est le marché obligataire, idiot!» (En référence au célèbre «It is the economy, stupid!») mais ce dernier épisode de Trump 2.0 a révélé les limites imposées par les marchés à sa politique. La bonne nouvelle, est que deux choses sont désormais certaines: premièrement, la réussite de Monsieur Trump est étroitement liée à celle du «Bond Market» (marché obligataire). Deuxièmement, le «Trump Put» existe. La mauvaise, c’est que les revirements politiques pourraient se poursuivre encore pendant plusieurs trimestres, et que la formule magique permettant à Monsieur Trump de revenir au score en égalisant 1-1 face au marché obligataire reste à trouver.