C’est en partant à la recherche des secteurs boursiers les plus performants à long terme, sur une base ajustée du risque, que Roberto Magnatantini, gestionnaire de fonds thématiques auprès de Decalia, s’est intéressé aux actions de défense. L’intérêt pour les titres européens de ce secteur a longtemps été modeste à cause des faibles investissements réalisés sur le vieux continent , indique-t-il. Mais à partir de 2014 le conflit en Ukraine a provoqué un changement d’état d’esprit; Roberto Magnatantini, un ancien officier d’infanterie spécialiste de la géopolitique, gère depuis mars 2024 un AMC (Actively Managed Certificate) global sur la défense. Roberto Magnatantini répond aux questions d’Allnews sur les développements du secteur de la défense sur les marchés financiers:
Les enseignements tirés des conflits armés de cette année ont-ils modifié vos perspectives à l’égard du domaine de la défense? Comment évoluera la Pax Americana?
Le premier enseignement est d’ordre géopolitique. Comme les Nations Unies sont affaiblies et les Etats-Unis centrés sur eux-mêmes et sur le Pacifique, les différents Etats peuvent nettement moins compter sur les institutions internationales pour se protéger.
Le deuxième angle est technologique. Les nouveaux conflits emploient des systèmes différents du passé.
Je distingue ici entre l’évolution et la révolution technologique. La seconde, qui fait référence aux drones et à l'intelligence artificielle, est par définition nettement plus rare que la première. Nous assistons à un changement de paradigme dans la défense. Les missiles hypersoniques, malgré leurs performances, ne représentent pas une révolution mais seulement une évolution.
Par conséquent, beaucoup de pays se voient contraints de se rééquiper. La menace militaire s’est massivement accrue, après des décennies marquées par les dividendes de la paix et la perspective d’une absence de guerre, ou du moins l'idée que les Etats-Unis y mettraient rapidement un terme. Le réveil est d’autant plus rude. Or premièrement, les guerres sont réapparues en Europe. Deuxièmement, les Etats-Unis sont réticents à intervenir en Europe.
Qu’en déduisez-vous?
Le résultat est triste. De nombreuses armées sont exsangues. Si l’Europe subissait une attaque de missiles similaires à Israël, il n’y aurait pratiquement pas de bouclier de protection. Nous avons notamment très peu d’intercepteurs de très haute altitude. C’est pourquoi l’Allemagne a passé commande de tels systèmes auprès d’Israël. Les attaques par saturation, qui sont devenues la norme en Ukraine, exigent de gros systèmes et des stocks abondants alors qu’aujourd’hui l’Europe n’a que peu de systèmes et presque aucun stock.
Les plans présentés à l’OTAN sont-ils réalistes? Si l’on veut être réaliste, à quel horizon temporel les objectifs seront-ils atteints?
L’objectif de 5% du PIB consacré à la défense est purement déclaratoire. Il se compose de 3,5% pour la défense et de 1,5% pour le reste. Les Etats ne se sont pas privés de jouer sur les mots en mêlant la défense et la sécurité. Même la santé peut être considérée comme partie prenante de la sécurité. La vraie question est celle des 3,5%. Mais je pense que cet objectif de 3,5% est lui-même sujet à interprétation.
Les pays ont des volontés différentes de se réarmer. Les plus convaincus de la nécessité de se réarmer en Europe sont proches de la Russie, notamment la Pologne, les pays Scandinaves et les Pays Baltes. A l’inverse de l’Espagne et du Portugal, par exemple. Cette diversité de points de vue accroît la pression sur l’OTAN où la coordination n’est pas aisée en l’absence de la coordination du «Daddy» américain.
La tendance est toute de même orientée à la hausse. Si nous prenons l'exemple clé de l'Allemagne, les dépenses de défense se sont longtemps situées en-dessous de 1.5% mais elles ont désormais atteint les 2% et dépasseront rapidement les 3%. Je ne prévois pas de doublement, mais une progression sensible. Le budget alloué à l’équipement va, lui, davantage que quadrupler par rapport à la situation qui prévalait avant 2014.
De plus, les pays les moins préparés au combat, comme la Belgique ou l’Espagne dépensent beaucoup en retraites et en frais de personnel mais très peu en équipements et en maintenance.
«L’industrie de la défense, si elle est bien faite, porte sur des emplois à forte valeur ajoutée et bien rémunérés pour un effort sensible en recherche et développement»
L’effort de défense est-il un investissement?
Si un Etat dépense 50 milliards à travers des achats d’armes étrangers, l’effet de levier n’est pas le même qu’à travers des équipements produits dans le pays. Les pays ayant une capacité de production nationale ou désirant la développer considèrent de plus en plus que c’est une opportunité à saisir dans la perspective d’une réindustrialisation.
L’industrie de la défense, si elle est bien faite, porte sur des emplois à forte valeur ajoutée et bien rémunérés pour un effort sensible en recherche et développement et en investissements. Je rappelle qu’internet et les radars ont été inventés à des fins militaires avant de servir grandement aux domaines civils. L’effort de défense est plus facile s’il conduit à une réindustrialisation.
Qu’en est-il de l’impact électoral?
Deux camps s’opposent. Une partie de la population considère que l’effort de défense n’est pas prioritaire. A l’inverse, certains pensent qu’en réduisant marginalement les dépenses sociales, on pourrait doubler les dépenses de défense. Comme ce dernier a un gros multiplicateur économique, ce point de vue paraît raisonnable. Mais il est vrai que toute réduction des dépenses sociales est impopulaire.
L’augmentation du budget de la défense est donc plus aisée dans les pays dont l’endettement est moins élevé que la moyenne, comme la Suède, la Pologne et l’Allemagne. En revanche, la situation est plus compliquée en France et au Royaume Uni.
Ajoutons que dans certains pays, le gouvernement estime qu’une nouvelle donne surviendra après le départ de Donald Trump et joue la carte de l’attentisme et de la bonne volonté à court terme. A mon avis, ce serait une erreur de penser de la sorte. Je suis convaincu que la menace sur l’Europe est réelle. Il faut se réarmer non pas pour plaire aux Américains mais pour se défendre de façon souveraine. Qui plus est, le basculement des Etats-Unis vers l'Asie-Pacifique est un objectif bi-partisan et une nouvelle administration, même Démocrate, n'y changerait sûrement rien.
Sous l’angle de l’investisseur, les gains dépassent souvent 50% cette année dans le défense. Et les PER sont élevés. N’est-il pas trop tard d’acheter Rheinmetall ou Safran, des sociétés qui n’appartiennent pas à la Tech?
Rheinmetall n’est peut-être pas un disrupteur mais le groupe est très bien positionné et bien diversifié dans plusieurs segments clé de la défense que le marché apprécie. Les performances sont excellentes en Europe et les PER élevés, mais la croissance se poursuivra au moins durant 10 ans. Et les gouvernements européens ne réduiront pas leurs objectifs ces prochaines années.
Les sociétés de défense européennes ont bien performé et pour de très bonnes raisons. L’action Rheinmetall a été multipliée par 17 depuis 2 ans mais les bénéfices vont s'accroître d'ici 2030 d’une même ampleur. Il n’y a pas de bulle même si le risque d'une correction existe. Le marché intègre maintenant une partie des commandes futures mais la hausse de la défense européenne n’est pas terminée.
Nous avons réduit les grands noms européens comme Rheinmetall et Saab, mais nous avons accumulé des titres moins connus comme Exail, un spécialiste de drones sous-marins de déminage. Il existe encore des sociétés passées en dessous du radar, même en Europe.
Qu’en est-il de l’allocation géographique?
L’explosion des cours s’est produite essentiellement en Europe et la défense américaine est restée très en retrait alors qu'elle regorge de nouvelles technologies et d'opportunités. C’est pourquoi l’allocation doit être globale pour profiter des différents relais de croissance.
Il faut aussi savoir que la défense n’est pas soumise à la concurrence globale autant que d’autres domaines. Les pays européens ne peuvent par exemple pas acheter d'avions Russes ou Chinois, indépendamment de leurs qualités. La défense implique une notion de souveraineté à prendre en compte en termes d’investissement.
Nous avons par exemple Mitsubishi Heavy dans le portefeuille. Ce n'est peut-être pas la meilleure société dans son domaine, mais le facteur national joue un rôle et lui procure un carnet de commandes en forte croissance. Le titre a gagné plus de 50% cette année.
Chacun fait l’erreur de partir de la dernière guerre pour anticiper le scénario de la suivante. Est-ce que la suivante se basera sur les drones?
Effectivement, à la sortie de la Première guerre mondiale, les chefs des armées voulaient tous davantage de cuirassés plutôt que de sous-marins, alors qu'il aurait fallu faire l'inverse. Mais personne ne sait exactement ce qui va se passer lors des prochains conflits. Les drones sont par exemple devenus décisifs en à peine trois ans en Ukraine.
«Les performances sont excellentes en Europe et les PER élevés, mais la croissance se poursuivra au moins durant 10 ans».
Quel est le principal acteur dans ce domaine?
Il faut distinguer entre les très grands drones qui ressemblent à des avions de chasse et les drones très légers. Les premiers sont produits par des entreprises très bien établies comme General Atomics, une société non cotée, ou Northrop Grumman. Plus on descend dans la taille des drones et plus le marché est fragmenté.
Dans les drones intermédiaires, on trouve par exemple le Barayktar turc (coût de 1 à 4 million de dollars), appartenant au groupe Turque Baykar.
Les petits drones d'attaque sont quant à eux produits souvent de façon très artisanale, avec des délais d'adaptation extrêmement courts. Les grands acteurs ne sont presque pas présents sur ce marché, car l'évolution est trop rapide pour se prêter à des commandes à large échelle relativement standardisées.
Quels sont les enseignements économiques de la guerre en Ukraine?
La vraie révolution de la guerre en Ukraine tient au fait que les résultats peuvent être excellents avec des systèmes qui ne coûtent que quelques centaines de dollars. Dans la logique occidentale, la qualité prime sur la quantité, ce qui a entraîné une inflation très forte des coûts des systèmes liée à leur excellence et aux faibles quantités produites. De surcroît, la flexibilité et la vitesse de production sont généralement très faibles.
Les Ukrainiens produisent désormais plus d'un million de drones par an. Or aujourd’hui les militaires occidentaux hésitent à l’idée de bloquer des budgets sur des équipements qui seront obsolètes très rapidement. Les petits drones ukrainiens sont mis à jour tous les 1 à 3 semaines. Un exemple d'innovation récente est celle des drones à fibre optique, impossibles à brouiller.
En tant qu’investisseurs, nous sommes prudents à l’égard des producteurs de petits drones. Nous nous positionnons par contre fortement sur les systèmes anti-drones, qu'il s'agisse de systèmes électroniques, cinétiques voire laser. La nouvelle menace n’est plus seulement celle d’un avion mais de plus en plus d’un essaim de drones sorti de nulle part. Nous sommes aussi très exposés aux systèmes anti-missiles, car leur rôle est central comme cela s'est vu tant en Ukraine qu'en Israel et les stocks occidentaux sont extrêmement bas.
L’Etat joue évidemment un grand rôle dans le secteur de la défense. Comment gérer ce risque sachant que l’Etat n’a pas pour but de maximiser les bénéfices des groupes de défense?
Il existe plusieurs types de risques à ce sujet. Le gouvernement français est par exemple actionnaire de Thalès. Ses choix peuvent ne pas être rationnels, par exemple dans ses acquisitions. La plupart des sociétés de défense sont réellement privées, à l’image de Rheinmetall. Le risque ici tient plutôt à la volonté des gouvernements à investir dans la défense.
Enfin, un autre risque réside dans l’étendue des bénéfices possibles. Rheinmetall gagnera bientôt beaucoup d’argent et nourrira l’appétit d’un Etat en quête de financements supplémentaires. Ce risque est déjà connu dans des secteurs tels que le pétrole ou la banque. Or une société de défense peut difficilement se délocaliser.
C’est pourquoi il est crucial d’être bien diversifié au plan global. De récents ETF sur la défense européenne sont très concentrés sur Rheinmetall, avec 20% du portefeuille, ce qui nous paraît disproportionné. Nous avons 4,5% dans la société allemande. Notre principale position aujourd'hui est Palantir, avec un poids de 6.5%. Il y a beaucoup d'opportunités méconnues dans la défense au delà des grands noms qui font les premières pages.
Que représente la défense sur les marchés financiers?
Pour l'instant les fournisseurs d'indices comme MSCI incorporent la défense et l'aéronautique civile. On y trouve donc des sociétés dont la clientèle peut être soit civile soit militaire. Aujourd’hui, le secteur représente 2,4% du marché global des actions. Les grandes positions sont d’abord civiles mais un rattrapage s’effectue de la part des secteurs de défense. Rheinmetall est par exemple désormais la 8e position de l’indice global.
Un autre phénomène émerge. Les investisseurs institutionnels ne peuvent pas se permettre de sous-performer longtemps. Le coût d’opportunité de l’absence de positions dans la défense devient de plus en plus élevé. Quand Rheinmetall vaut 4 milliards et double, personne ne le remarque. Quand sa capitalisation atteint 80 milliards d’euros, cela fait très mal.
Le plus important est que les mentalités sont en train d'évoluer très rapidement face à la réalité d'un monde plus risqué que ce qui avait été anticipé. Les investissements dans la défense sont nécessaires afin de préserver les libertés des pays démocratiques qui se retrouvent aujourd'hui menacés.
Même de grands acteurs qui ont toujours été très focalisés sur l'ESG ont franchi le pas d'investir désormais dans la défense. Les mentalités changent, et avec elles les réglementations et les attitudes à l'égard de la défense. Malheureusement, on a besoin d’une défense si l’on veut garder sa souveraineté. In fine, la défense est le dernier rempart de survie de l’ESG, comme l'a très justement écrit il y a quelques jours une banque d'affaires de la place.