Le point mensuel obligataire de GAMA analyse les dynamiques actuelles du marché obligataire et offre des recommandations pour un positionnement optimal d’un portefeuille obligataire global. Ce mois-ci, notre attention se porte sur le rôle de vigile des marchés obligataires, souvent surnommés «bond vigilantes», comme garde-fous des politiques fiscales.
Depuis plusieurs semaines, les marchés financiers et observateurs sont focalisés sur les résultats à venir des élections américaines mais au-delà de l’identité du prochain président des États-Unis, l’enjeu crucial réside dans la composition du Congrès – monocolore ou divisé. Si la majorité des sondages donne un avantage à Trump sur Harris, les précédentes élections de 2016 et 2020 ont démontré les limites des projections électorales et l'importance de garder une posture prudente. Quel que soit le candidat élu, les déficits budgétaires devraient continuer à croître selon leur programme, avec des orientations distinctes: des baisses d’impôts pour Trump, ou des hausses de dépenses pour Harris.
Graphe 1: Impact des dépenses fiscales selon les programmes de Harris ou Trump
(Source: Committee For A Responsible Federal Budget)
Les marchés obligataires surveillent attentivement ces choix, car un tandem Trump-Congrès républicain pourrait aggraver significativement le déséquilibre budgétaire, déjà éprouvé sous l’administration Biden. Les déficits se sont amplifiés malgré une forte croissance économique, et la charge de la dette en pourcentage du PIB a atteint un niveau inédit, surpassant désormais les dépenses de défense. Ce déséquilibre ne tient même pas compte de la dette hors bilan fédéral qui ne cesse de croître également (e.g. Medicare & Medicaid qui devraient augmenter à 8% du PIB d’ici 2034 selon le CBO).
Graphe 2: Décomposition de la croissance nominale américaine (croissance réelle et inflation) avec déficit exprimé en % du PIB
(Source: Bloomberg, GAMA)
Au-delà des États-Unis, la tendance globale d’accélération de l’endettement se poursuit. Au niveau mondial et en dollars, nous pouvons voir que le rythme d’augmentation annuelle de la dette est passée d’environ 5-6% par année jusqu’à la crise financière de 2008, à environ 7-8% jusqu’à la crise du COVID, avec un rythme qui s’établit désormais à environ 10% par année depuis 2020. Les banques centrales ont multiplié les injections de liquidités, distillées par le système bancaire et les acteurs de crédit non-bancaires avec un total dépassant les 200 trillions de dollars selon le spécialiste de la liquidité Crossborder. Un dollar sur quatre actuellement en circulation a été émis il y a moins de 3 ans, entraînant une hausse marquée des prix des actifs financiers et réels.
Graphe 3: Evolution normalisée en 2003 de la croissance nominale américaine, de la liquidité (M2 ou liquidité mondiale) et de la dette
(Source: Bloomberg, GAMA)
Cette dynamique repose sur un équilibre délicat: pour maintenir une demande agrégée et un équilibre politique avec un certain ciment social, la majorité des gouvernements maintiennent, voire renforcent les déficits budgétaires, pour éviter une chute marquée de la demande, synonyme de récession et possiblement de non-réélection ou du moins d’impopularité. Cependant, cette stratégie entraîne immanquablement une augmentation de la charge de la dette. Aux États-Unis, le ratio de solvabilité, soit la part des revenus fiscaux consacrée au service de la dette, atteint des niveaux records depuis les années 1990, à plus de 20%. Si la dette devait être refinancée aux taux actuels, ce ratio pourrait même dépasser les 30%, un niveau sans précédent depuis la Seconde Guerre mondiale.
Graphe 4: Ratio de solvabilité des Etats-Unis
(intérêt de la dette en % des revenus fiscaux en utilisant les taux effectifs actuels ou de marché)
(Source: Bloomberg, GAMA)
La question centrale reste: jusqu’où cette augmentation des déficits sera-t-elle tolérée? Les banques centrales pourront-elles continuer de s’accommoder de ces déséquilibres budgétaires? Quelles sont les implications pour les marchés obligataires et plus généralement pour l’allocation d’actifs?
L’évolution dépendra de la tolérance des marchés obligataires et du niveau de rendement à partir duquel la pression obligera les gouvernements à réformer leurs dépenses. C’est le phénomène des «bond vigilantes» théorisé par Edward Yardeni dans les années 1980. Yardeni a inventé ce terme pour décrire le phénomène selon lequel les investisseurs sur le marché obligataire agissent comme une forme de «police» des politiques fiscales et monétaires des gouvernements. S’ils percevaient ces politiques comme inflationnistes ou fiscalement irresponsables, ils vendaient des obligations d'État, ce qui entraînait une hausse des rendements et des coûts d'emprunt. Cette réaction obligeait les gouvernements à adopter des politiques fiscales plus rigoureuses, en particulier dans la gestion de la dette et de l'inflation. Yardeni a utilisé ce terme à une époque de forte inflation et de défis fiscaux aux États-Unis, notamment sous l’ère du président de la Fed Paul Volcker au début des années 1980. À son entrée en fonction, le président Bill Clinton a dû également faire face à une pression des marchés obligataires pour réduire le déficit fiscal. Le ratio de solvabilité avait atteint des niveaux similaires en 1994 à ceux que nous avons actuellement. En réponse, Clinton avait mis en œuvre des politiques de réduction du déficit allant jusqu’à rétablir l’équilibre complet dès la fin des années 1990, stabilisant ainsi les rendements obligataires. Aujourd’hui, cette pression se fait de nouveau sentir dans des pays comme la France ou au Royaume-Uni. La France, avec un déficit public au-delà de 6% en 2024 et une dette proche de 120% du PIB, subit la pression des marchés qui réclament des mesures d’austérité. Au Royaume-Uni, le gouvernement de Keir Starmer a dû proposer la plus forte augmentation d’ impôts en 30 ans pour apaiser les marchés obligataires, bien que ceux-ci jugent l’effort encore insuffisant avec une hausse marquée des rendements du Gilt ces derniers jours.
Conceptuellement, nous pouvons dès lors établir deux scénarios: celui de la poursuite de politiques fiscales accommodantes, qui empêcherait la politique monétaire de devenir plus accommodante, maintenant des taux réels à des niveaux élevés et avec un risque d’augmentation des primes d’inflation. Un scénario compatible avec un niveau de croissance intéressante et généralement favorable aux actifs risqués. Le second scenario où les gouvernements réduisent les déficits via une hausse des taxes et/ou une baisse des dépenses. L’impact direct de politiques fiscales restrictives freinerait alors directement la croissance et la profitabilité des entreprises, avec une augmentation du risque de récession mais permettrait à l’inverse d’avoir des politiques monétaires plus accommodantes. Le second scénario serait évidemment nettement plus favorable aux obligations de qualité et à la duration. Si la majorité des observateurs semblent tabler sur le premier scénario, les signes de tensions se multiplient: que ce soit l’augmentation de la volatilité des taux, l’écartement des écarts de rendements entre taux interbancaires et bons du trésor ou encore l’augmentation des primes de terme (rendement additionnel exigé par le marché pour détenir du risque de duration). Paradoxalement, ces signes sont plutôt favorables à la prise de risque de taux puisqu’ils indiquent une préoccupation du marché obligataire qui va d’une certaine manière exercer une pression sur les gouvernements.
Graphe 5: Taux à 10 ans américain et indicateurs de tensions
(Prime de terme, Volatilité implicite des taux, écart de rendement entre 10 ans et taux swap)
(Source: Bloomberg, NY Fed, GAMA)
L’idée que le futur gouvernement américain, qu’il s’agisse de Trump ou Harris, puisse aisément mettre en œuvre une politique fiscale expansive semble de plus en plus remise en question par la réaction probable des marchés obligataires – les «bond vigilantes» sont bel et bien de retour. Tout comme Clinton dans les années 1990, le futur président devra composer avec la vigilance des marchés obligataires, ce qui pourrait initier un changement de régime favorable aux actifs à taux fixes et moins favorables aux actifs dépendant des injections de banques centrales ou dépenses publiques.