Au cours des derniers mois, des milliers de pages web et d’ensembles de données ont été supprimés des sites web du gouvernement des Etats-Unis. Une armée informelle de «sauveteurs de données» a vu le jour pour télécharger, sauvegarder et republier des informations vitales, dont quelque 300'000 ensembles de données sur data.gov, avant qu’elles ne soient perdues. Mais la préservation des données existantes n’est qu’une mesure temporaire. La grande question est de savoir comment les données futures – en particulier les données sur la santé et le climat qui sont essentielles pour orienter les politiques – seront produites et publiées.
Ce problème n’est pas seulement américain. Le gouvernement américain soutient depuis longtemps la production de statistiques officielles dans les pays à revenu faible et intermédiaire. Par exemple, le programme d’enquêtes démographiques et sanitaires (DHS) contribue depuis plus de 40 ans à la production de données d’enquête sur des indicateurs clés comme la santé et la nutrition des enfants dans plus de 90 pays. Ces données ont guidé le développement d’innombrables initiatives précieuses, d’un programme de soutien aux femmes enceintes au Pakistan à une application qui élargit l’accès au soutien pour les victimes de violence domestique en Ouganda. Dix des 17 objectifs de développement durable des Nations unies s’appuient sur les données du DHS pour suivre les progrès réalisés.
L’administration du président américain Donald Trump a désormais suspendu le programme DHS, pour une durée indéterminée, et dissous l’Agence américaine pour le développement international (USAID), qui le gère. Il est urgent de trouver d’autres moyens de produire d’importantes données sanitaires, démographiques et autres données sociales.
Un changement utile consisterait à mieux utiliser les données administratives – les données qui circulent dans les systèmes gouvernementaux chaque fois qu’un nouveau patient entre à l’hôpital, qu’un registre de classe est établi dans une école ou qu’un nouveau bébé naît – plutôt que de s’appuyer principalement sur des enquêtes. Les efforts de consolidation et de rationalisation des principaux programmes d’enquête sur les ménages étant déjà en cours, une plus grande dépendance à l’égard des données administratives nécessiterait simplement un changement d’orientation – et d’investissement – de la part des gouvernements et des partenaires de développement.
Les données climatiques sont également soumises à une pression croissante. L’administration américaine a supprimé ou rendu moins accessibles des ensembles de données dont le monde dépend pour suivre et prévoir les changements climatiques. Dans le même temps, les réductions de financement proposées jettent un doute sur la collecte et l’analyse futures de ces données. Même les données collectées pourraient ne pas être partagées au niveau international, étant donné le retrait des Etats-Unis d’initiatives multilatérales comme le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
L’Union européenne, le Japon et d’autres pays disposent également de vastes programmes de données sur le climat, mais combler le vide laissé par les Etats-Unis nécessitera beaucoup de temps et d’argent, deux éléments qui se font rares. C’est pourquoi des innovateurs sont nécessaires pour concevoir de nouveaux outils et modèles, et pour exploiter pleinement le potentiel des nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle.
Le gouvernement américain ne se contente pas d’effacer ou d’occulter des données; il lance également des propositions qui vise à modifier la manière dont les données sont communiquées. Par exemple, le secrétaire au commerce, Howard Lutnick, a suggéré de supprimer les mesures des dépenses publiques dans le calcul du PIB. Ce changement rendrait plus difficile l’évaluation de l’impact sur l’économie américaine des réductions massives des dépenses fédérales décidées par l’administration américaine.
Les normes établies ont une raison d’être: elles garantissent la fiabilité et la comparabilité des données dans le temps et entre les pays. Le changement proposé par Lutnick compromettrait la fiabilité et l’utilité des comparaisons de PIB entre pays. La communauté statistique internationale doit donc défendre fermement des méthodes et des principes établis de longue date, avec le soutien de partenaires qui reconnaissent l’importance cruciale de cette fonction gouvernementale souvent négligée mais essentielle.
Partout dans le monde, les statisticiens, les spécialistes des données et les défenseurs des données ouvertes élaborent des stratégies et prennent des mesures pour récupérer, protéger et pérenniser les données. Les producteurs et les utilisateurs de données, aux Etats-Unis et ailleurs, peuvent soutenir ces efforts – qui ne seront tout sauf aisés – de cinq manières.
Tout d’abord, ils doivent suivre attentivement l’évolution de la situation. Quels sont les changements annoncés par les gouvernements en matière de politique des données, et à quelle échelle de temps? Lorsque des ensembles de données sont retirés puis remis en ligne, ont-ils été modifiés? Le suivi de ces changements est essentiel pour soutenir les actions de plaidoyer en faveur de la restauration des données essentielles.
Deuxièmement, ils devraient développer des cas d’utilisation convaincants et des alliances de plaidoyer. Les données gouvernementales ne soutiennent pas seulement le progrès social; les entreprises et les systèmes d’IA dépendent également de données complètes et de haute qualité pour l’innovation et la prise de décision. Les grandes entreprises, y compris les sociétés technologiques à la pointe du développement de l’IA, sont des alliés potentiels pour plaider en faveur de la poursuite de la production et du partage de données solides dans tous les pays.
Troisièmement, de nouvelles stratégies de collecte de données doivent être mises en œuvre. Face à la réduction des financements, les pays devraient rationaliser les enquêtes sur les ménages, élargir l’utilisation de sources comme les données administratives et citoyennes, partager les données satellitaires et contribuer à un écosystème mondial de données solide.
Quatrièmement, pour décourager les changements arbitraires qui nuisent à l’analyse et compliquent les comparaisons, les normes de collecte et de publication des données statistiques et autres, comme le PIB, devraient être renforcées et rendues publiques.
Enfin, étant donné que les méthodes actuelles de collecte et de publication des données nationales n’ont jamais été parfaites, les bouleversements actuels peuvent être considérés comme une occasion de collaborer à l’amélioration de la méthodologie et de la gouvernance des données. Tout effort visant à repenser la manière dont les données sont collectées et utilisées devrait mettre l’accent sur la collaboration mondiale et régionale, le partage d’informations et l’alignement des méthodes et des normes.
Nous ne pouvons pas encore prédire l’ampleur et la durée de l’impact des changements dans le paysage des données, ni la manière dont les différentes organisations et institutions y répondront. Mais si nous élaborons dès maintenant des contre-stratégies globales, la communauté mondiale des données pourra faire en sorte que les systèmes essentiels à la prise de décisions politiques judicieuses non seulement survivent à ce qui se produira, mais en sortent renforcés.
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