L’action climatique encore plus nécessaire, mais plus difficile

Jean Pisani-Ferry, Sciences Po

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La contradiction entre ceux qui s’inquiètent de la fin du mois et ceux qui se soucient de la fin du monde ne pourra que s’intensifier.

©Keystone

Les militants Verts en sont convaincus: la crise du COVID-19 ne fait que renforcer l’urgence de la lutte contre le changement climatique. Mais les industrialistes endurcis sont tout aussi convaincus du contraire: la priorité est de réparer les dommages économiques causés par la crise sanitaire, et au besoin, il faudra renvoyer à plus tard le durcissement des réglementations environnementales. La bataille a déjà commencé. De son résultat dépendra le profil du monde de l’après-COVID.

Par bien des aspects, la crise sanitaire fait écho à la crise climatique. Toutes deux mettent en lumière les limites de notre pouvoir sur la nature. Toutes deux rappellent que l’anthropocène peut mal finir. Toutes deux enseignent que nos routines du quotidien peuvent aboutir à des catastrophes. Toutes deux conduisent à écarter les raisonnements linéaires et à réaliser que de petites déviations peuvent entraîner de grands dommages. Comme l’a relevé l’économiste du climat Gernot Wagner, la pandémie est une sorte de réplique en accéléré du changement climatique. Ce n’est donc pas sans raisons que l’opinion mondiale considère, dans son écrasante majorité, que le réchauffement climatique est aussi important que le COVID-19, et souhaite que les gouvernements donnent priorité au changement climatique dans la phase de relèvement de l’activité. 

Les dernières semaines ont mis en évidence
l’étroitesse d’une dualité binaire entre marché et Etat.

La pandémie nous a également fourni un cours intensif sur les effets collectifs des comportements individuels. Chacun de nous a pris conscience que son devoir n’était pas seulement de se protéger lui-même, mais aussi de protéger les autres. Hier encore on pouvait considérer qu’il suffisait, pour s’acquitter de sa dette envers la collectivité, de payer ses impôts et d’effectuer quelques dons. Dans une crise sanitaire, pas plus que dans une crise climatique, on ne peut se borner à payer pour être quitte.

Enfin les dernières semaines ont mis en évidence l’étroitesse d’une dualité binaire entre marché et Etat. Comme l’ont montré les économistes Samuel Bowles et Wendy Carlin, la solution au défi actuel ne peut pas venir seulement d’une bonne combinaison de décrets gouvernementaux et d’incitations de marché. Des communautés dont les membres adoptent un comportement responsable les uns vis-à-vis des autres et s’expriment mutuellement leur reconnaissance est une composante indispensable de la réponse. Même si leur contribution au bien-être collectif n’est pas retracée dans la comptabilité nationale, capital social et normes sociales sont fondamentaux. Après tout, c’est ce que nous exprimons chaque soir en applaudissant à nos fenêtres. Et ceci, à nouveau, s’applique aussi au changement climatique. 

Les points communs sont donc nombreux. Mais en rester là, cependant, reviendrait à manquer la moitié du problème, à occulter la part sombre de l’image, et à ne pas voir que les obstacles qui s’opposent à la transformation de notre modèle seront très puissants dans les temps à venir. 

Préservation du climat et préservation de la santé
mettent en jeu des impulsions fondamentalement différentes.

Pour commencer, l’action contre le changement climatique a, par nature, un caractère global, là où la lutte contre le virus présente un caractère plus localisé. Brûler une tonne de carbone produit exactement le même effet sur la température de la planète, quel que soit l’endroit où elle est brûlée. C’est d’ailleurs pourquoi la lutte contre le changement climatique réclame des accords mondiaux. Malgré les interactions internationales, on ne peut pas dire la même chose de la lutte contre l’épidémie: la prudence individuelle protège les proches plus que les voisins, les voisins plus que les habitants de la même ville, et les concitoyens plus que les étrangers. 

Préservation du climat et préservation de la santé mettent en jeu des impulsions fondamentalement différentes. La première implique que nous nous comportions comme des citoyens du monde responsables, l’autre nous ramène à nos racines locales et au bouclier (souvent imaginaire) qu’offrent nos frontières nationales. Aujourd’hui, 84% des Français défendent l’idée qu’il faut fermer nos frontières aux étrangers. Il n’y a aucune certitude qu’à l’issue de l’épreuve que nous vivons, les peuples se montreront plus enclins à changer leur comportement pour le bien de l’humanité ou des futures générations. Voilà la première source de tension. 

La deuxième tension est économique. Elle sera vive. Quand le confinement prendra fin, les politiques publiques mettront l’accent sur la relance de la croissance et des emplois après le pire effondrement économique en temps de paix depuis la Grande Peste du XIVe siècle. La priorité absolue de tous les gouvernements sera, de manière compréhensible, de s’assurer que toutes les entreprises qui pourront reprendre leur activité se relèveront effectivement, de manière à ce que la crise laisse le moins de cicatrices possible. 

N’en déplaise à ceux qui voudraient faible table rase de l’économie d’hier, cette priorité est difficilement discutable. Dans l’urgence, les garanties de crédit et le maintien du revenu des travailleurs en chômage partiel ne peuvent être que générales, plutôt que conditionnés à des engagements à changer de comportement. Et comme les avions sont cloués au sol et que leurs passagers ont disparu, aucun gouvernement ne souhaite conditionner son soutien aux compagnies aériennes à de futurs changements de stratégie. Pour le moment, c’est l’heure des pompiers, pas des architectes. 

Une nouvelle tension apparaîtra quand nous réaliserons
à quel point nous aurons été appauvris par la crise.

Le bon moment pour infléchir le cours du développement économique viendra un peu plus tard, quand l’investissement repartira et quand l’horizon s’allongera. Sans doute les entreprises seront-elles alors disposées à entendre la voix de ceux qui les auront aidées à survivre. Mais une troisième tension apparaîtra quand nous réaliserons à quel point nous aurons été appauvris par la crise. Beaucoup d’entreprises auront fait faillite et beaucoup de salariés auront perdu leur travail. Il faudra consacrer des ressources supplémentaires au renforcement des systèmes de santé et des industries de la santé, aux dépens de la consommation courante. Et la dette publique – c’est-à-dire de futurs impôts ou une future inflation – se sera accrue de 20 à 30 points de PIB. Des ménages appauvris seront plus réticents encore à supporter les coûts induits par la mise au rebut du capital brun incorporé dans leurs systèmes de chauffage, leurs voitures ou les équipements nécessaires à la production de leur consommation, et son remplacement par du capital vert mais coûteux. Cela signifiera en effet que davantage encore d’emplois seront en cause et que le revenu disponible pour la consommation courante sera encore diminué. La contradiction entre ceux qui s’inquiètent de la fin du mois et ceux qui se soucient de la fin du monde ne pourra que s’intensifier. 

Les avocats de la transition verte ont raison: une fois qu’on aura paré aux dommages immédiats, il faudra prendre appui sur une conscience collective aiguisée pour ne pas manquer l’opportunité d’une transformation de nos économies et d’un changement de nos modes de vie. Mais ils ne doivent ni cacher l’ampleur des obstacles qui s’y opposeront, ni prétendre qu’un tour de passe-passe économique permettra de les contourner. Et ils ne doivent pas occulter les arbitrages qu’il faudra rendre. Si l’on veut avoir une chance de réussir, il faut commencer par reconnaître l’ampleur du défi que nous allons devoir affronter. 

 

Copyright: Project Syndicate, 2020.

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